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2 avril 2019 2 02 /04 /avril /2019 16:13
Ce fut une drôle d'époque - Tumulte - Hans Magnus Enzensberger

"Tumulte", que je ne manquerai pas de conseiller, est une tranche de mémoire du grand écrivain allemand  Hans Magnus Enzensberger, désormais octogénaire bien pesé.

 

Il s'agit d'évoquer une période lointaine, celle de la fin des années soixante, où le déjà reconnu écrivain et poète, flirtant avec ce qu'on appelait la gauche "extra parlementaire" de RFA (alors qu'il avait l'âge d'un prof d'université, pas d'un étudiant), eut l'occasion, renouvelée, de voyager en Russie, d'y trouver une épouse, mais aussi de jouer les globe trotters, notamment à Cuba, mais en réalité un peu partout. De cette période prolifique en voyages, il retient qu'il n'était jamais là quand les choses importantes se passaient, il était comme attiré par une force centrifuge, ailleurs.  Mais de manière étonnante il a vu de très près quelques évènements particuliers, restés dans les annales d'une certaine gauche, qu'il cotoyait à la fois de loin et de près, jamais embrigadé, mais plutôt avec le vice curieux du littérateur.

 

HME utilise un procédé qu'il a déjà usé avec succès dans son livre sur le général allemand Hammerstein, qui devant Hitler, joua au Bartleby ("je préfèrerais pas"), à savoir l'interview fictif. Sauf qu'ici c'est une partie de lui-même qui interroge l'autre, avec force sarcasme. ce qui nous fournit un étrange accès aux ambiguités et à la complexité d'un homme. Il s'agit bien d'un "tumulte", parce que l'époque était tumultueuse, que le conflit intérieur est tumultueux, mais aussi parce que la mémoire l'est. Elle mélange, amalgame, laisse sortir des anecdotes arbitraires, parfois incroyables d'ailleurs. C'est une boîte de pandore qui se réchauffe quand on la sollicite et produit des feux d'artifice désordonnées. La mauvaise foi y participe, le souci d'oublier, le traumatisme aussi, le regret. Mais HME ne donne pas du tout dans le sentimentalisme et le nostalgie. Il se souvient, c'est tout. Le passé, c'est d'abord un réservoir d'histoires.

 

Le livre est donc très magnétisé par l'URSS qui commence son déclin. HME publie un premier chapitre qui reprend sa prise de notes de son premier voyage, en 1963; Il pense qu'on l'a invité peut-être par erreur, ou alors parce qu'il fallait un allemand, et quelqu'un de son  âge, pas compromis dans le passé nazi... Au milieu d'autres intellectuels européens, dont Sartre et Beauvoir tout de même.  Il se rend donc à Léningrad, pour parler des problèmes du roman contemporain. On sait que l'URSS aimait "les idiots utiles", et lec choyait. Il préférait inviter des "progressistes", plutot que des écrivains communistes encartés, qui ne leur servaient pas à faire bouger les lignes et à servir l'image de la Nation.

Chacun joua son rôle, les russes défendirent le réalisme prolétarien, les français le dépassement du toman. La figure d'Ilya Erhenbourg marqua particulièrement notre littéraire allemand, qui s'ennuya, généralement. Puis on se promena dans l'underground de la ville et évidemment on but. Le voyage continua et la délégation fut reçue à Sotchi par le numéro un lui-même, pas forcément au fait des questions littéraires, mais qui insista pour voir la délégation.  La description du moment est passionnante., surtout par l'observation d'un Kroutchev roublard, populeux dans son expression, qui prend l'initiative de parler de l'intervention en Hongrie en 56 alors que personne n'avait posé la question. Il leur parle très simplement d'enjeux immenses : la dictature du prolétariat, c'est terminé, affirme t-il, suite à la déstalinisation (c'est évidemment tout relatif, et patent, en même temps). Il dit son désaccord avec la radicallité chinoise, et son souhait du désarmement atomique, qui a commencé, parce que le rapport de forces le permettait. Il n'y a pas de moment glorieux de la part d'un occidental, et pas d'enthousiasme.  HME conclut que Kroutchev, finalement, fut très utile en "démystifiant le pouvoir" en URSS.

 

Trois ans plus tard HME est à nouveau invité pour un grand voyage à travers le pays, et se lie d'amitié avec son accompagnateur. Pourquoi ? Mystère de la bureaucratie. En effet il y a une institution importante, l'Union des Ecrivains, qui gère tout ce qui concerne les écrivains. Les soviétiques semblent surestimer le poids des écrivains en occident et rédigent des monceaux de fiches sur eux, alors qu'en Russie, la poésie, à ce moment là (dans le livre sur Limonov, de Carrère, on voit cela aussi), est très importante pour le peuple.  C'est une longue odyssée, éprouvante, et où en plus il est nécessaire de boire, beaucoup. Comme on le laisse avec son accompagnateur, avec lequel il s'amuse à corédiger les rapports au KGB... ils en profitent pour sortir un peu des sentiers battus, et HME parvient à voir au delà des chromos, à entrer en contact avec le peuple et son quotidien, avec l'incroyable diversité russe.  Il connaît les grands appartements communautaires, les variations de prix incompréhensibles, les débrouillardises avec les pénuries. Il rencontre la poétesse Margarita Aliguer, qui survécut aux purges contrairement à beaucoup de ses amis, grâce à un poème écrit pendant le siège de Léningrad qui reçut le prix Staline. Mais il rencontre surtout sa fille Macha, qu'il épousera  un jour. L'allemand est frappé par la relative liberté des moeurs qui règne. Il l'attribue à la place que les femmes ont saisie dans la société pendant la guerre, et après, au vu de la fonte des effectifs masculins.  La vie avec Macha sera hachée, difficile, tumultueuse, décevante parfois mais peinant à mourir. Pourquoi ? Parce que Hans Magnus E. vivait un peu son "roman russe" et y tenait, touché par cette tendance de l'écrivain à mélanger quelque peu la fiction et le réel, un peu plus que les autres, ou plus consciemment peut-être.  L'écrivain continuera à aller en Russie. Il y liera connaissance avec une légende vivante, Lili Brik, la veuve de MaIakovski. Il verra aussi, déclamant ses poèmes, sur ses derniers temps de vie, Anna Akhmatova, qui avait survécu à tout.

 

Vient l'interview entre Soi et Soi. Sur la période particulièrement agitée entre 67 et 70. HME effectue alors de nombreux voyages (quand on est sur les listes, ensuite on est invité partout explique t-il), va voir Macha quand il le peut, alors qu'il est marié, et que sa maison à Berlin est occupée par des "communards".

Puis ils se marient à Moscou et tentent de vivre à Berlin. Ca ne se passe pas bien, Macha est frappée d'insécurité, et le traduit sous la forme d'une jalousie envers à peu près tout (pas les femmes, mais les centres d'intérêt de son mari par exemple). Macha part vivre à Londres.  C'est alors qu'une fac américaine du Connecticut propose un poste à Hans Magnus E. Jamais il ne saura pourquoi on s'est adressé à lui. Mais il y est allé, avec Macha  dipômée de lettres, spécialiste de la littérature américaine. Ils tiennent un peu plus d'un trimestre dans cette amérique à la Jefferson. Puis c'est le premier contact avec Cuba, encore pour un congrès, où une surréaliste parisienne âgée botte les fesses d'un mexicain connu pour avoir mitraillé, dans la période stalinienne, le mur de la maison de Trotsky. HME discute avec les cubains comme pas mal d'intellectuels de gauche sur la manière de les aider. On lui fait miroiter des fonctions de formateur. Il croise le Prince du Cambodge à l'hôtel, et celui-ci l'invite dans son pays, où il se rend.  Il transite, mais ne sait plus trop quand, par la Californie où il visite Herbert Marcuse, la star des jeunes gauchistes de ces années là (et l'écrivain de l'"Homme unidimensionnel", un livre majeur. HME raconte une scène où, alcoolisé, il conteste ce titre en disant qu'il était géographiquement faux...). Il passe par Tahiti et croise... Salvador Allende, alors Sénateur socialiste, venu secourir les rescapés de l'expédition où Che Guevara laisse sa vie, en Bolivie, et fait un petit voyage à ses côtés. Tintin est ennuyeux, à côté de lui.

 

Il repart à Cuba, mais il n'y a rien pour lui. Il est logé à l'hôtel par la bureaucratie, mais rien ne vient. Il voit alors se déployer un système où pullulent les organismes encadrant toute la vie sociale. Il parvient donc à en intégrer un, dans l'édition. Tu parles d'une mission révolutionnaire... Il est invité à regarder Castro jouer au base-ball... Puis il le voit dans les meetings géants, interminables, où Castro explique qu'il sait tout sur tout. Un jour HME est même invité dans la ferme personnelle de Fidel. Il assiste à une scène démente. Castro a essayé de fabriquer du camembert... Il le fait goûter à René Dumont, qui lui fait remarquer sincèrement que ça n'a rien à voir avec du bon camembert. Le légendaire agronome écologiste est exclu de Cuba.

 

L'écrivain et Macha, qui de son côté voyait venir avec un sourire ironique ce qu'elle avait connu en URSS, assistèrent aux échecs économiques du régime, dus à une obsession planificatrice glorieuse, où s'illustra (c'est oublié dans sa légende même si les biographies le disent, mais qui lit, qui regarde les posters ?) Che Guevara, quand il était à la tête de la politique industrielle et financière avant de repartir répandre le feu révolutionnaire. Fidel lançait des opérations de plantation, quasi militaires, sans même se préoccuper de la validité des terres concernées. Le politique, dans sa face spectaculaire, avait subsumé le bon sens. La production de fruits et légumes s'effondra. La croisade du sucre, que Fidel décida, par caprice, échoua elle aussi, et pendant ce temps-là la production chutait dans les autres secteurs. Drôle de pays que décrit l'écrivain, à la fois érotisé et homophobe, où les marxistes pratiquent la religion de la Santeria discrètement. (synthèse entre l'animisme africain et le christianisme).

 

HME manque les grands évènements de l'agitation berlinoise. Mais à cette époque, il en est heureux, même s'il est sceptique sur "la révolution" en général. Ce qui lui plaît est la bousculade que subit l'Allemagne corsetée, hypocrite, conservatrice, et la "peur" bourgeoise. Et l'Allemagne devient, après 68, "plus respirable", on y marche moins au pas de l'oie. Comme en France, qui partait tout de même de moins loin.  On a tendance à penser aux reclassés de la révolution, les Cohn Bendit, les Joshka Fischer. Mais HME lui pense aux paumés, quand l'enthousiasme redescend. Les suicidés, les oubliés, les dépressifs, les drogués. Il en connaît, les aide quand il le peut.  Les révolutionnaires ont surtout favorisé la modernisation du capitalisme. C'est une grande leçon : quand on fonce sur un objectif trop évident, il se déplace, et les conséquences ne sont pas celles qu'on espérait.

 

Comme la plupart des gens du milieu de gauche extra parlementaire, il a connu la figure empathique et tragique de Rudi Dutschke, et celle, purement tragique d'Ulrike Meinhof, la seule intellectuelle de la Fraction Armée Rouge. Quand Ulrike, qui milita longtemps légalement, passant à la télévision, figure d'un journalisme rouge, a basculé dans la clandestinité, après une évasion rocambolesque de Baader, elle a débarqué... Chez l'écrivain pour demander un hébergement, qu'il refusa. Sa théorie sur ces gens est qu'ils sont devenus terroristes "par mégarde", chaque initiative les enfonçant un peu plus dans la clandestinité et la nécessité d'aller plus loin. Avec les traînées de sang et les drames qui s'ensuivirent. Il n'y avait aucune chance de convaincre HME de participer à ces folies, car lui avait connu enfant, les encouragements des jeunesses hitlériennes à la violence, et il en était vacciné. HME a écrit à Meinhof dans sa prison, où elle trouva la mort, très certainement par suicide.

 

Je reviens à HME. Sa vie ne lui semble pas, a posteriori, si palpitante. Ce sont les autres qui le sont. Comme cet italien ouvrier, communiste, qui lâche tout pour partir à Cuba aider la révolution., sur suggestion d'un camarade responsable. Arrivé sur l'Ile, on l'ignore. Il part travailler aux champs. Il revient à l'assaut, il veut faire de la politique révolutionnaire, lui, se rendre utile, on l'a envoyé ici, il a tout laissé en plan. Mais on ne l'écoute pas. Un soir, il se retrouve on ne sait comment dans une soirée d'étrangers, et dit qu'il va se suicider.  Il passe à l'acte. On l'enterre dans une fosse commune. Sa famille italienne n'a plus de nouvelle de lui et écrit à une adresse cubaine trouvée par hasard dans une annonce. La lettre parvient aux autorités... Et les seuls qu'on a retrouvés, furent ceux qui avaient un peu aidé l'italien, en l'hébergeant par exemple. Mais comme on n'avait personne d'autre sous la main, ils furent sanctionnés. Ce qui à Cuba en ce moment là peut être signifiant.

 

Loin de Cuba, il y avait d'autres contrées, comme la Suède, où HME était devenu proche de Nelly Sachs, poétesse alemande, nobel de littérature, échappant de peu à l'extérmination par les nazis, contrairement à sa famille, et traumatisée jusqu'à l'affaiblissement presque intégral. Il lui apporte de l'aide, comme d'autres intellectuels.

Il fallut bien quitter Cuba, qui devenait irrespirable, et où le couple sentait qu'ils n'étaient plus forcément les bienvenus, sans savoir vraiment pourquoi. Une amitié, une phrase, et puis ce n'était plus le temps de l'internationalisme à tout crin, mais le gel.  Revenu en Europe HME signa des pétitions pour la libération d'intellectuels dissidents cubains. Il fut donc interdit de déjour. Affaire réglée.  Macha retourna à Londres, et fit des allers-retours avec la Russie. Le roman d'amour russe cessa à l'aube des années 80, par un divorce. La même année, Herbert Marcuse mourait, lors d'un voyage en son Allemagne quittée pour l'exil. C'était une époque. Dansent les images, les sons, les parfums, les visages, les mots, certains devenus, hors de la passion historique, incompréhensibles.

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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