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26 avril 2019 5 26 /04 /avril /2019 13:45
Jusqu’à lui les philosophes n’avaient fait que philosopher-Pourquoi nous sommes nietzschéens (Réflexions faites) – Dorian Astor (Dir.)

 

Quand j’étais étudiant en lettres supérieures, il y a fort longtemps, je m’efforçais d’accéder à Nietzsche. Et cela ne m’a jamais quitté. Il est impossible d’être nietzschéen je crois, excepté certains héros, rares. Mais sentir la foudre de sa vérité, parfois, c’est tout à fait envisageable à son lecteur.

« Aucun lecteur de Nietzsche, par métier ou par loisir, ne devrait donc pouvoir se dispenser d’un certain ton élégiaque, au sens spécifié par Deleuze : « ceci est trop grand pour moi » » (Dorian Astor)

J’avais vu, en 1991 donc, que des professeurs plutôt médiatiques, avaient pondu un « pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens ». Je m’étais épargné le pensum, ayant déjà lu l’infâme « La pensée 68 » de Ferry et Renault à la plage -infâme parce que plein de bassesse qui ne mérite pas d’être mêlée à la philosophie-, et m’attendant à trouver à peu près les mêmes clichés libéraux « humanistes » de l’époque. Juste quand s’effondrait l’URSS. Ils étaient déchaînés, voulaient en finir avec tout ce qui relevait d’une pensée du soupçon, à propos de l’âme, de la morale, de l’ordre, du langage.

J’ai constaté qu’une entreprise éditoriale avait décidé, tellement plus tard, il y a deux ans, c’est un peu étonnant, de répondre, avec un « Pourquoi nous sommes nietzschéens », sous la Direction de Dorian Astor. M’y voilà. Les contributeurs se demandent donc s’ils « sont » nietzschéens, et comment, développant leur propre rapport de pensée intime au philosophe. Je n’aurai pas cette prétention. Juste celle de me nourrir de son esprit.

Qu’est-ce que qui me nourrit, chez lui, chez qui j’ai trouvé, comme d’autres témoins de l’essai dont je parle, tant d’esprit latin et français, alors qu’on le présentait comme un archétype de l’âpreté allemande, avec son « surhomme » ? D’abord, chez cet homme sans esprit de système, qui ressemble tant à un Diderot, un Montaigne (qu’il aimait) cette idée matérialiste, déjà émise par Spinoza, selon laquelle tout est biographie. L’idée exsude du corps, elle n’est pas fixée derrière les nuages. 

Tous les jours, les pensées de Nietzsche me sautent aux yeux : ce ne sont pas les gens qui proclament des idées, mais les idées qui parlent des hommes (ce qui rend l’opinion si fragile), et ceci Nietzche le dit, mieux que quiconque.

C’est un constat dur à accepter, car il vous conduit à voir la « discussion » pour ce qu’elle est. Un théâtre. « Quelle quantité de vérité un esprit supporte-t-il, quelle quantité de vérité risque-t-il ?» (Ecce Homo). Si peu.

 

Si on ne se raconte pas de fadaise, on parvient du moins à devenir ce que l’on est. Et ici, Nietzsche m’a fait comprendre l’espoir freudien. « Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison. Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est – ce à quoi tu ne veux pas croire – ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi. Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains. Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi (…) Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne, et domine aussi le moi. Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. » (Zarathoustra).

J’ai compris, aussi, que je pouvais penser, parce que j’étais, et non le contraire, mais aussi parce que Dieu était mort. Sans cela, je n’aurais pas eu de pensée angoissante. Comme l’écrit Michel Surya, un de ces nietzschéens affirmés, il fallait donc que « la mort en finisse avec tout ce qui se donne sans fin » pour que nous puissions enfin penser.

Je retrouve aussi cette idée, tragique, à laquelle je tiens beaucoup, selon laquelle vouloir réformer l’Homme par la Raison, comme Socrate, comme la biopolitique aujourd’hui, est une folie. Que nier la vie pour ce qu’elle est au nom de principes abstraits, c’est fou et dangereux. Car la vie, malade, s’exprime tout de même. On doit éviter de pathologiser la vie, surtout. Légiférer contre la prostitution, par exemple, c'est la rendre plus terrible encore. 

J’y reconnais, moi qui ne suis pas artiste, la supériorité de l’art sur la raison. Je le vois encore avec l’incendie de Notre Dame.  Je me reconnais dans ce que Monique Dixaut appelle son « anthropologie sans illusion ». Zarathoustra affirmait : « l’homme est quelque chose qui doit être surmonté ». Qui pourrait le nier, devant la Syrie, le Yemen, et litanies d’horreurs de cet « Humain, trop humain » ? Depuis ma lecture de Nietzsche je n’ai plus jamais utilisé le mot humanisme. J’ai toujours vu Marx et Nietzsche se répondre, quand ce dernier parlait de l’homme, comme un « pont », et Marx de « préhistoire humaine ».

Il y a aussi chez lui, comme chez d’autres que j’admire, la souveraineté de la pensée, au sens où la pensée n’a pas de devoir moral. La pensée doit s’imposer, quel que soit le dérangement qu’elle apporte. Tant pis pour nous si nos pensées nous mènent à l’abîme. A rompre, à marcher seul. A souffrir. Comme le souligne Miguel Morey, les aphorismes ne sont pas fortuits, comme forme d’écriture. Tout est là, sans triche. De la part d’un philosophe qui demande qu’on ne le prenne surtout pas comme professeur. Qui nous secoue, nous prend par les épaules et nous enjoint juste de quitter le « Troupeau ». Rester mobile, garder l’esprit mobile, ne pas se stériliser dans la croyance, avoir « cinq cents convictions au dessous-de soi » (L’antéchrist)

Il est exigeant de le lire, et il nous en avertit lui-même. M’avez-vous-donc compris ? dit-il.  Son génie est non pas de prétendre à la vérité, mais de parler violemment de la vérité comme un problème. « Selon Nietzsche, vérité et concept sont les restes oublieux des métaphores dont ils sont issus » (Frédéric Neyrat). Malaise. Et j’y accède. Non, la vérité n’est pas relative. Elle est. Mais elle ne peut être regardée que depuis un balcon particulier. Ce que les avancées de la science n’ont cessé de confirmer. « Toute nouvelle vérité apparaîtra à son tour comme une erreur car la vie n’a pas toujours besoin des mêmes erreurs » (Monique Dixsaut)

Et de cela, dit le philosophe, nous ne devrions pas nous lamenter, mais en être heureux. Car c’est cette incertitude qui rend le Savoir Gai. Il nous est loisible de rire, et de danser.

Comment ne pas voir ce nihilisme qu’il affrontait, la haine de la vie, la non-acceptation de la vie, de la tragédie de la vie, dans toute notre époque ? Bernard Stiegler le voit dans le transhumanisme par exemple. Moi je le vois chez les vegans ou le néo puritanisme « progressiste ». Qui ne voit l’obsession contemporaine de la culpabilité, et du ressentiment ? Cet acharnement à produire des hommes moyens plutôt que des êtres tragiques. Et c’est ainsi que j’ai compris sa proposition, dénoncée à contresens comme fasciste, de protéger les forts contre les faibles. Les exceptions, les singuliers, contre la massification. Le fort, c’est cet homme qui reste les bras croisés alors que tous lèvent le bras devant Hitler. Le faible, c’est Goebells. Le fort c’est Jean Moulin, qui refuse comme Préfet de se mettre à genoux, alors qu’on torture, une première fois, tandis que ses collègues accumulent du pouvoir en se mettant au service de l’occupant. Le faible, c’est l’avorton, obligé de se donner à une cause fanatique et haineuse, pour oublier ce qu’il est, retourner sa honte d’être contre le monde entier. Hitler était un peintre raté, un architecte raté. Ces gens étaient des faibles et c’est de leur faiblesse que vient le désastre. Des masses aussi, se laissant violer, et conduire à la boucherie.

Quoi de plus urgent que de protéger l’exception, oui, alors que comme le dit Stiegler, les algorithmes nous remodèlent ? Nous ramènent à la moyenne. Les écoles veulent bâtir de la moyenne, toujours. Les grandes écoles produisent des mainates, du conformisme. Alors que nous avons besoin d’intempestif.

« est nietzschéen quiconque considère que vivre n’engage aucune position quant à l’être ou quant au devenir (…) mais seulement quant à la création en tant qu’elle fait assaut contre ce qui est, c’est-à-dire donné comme déjà là ».

 

 

Moi aussi, j’ai trouvé des principes éthiques… étrangement, dans Nietzsche. Des repères quant à ma propre liberté aussi. La liberté c’est de ne pas rougir. C’est bien difficile, mais tellement vrai. Atteindre à la liberté d’autrui, c’est d’abord le condamner à la honte. Je ne suis pas libre. Mais je sais de quoi je devrais pouvoir me libérer. Comme Avital Ronnel, j’ai été frappé par le discours de Nietzsche sur l’amitié. Face aux chrétiens, il dit ironiquement qu’il s’agit de préférer son lointain à son prochain. Mais quoi de plus vrai aujourd’hui ? Alors que prévaut le narcissisme des petites différences, le choléra identitaire, l’esprit de troupeau, et que pour sauver ce monde nous devrions considérer comme le dit Deleuze qu’il commence très loin, là-bas. Sur le cercle arctique ou en amazonie.

 

La vérité de la vie n’est que dans la création. « C’est seulement nous qui avons créé le monde qui intéresse l’homme » (Le Gai Savoir)

Et dans la difficulté, dans la souffrance, nous pouvons nous tourner vers lui, qui a souffert. Que nous conseille-t-il ? De dire oui, quoi qu’il en soit.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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