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25 avril 2019 4 25 /04 /avril /2019 01:52
Fuir ce qui ne peut se fuir - Le bleu du ciel -Georges Bataille

« Chaque éclat de la musique, dans la nuit, était une incantation qui appelait à la guerre et au meurtre. Les battements de tambour étaient portés au paroxysme, dans l’espoir de se résoudre finalement en sanglantes rafales d’artillerie : je regardais au loin… une armée d’enfants rangée en bataille. Ils étaient cependant immobiles, mais en transe. Je les voyais, non loin de  moi, envoûtés par le désir d’aller à la mort. Hallucinés par des champs illimités où, un jour, ils s’avanceraient, riant au soleil : ils laisseraient derrière eux les agonisants et les morts. À cette marée montante du meurtre, beaucoup plus acide que la vie (parce que la vie n’est pas aussi lumineuse de sang que la mort), il serait impossible d’opposer plus que des vétilles, les supplications comiques de vieilles dames« .

La guerre la plus dévastatrice de l’Histoire arrive. Bataille le sait alors que trois ans encore les chancelleries occidentales essaieront de s’entendre avec Hitler. Bataille ne fait pas  seulement preuve de  lucidité gépolitique. Il ressent surtout, il l’a expliqué théoriquement, que la civilisation moderne, a refoulé ce qu’elle a de plus dangereux, sans apporter de solution, que ce refoulé pourrit au lieu d’être sublimé d’une manière ou d’une autre, et que des monstres vont en surgir une seconde fois après le premier massacre de 14, transformant le monde en cimetière géant. Il le sait. Il ressent l’immense besoin de décharge d’énergie destructrice qui bouillit. Les revues, les cercles politiques, tout cela, ce sera bientôt fini. La prophétie éclate dans les scènes finales dont est issu l’extrait ci-dessus, rappelant le film le Tambour, décrivant la folie mécanique des jeunesses hitlériennes. « un gosse d’une maigreur de dégénéré, avec le visage hargneux d’un poisson, marquait la mesure avec une longue canne de tambour-major ».Comment tenir quand on voit ce qui arrive ? Et bien on ne peut pas.

Il en est dévoré, lui qui était déjà dévoré par la présence à la vie. En 1935, il se bat, avec des mots, contre le fascisme, mais en son âme, il pressent l’affrontement des armées inévitable. Une violence accumulée devra bien crever la gangue des fébriles conventions sociales, toutes de papier sans valeur. Il écrit donc « Le bleu du ciel« , un roman presque insupportable où il évoque ses dérèglements sexuels morbides, où le lecteur est livré à la haine du personnage principal, c’est à dire l’auteur. Evidemment impubliable à ce moment là. Mais à quoi sert, pense t-il, d’écrire, si l’on ne dit pas toute la vérité ? La vérité c’est que la marée montante de la haine le submerge et le noie. La vérité c’est qu’il voit autour de lui une course à la mort. Comme Jean Renoir (qui le fera jouer… un curé… dans Partie de campagne) voit des squelettes qui dansent dans « La règle du jeu ». Ce roman sera laissé dans un coin, et publié vingt-deux ans plus tard chez un éditeur maudit, Pauvert.

On reconnaît Simone Weil, appelée « Lazare », ironiquement, et dont il perçoit très bien la familiarité avec la mort. Bataille, et le personnage principal et narrateur, l’admirent, la craignent un peu, se confessent auprès d’elle, pour la dégoûter, et ne peuvent s’empêcher de l’admirer et de la regarder avec dégoût. Il y a Michel, qui est sans doute Leiris.

Le personnage principal, c’est Troppmann. Il exprime tout ce que Bataille, qui milite, exsude dans son intimité, qui est insupportable, mais qu’il faut dire, et puis laisser dans un tiroir. Que faire devant l’inexorable ? Fuir de toutes les manières, se perdre. Ca commence avec Dirty (qui ressemble beaucoup à Colette Peignot, la sainteté inversée de Lazare) en Angleterre, où ils se livrent à des excès qu’ils qualifient eux-mêmes d’immondes. Puis retour à Paris, où il continue de sombrer, se heurtant à Lazare, qui le pense malheureux, et qu’il ne parvient pas à totalement révulser. Il y a une autre femme, Xénie, qu’il humilie sans cesse, et qui semble aimer cela et ne pas le supporter. Il tombe malade. Devant tout ce qu’il ressent, de ce monde. Plus au Sud, il y a la côte barcelonaise. Une atmosphère pré révolutionnaire. Michel et Lazare s’y plongent, mais pas Troppman, qui ne peut pas, il se sent étranger, tout en étant aspiré par la violence qui bout. Il continue de se détruire, constamment. L’alcool, la débauche. Il est inconséquent, demande à la fois à Xénie et Dirty de venir. Elles viennent. Dirty aimerait pousser la folie encore plus loin, y enrôler Xénie. Dirty est toute aussi avide que Troppmann de se perdre. Tout le monde est irrésistiblement attiré par la mort, sur les barricades, ou ailleurs. Il se rapproche de Dirty, surtout, et ils partent en Allemagne. Ils copulent dans un cimetière , dans la boue, les chairs ont la couleur de la mort. Ce lieu, c’est l’Europe. Bataille a en une scène montré la légèreté jouisseuse des européens couchés sur leurs propres tombes.

« Le bleu du ciel« , ce ciel qu’on voit déjà traversé par les bombardiers, est donc un curieux chassé-croisé entre des problématiques intimes et mondiales. Comme si Bataille, Weil, Peignot, Leiris, à ce moment-là, se trouvent tous d’une certaine manière au carrefour de toutes les routes. Aucun d’eux n’est plus communiste-stalinien, ils savent ce qui se passe avec Staline. Ils comprennent que la révolution conduit à la mort aussi bien que la contre-révolution. Ils voient derrière les discours, la mort qui s’avance. Surtout Bataille, surtout Colette. Tous deux regardent vers l’étotisme et la mort, tandis que Weil regarde vers le Ciel, l’éternité en Dieu, et n’a pas peur de prendre les armes. Curieux voisinage. Le corps n’est qu’un vaisseau, dans les deux cas. Dont l’usage est différent.

La nécrophilie de Troppman n’est qu’un excès de ce qui flotte dans cette époque où chacun va à la mort en courant les bras ouverts. L’angoisse manifeste à la fois la peur et l’attirance, le conflit. La tension entre les pulsions de vie et de mort, qui synthétise en passion dégoûtante.

« Le bleu du ciel » résonne de manière étonnante et angoissante dans notre temps. Alors qu’on parle d’effondrement, inéluctable. Tout le monde le voit, le dit, le sait. Mais rien ne semble vraiment se réorienter, au contraire même, on sent parfois le désir d’accélérer vers ces moments terribles qu’on nous promet. Comme quand les gens élisent des leaders dits climatosceptiques, mais plutôt certains que leurs héritiers auront de quoi échapper au sort des masses, Comme le pensaient les élites du temps du « Bleu du ciel ». Comment vivre en sachant cela ? Je suis frappé, par exemple, de la sérénité affichée de certains collapsologues. Qui pensent sans doute que de l’apocalypse surgira la renaissance, la seule possible. Bataille n’aspirait pas à cela. Il n’avait pas d’illusion. Il s’efforçait de donner le change, sans doute, en écrivant dans des revues antifascistes, tout en sachant que c’était peine perdue, car partout le désir de mort s’affichait, triomphant. Et Bataille en était parvenu à considérer que de plus, c’était inévitable. Comme le Freud de « Malaise dans la civilisation« , à la même époque. Il est terrible de penser que nous aussi, rions, dansons, prenons du plaisir, les pieds déjà entrés dans un cimetière. C’est ce que l’on nous dit. Je lisais encore aujourd’hui qu’un million d’espèces étaient appelées à disparaître. Une extinction. Bataille est insupportable. Mais Bataille disait aussi la vérité. A ce titre là, il mérite qu’on le regarde dans les yeux. Dans ce terrible regard qui le trahissait

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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