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(Partie 2 de l'article, voir partie 1 article précédent sur le blog)
(...) Un cœur de pensée national socialiste (la critique de Karl Lowith)
C’est un ancien de ses étudiants qui le dit : « Les implications politiques immédiates, c’est-à-dire nationales-socialistes, de la notion heideggérienne de l’Existence, si elles semblent être dépassées par les événements, possèdent cependant une histoire et une portée qui vont bien au-delà de la personne de Heidegger et au-delà de la situation de l’Allemagne entre les deux guerres » avertit Karl Lowith en 1946. Comme quoi, il n’était pas besoin d’attendre des révélations récentes de manuscrits cachés.
La philosophie de Heidegger a en effet, de prime abord, quelque chose d’impressionnant, on ne peut le nier. C’est l’« essai d’une « ontologie fondamentale, c’est-à dire d’une analyse de l’être ayant pour fondement l’existence temporelle, notre Dasein (Être-là) à la fois historique et tout entier lié aux instants particuliers ».
Le projet est ainsi d’écraser, tout simplement toute l’histoire de la métaphysique, de Platon à Nietzsche, et d’en revenir à une pensée de l’Etre, pure.
… Mais les SS aussi, étaient impressionnants.
Donc chez Heidegger, l’existentialiste : exister n’est lié qu’à exister, le pur fait de l’Exister. L’existence constitue l’essence du Dasein (Être là). Telle est la pensée de l’Etre proposée. Il n’y a pas une essence supérieure, et une existence. L’existence est l’essence. La mort de la métaphysique est décrétée.
Alors quoi ? Alors la vie est livrée à elle-même. Et elle veut vivre. Donc s’affronter au péril de la mort, du néant, et s’éprouver dans le combat. Chez Sartre, pour qui l’existence, aussi, précède l’essence, ce sera dans l’engagement. Avec une tentative d’articuler marxisme et philosophie de l’existence.
Le travail de fond de Jean Pierre et Emmanuel Faye sur l’introduction du nazisme en philosophie
En France c’est Jean Pierre et Emmanuel Faye qui ces dernières années ont travaillé inlassablement, dans plusieurs livres (« L’introduction du nazisme dans la philosophie » d'Emmanuel, ou « Le piège : la philosophie heideggérienne et le national-socialisme » de Jean-Pierre) à dévoiler, jusqu’au bout, le nazisme fondamental, actif et philosophique de MH, ver empoisonné dans la philosophie. Ils travaillent eux aussi sur le texte, en plus que sur la biographie, et montrent la cohérence de la pensée avec le comportement pro nazi de l’universitaire. Emmanuel exhume notamment un texte de… 1949 (MH a été interdit d’enseigner jusqu’en 1951), assez effarant.
« Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils sont tués. Ils deviennent les pièces de réserve d’un stock de fabrication de cadavres. Meurent-ils ? Ils sont liquidés discrètement dans les camps d’anéantissement. Et sans cela – des millions périssent aujourd’hui en Chine. Mourir cependant signifie porter à bout la mort dans son essence. Pouvoir mourir signifie avoir la possibilité de cette démarche. Nous le pouvons seulement si notre essence aime l’essence de la mort. Mais au milieu des morts innombrables l’essence de la mort demeure méconnaissable. La mort n’est ni le néant vide, ni seulement le passage d’un état à un autre. La mort appartient au Dasein (Être-là) de l’homme qui survient à partir de l’essence de l’être. Ainsi abrite-t-elle l’essence de l’être. La mort est l’abri le plus haut de la vérité de l’être, l’abri qui abrite en lui le caractère caché de l’essence de l’être et rassemble le sauvetage de son essence. C’est pourquoi l’homme peut mourir si et seulement si l’être lui-même approprie l’essence de l’homme dans l’essence de l’être à partir de la vérité de son essence. La mort est l’abri de l’être dans le poème du monde. Pouvoir la mort dans son essence signifie : pouvoir mourir. Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels au sens porteur de ce mot. »
Que lit-on ici, à travers cette forêt bavarde ? On y voit à la fois, me semble-t-il, toute la sournoiserie du personnage, une audace obscène aussi, à écrire cela après la libération des camps d’extermination (et une confiance dans la naïveté de ses lecteurs, ou dans le nazisme maintenu de nombre d’entre eux en Allemagne). Mais encore une fidélité aux « idées » nationales socialistes (en définitive ni nationales, ni socialistes, mais morbides). On a pu qualifier MH d’ « Hitler en chaire », ici ça se confirme. Le texte évoque les camps d’extermination, indubitablement. Déjà par un euphémisme… On passe de six millions à des centaines de milliers. L’équivalence du projet nazi avec la situation chinoise est effectuée, pour relativiser, ce qui sera toujours au cœur des stratégies négationnistes.
Mais surtout, il y a cette distinction entre mourir, et être simplement « liquidé ». Deux catégories. Deux populations différentes. La mort suppose des conditions, qui ne sont pas réservées à tous, manifestement. Celui qui meurt, véritablement, est sans doute, à ma lecture de ce texte, le combattant, qui va vers la mort, conscient, poitrail en avant, Cet homme est bien un « être pour la mort », comme on nous l’a appris en terminale (sans nous dire ce que ça recouvrait !). La mort est ce qui peut donner un sens à la vie de l’homme, peut le conduire à dépasser le nihilisme, c’est-à-dire le refus de la vie. Aimer la vie, ce serait donc aimer aller au- devant de la mort, aller au-devant de son destin sachant comme le dit une devise dans la série Game of Thrones (permettez-moi cette touche « pop philosophique »), que « ce qui est mort ne peut mourir ». Nous avons là le credo militariste le plus pur, entendu des tranchées de la première guerre à celles de Berlin assiégée. On reconnait aussi la parenté avec le « viva la muerte » des franquistes.
Il y a une grosse différence, me semble t-il, entre une attitude qui vient philosophiquement accepter la mort, juger qu’elle est préférable à l’immortalité, et donc est indissociable de la vie, et un appel à la fuite en avant vers le meurtre de masse, présenté de manière inouïe comme « poème du monde ». On croit cauchemarder, mais non. Au passage notons que MH a toujours recours à la fois au langage obscur du philosophe, qui rend intelligent celui qui croit le comprendre (et le flatte donc le conquiert, avec une goutte d’élévation, au-dessus de la morale plate, des contingences humaines), et à des formules « artisanes » très volkisch, semblant tirées de son observation des nids d’oiseau (l’abri). Il n’hésite pas à se vautrer, par ailleurs, dans la tautologie verbeuse : « Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels » (les autres ne sont rien). Tiens donc. Au passage nous avons la dénonciation de la technique, qui pourrait tenter des gens de gauche mais révèle une haine de la modernité, un fantasme d’un âge d’or allemand. Mais ce n’est pas la technique qui tenait les fusils au-dessus des fosses de la shoah par balles.
Ailleurs, MH écrit que « L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’anéantissement ». Toujours la même dénonciation technique, qui innocente politiquement. Un SS est donc un employé de l’agroalimentaire, rien de plus. Ce genre de comparaison relativiste encore une fois, que l’on retrouve chez certains vegans aujourd’hui, d’où une vraie filiation entre l’écologie radicale antispéciste et le nazisme à mon sens, met donc à équivalence les victimes de l’holocauste et le blé fauché par une moissonneuse.
Il y a donc une continuité nazie chez cet homme. En mai 1933 (il n’a pas le courage des précurseurs…) il adhère au parti nazi, pour lequel il votait auparavant. Voici quelques extraits significatifs de son discours d’accession au poste de Recteur de l’Université de Fribourg, salué par toutes les publications nazies : « L’université allemande est pour nous cette école supérieure, qui partant de la Science, et à travers la Science, formes les guides et les gardiens du destin du peuple allemand, par l’éducation et la discipline. » Son essence est « la volonté d’une mission spirituelle et historique de notre peuple, en tant que peuple se sachant lui-même dans son Etat ». Il appelle à « placer la science » sous « la puissance » de l’existence historique du peuple allemand, son « existence spirituelle et raciale ». Il faut « regagner la grandeur du commencement ». La liberté universitaire doit être bannie, car elle était « inauthentique ». La vraie liberté, c’est « le service du travail » (ce qui nous rappelle l’enseigne sur la porte d’Auschwitz, « le travail rend libre ») et se tenir prêt à un « engagement jusqu’à la mort » dans le service militaire. Il finit son discours par le très sincère : « toute grandeur est dans l’assaut ».
Un peu plus tard à Heidelberg, il s’exprime devant les étudiants, et affirme que leur rôle est de « combattre avec les forces du nouveau Reich ». Il évoque « une race dure ». Dans un « appel aux étudiants », il écrit qu’Hitler est « lui seul, la réalité allemande d’aujourd’hui et de demain, et sa loi ». Dans un appel aux allemands, il évoque une « auto-responsabilité raciste » nécessaire, et de « volonté une de donner son existence totale à l’Etat ». Si nous n’avons pas là la glorification, dès le début du règne nazi, du totalitarisme guerrier et raciste, qu’avons-nous à comprendre ?
Malgré son travail de délateur (infect), la création par ses soins d’un office de la pureté raciale dans l’université, Heidegger aura vite des petits ennuis avec les nazis, dont il reste membre jusqu’en 45 tout de même… Mais c’est par zèle qu’il agace. Ce recteur qui autorise les duels au sabre héroïques… Voudra interdire les associations catholiques d’étudiant comme le furent les juives. Il était temps pour lui de retrouver les sources païennes de l’esprit allemand. Mais Hitler était en train de négocier un concordat avec le Pape. Or le totalitarisme n’aime pas le zélé, qui est toujours un incontrôlé. Il perdra son rôle de Recteur mais restera fidèle au nazisme, jusqu’au bout de son existence, toujours aussi chafouin quand ce sera nécessaire. Les nazis ne lui en voudront pas tant que cela, puisqu’ils lui donneront une place dans la bibliographie officielle du parti, à côté d’Hitler et de Goebbels.
Dans son dernier entretien à un journal, il dit douter de la démocratie, et n’hésite pas à dire que les nazis auraient pu proposer une réponse au règne de la technique, mais que leur pensée était trop « indigente » pour cela… Ils n’étaient pas assez radicaux, sans doute.
En 1935, lors d’un séminaire, il parle de la « décadence », qu’il relie à l’oubli de l’Etre, à la tombée hors de l’Etre. L’oubli de l’Etre (ce que je comprends : l’évidence de l’identité allemande, le sens de la vie qui se trouve dans la mort pour que le peuple vive), conduit à se perdre dans l’Etant (les choses de la vie), voilà le nihilisme qu’il faut combattre. La décadence a commencé quand le rationnel a remplacé le mythe. Quand on a abandonné Homère, et ses récits sur l’héroïsme d’Achille. Bref avec le « logos » (Platon, Aristote).
Il y a une idée de « chute » chez Heidegger, comme chez tous les réactionnaires. Faye évoque d’ailleurs une filiation revendiquée des premiers nazis avec les premières scissions chrétiennes, la gnose, le néo platonisme. Il y a là tout un milieu incertain qui articule l’idée de « chute » en ce moment (ou de l’Etre à l’Etant), et … la détestation du Dieu Juif, que Marcion, scissionniste chrétien de la première heure, ultra paulinien (au sens où il veut radicaliser la rupture entre chrétiens et juifs, séparer les deux Dieux ( voir « les origines du christianisme », ce formidable documentaire de Mordillat et Prieur). Les antisémites du début du XXème siècle vont aller chercher là des références.
Chez Heidegger, le rationalisme est l’ennemi. D’où son inclination pour la poésie comme vecteur de la seule pensée possible. Toute la philosophie rationaliste et ce qui en découle est à jeter aux orties, ou à brûler, comme le font ses élèves dans les autodafés. Dans tous ses écrits, la vie doit subordonner la raison, la mettre au pas. C’est ici qu’il se croit en continuité avec Nietzsche qui vomissait par avance l’idée d’un Etat fort et toute notion d’antisémitisme.
Le nazisme balaie l’usage de la raison, revient au mythe, de la race arienne, en passant par les chevaliers teutoniques. C’est pourquoi Heidegger y voit le grand tournant historique. Il se trouve des excuses en 45 en expliquant avoir saisi une occasion pour créer « une renaissance spirituelle de l’intérieur ». Un beau succès !
Plus profondément, le rationalisme serait un nihilisme, car il oublie l’Etre, ne s’intéresse qu’à l’Etant (nos misérables existences, étudiées par la science médicale, la psychologie, les sciences sociales), et donc transforme l’Etre en néant… Alors vivre, mourir, ça n’a plus aucune signification, par oubli de l’Etre. Les SS eux, sur le front russe, savent pourquoi ils vivent et meurent…
Mais c’est donc toute métaphysique qui est nihilisme. Car la métaphysique part de l’Etant pour interroger l’Etre. La métaphysique s’embourbe dans l’Etant, alors qu’il s’agit d’en venir à une pensée pure de l’Etre (une non pensée, à mon sens). Mais tant que l’Homme est un être de raison… Il est condamné à la métaphysique, et au malheur, à l’angoisse. Alors, que faudrait-il en conclure ? Il faudrait peut-être juste se contenter d’Etre, d’obéir, de se conformer à son « identité » comme on le dit aujourd’hui. De réconcilier la civilisation et l’Etre. Heidegger est un précurseur d’un communautarisme ultra, attaché à la terre. Quand je pense à Heidegger, je pense au fanatisme Hutu, qui finalement, était une pensée de l’Etre. A quoi aura mené Heidegger, qui appelait, ésotériquement, à « entrer dans la clairière de l’être » ? A légitimer au nom de la philosophie – l’amour de la Sagesse – l’entrée des SS dans les villages pour y semer la mort. Voilà le bilan.
Pour conclure, cette discussion pourrait paraître scolastique. Mais non ! Que voit-on aujourd’hui ? La critique de la modernité peut émaner d’horizons très différents, voire antagonistes. Il convient donc de se méfier de la dénonciation, superficielle de la modernité. Elle est comme le miel. Elle attire. Mais pour le meilleur et pour le pire. Il y a un malentendu constant sur les critiques de la modernité, du « progrès ». Le débat désordonné autour de l’œuvre d’un Michel Houellebecq en témoigne, par exemple. Mais on peut revenir aussi à Heidegger et Arendt. Emmanuel Faye, qui a bienheureusement dévoilé le nazisme fondamental du philosophe de la forêt noire, a tenté, ensuite, sans doute face à la violence des contradicteurs, de traquer du nazi dans toute trace de Heidegger. Jusqu’à écrire un livre sur une prétendue complicité entre Hannah Arendt, combattante antifasciste, traquée par les nazis, et dont la philosophie atteint à des sommets de dignité humaine à mon sens, et son Maître et amant de jeunesse. L’argumentaire est tiré par les cheveux, confond les signifiants et les contenus… Qu’Hannah Arendt ait eu du mal à aller jusqu’au bout d’une critique de Heidegger, bien qu’elle opposât l’idée de l’être pour la vie, de la renaissance par la natalité, à celle de l’être pour la mort, c’est sans doute vrai. Elle a laissé cette mission à d’autres, comme son ex-mari Gunther Anders (que l’on a qualifié pourtant aussi d’encore trop heideggérien, au vu de son pessimisme anti technique). Mais enfin comment oublier l’immense travail effectué de sa part pour dévoiler les ressorts du totalitarisme, et pour travailler à une idée contemporaine de la liberté et de l’égalité ? Mais il est vrai que Arendt propose aussi une critique serrée de la modernité (condition de l’homme moderne, Crise de la culture), admirée par des réactionnaires comme Finkielkraut. La catégorie des « anti modernes », ne rassemble pas. Les rassembler sous une même catégorie est une manœuvre permettant de ne pas poser les questions véritables posées par la modernité. Jean-Claude Michéa n’a rien à voir avec un fasciste. Refuser le monde tel qu’il va ne garantit de rien. Méfions-nous des mages et des rebelles. Creusons bien.
(Sources utilisées : L’ontologie politique de Martin Heidegger, de Pierre Bourdieu, Le piège : la philosophie heideggérienne et le national-socialisme » de Jean-Pierre Faye, , Les implications politiques de la philosophie de l'existence chez Heidegger de Karl Löwith (long article), L’imposture Heidegger de Max Vincent (long article), Hannah Arendt, film de Margarette Von Trotta, Les origines du christianisme, de Mordillat et Prieur, série de documentaires, La condition humaine, La crise de la culture, de Hannah Arendt, Nous, fils d’Eichmann, de Gunther Anders)