« C’est seulement la conscience de l’origine juridique, politique – et plus tard théologique – du vocabulaire des savoirs de l’Occident qui pourra permettre de libérer la pensée des liens et des signatures qui l’obligent à avancer presque aveuglément dans une unique – et sans doute malheureuse – direction. »
GIorgio Agamben
Pour entrer dans le vif du sujet, depuis ma vingtième année exactement, je ne crois pas au libre arbitre, d’un point de vue philosophique, ce qui m’a confirmé que les mots n’étaient pas forcément des choses (ce qui implique qu’on ne laisse pas notre destin au langage, comme le dit la citation ci-dessus d’Agamben). Je crois au déterminisme, au chaos des causes dissimulées derrière la fiction d’un Je souverain, détaché de ce qui le précède toujours, incalculable, le devenir. Il n’y a pas d’acte gratuit comme dans « Les caves du Vatican » de Gide, mais il n’y a pas non plus d’acte réellement « choisi » au sens où ce serait une entité indépendante qui choisirait librement (mais à partir de quoi, bon sang ?). Il suffit à mon sens de se regarder vivre au quotidien pour le reconnaître, à travers nos automatismes. Nos hésitations sont l’expression de conflits entre des causalités, dont celle de la faculté de juger, une cause comme une autre. Ça lutte, ça calcule, ça délibère en nous, entre des flux convergents ou antagonistes. La croyance en un libre arbitre est nécessairement liée à celle d’une âme unique, singulière, d’origine céleste, logée en nous, capable de se détacher des impulsions du corps, de l’inconscient, des instincts, du social…. J’ai une vision plus matérialiste de l’existence, qui précède l’esprit et le tue en mourant (sauf à travers les legs des œuvres et des souvenirs). Mes premières approches de Spinoza ont été très éclairantes à ce sujet, et il me semble que si on doit lire un seul livre de philosophie dans sa vie, c’est son Ethique (illisible pour qui n’aurait pas lu de philosophie avant d’ailleurs). Fut décisif aussi, un essai de Schopenhauer sur le libre arbitre, qui le « fracasse », à sa façon habituelle. Je me souviens surtout d’un moment important, des propos d un professeur de philosophie, qui en lettres sup nous avaient presque tous notés sèchement, car nous étions tombés dans le piège suivant en commentant un texte (de Camus ou de Dostoïevski je ne me souviens pas) qui nous avait, pour la plupart, conduit à conclure que sans l’idée de liberté interne, alors celle de responsabilité s’effaçait, et que la notion de justice humaine s’effondrerait. Que nenni nous explique le Prof, en prenant l’exemple du serpent qui vous mord. Il vous mord en tant que serpent déterminé, saisi dans un schéma de causalité. Ce n’est pas par choix souverain qu’il vous mord mais parce que c’est son rôle de serpent.
Il y a cette blague sur le scorpion qui demande à un buffle de lui faire traverser la rivière. Le buffle renâcle en disant « tu vas me piquer ». Le scorpion explique qu’il est rationnel, et qu’il ne veut pas se noyer lui non plus. Le buffle accepte, et au beau milieu de la traversée, le scorpion le pique. « Pourquoi ? » demande le buffle. « On ne se refait pas » répond le scorpion. Si un serpent ou un scorpion vous menace, nous n’allez pas lui imputer de faute morale, vous n’allez pas lui reprocher son choix, même s’il peut vous dégoûter, mais l’écraser pour vous protéger. Vous ne le laisserez pas vous mordre parce qu’il est déterminé en tant que serpent. La justice peut ainsi être fondée philosophiquement sur la protection de la société, sans avoir besoin de recourir à la fiction du libre arbitre, qu’elle utilise aujourd’hui, en tant qu’institution d’une société libérale où chacun est en responsabilité. On peut ainsi désigner des responsables, sans croire à la responsabilité sur le plan philosophique. Car c’est une nécessité de survie du social. Bien évidemment, cela nous pose une question : devrait-on alors, si notre droit était déterministe, continuer de différencier ceux qui agissent dans le discernement et les autres, renvoyés vers le psychiatrique ? On remarquera que ces derniers sont eux aussi enfermés pour défendre la société. Même si je crois que tout le monde est déterminé, le Sage comme le fol, je crois qu’il est nécessaire de reconnaître que le délire existe, et donc de pratiquer une distinction. De plus, le déterminisme est une philosophie, le libre arbitre est une philosophie. On ne sait pas, finalement, qui a raison (même si je pense que c’est Spinoza, Nietzsche, Freud, Marx, plutôt que Kant).
Pardon pour ce long préambule… J’ai vu que Giorgio Agamben, que je connais peu, s’est repenché sur la question de la culpabilité dans « Karman, court traité sur l'action, la faute et le geste », en revenant aux sources du droit romain, et au bouddhisme. C’était pour moi une question réglée, sur laquelle je construisais, mais j’ai eu la curiosité d’aller y voir.
C’est difficile à lire, car j’ai été trop paresseux pour apprendre le latin sérieusement et je n’ai pas appris le grec. Or le livre est truffé de réflexions sur l’étymologie latine et grecque. Mais j’y ai cependant trouvé mon chemin et retrouvé des clairières où mes autres lectures, et l’observation de mon propre comportement, quand j’étais plus jeune, m’avaient mené.
Agamben nous dit que ce qui est en cause dans un procès, c’est « la cause », « ce qui cause » le litige. On remarque la polysémie du mot « cause ». « Ce qui est “mis en cause” est par là même appelé à fournir des raisons. ». Donc l’Histoire des idées va notamment chercher cette fameuse cause.
Le concept de « faute » « a d’abord le sens général d’imputabilité et indique qu’un fait déterminé doit être ramené à la sphère juridique d’une personne, qui doit en supporter les conséquences. ». Que la faute soit volontaire ou commise par imprudence (« j’ai pas fait essssprès » disent les enfants). Le coupable est fautif. Il n’est pas nécessairement « la cause ».
Bien évidemment il faut en venir au Procès de Kafka. On peut l’interpréter de beaucoup de manières, mais l’une d’entre elles, juridico-philosophique, est que devant notre impuissance à isoler la cause, nous sommes toujours fautifs.
Néanmoins, dans les textes juridiques les plus anciens du droit romain, la notion de faute n’apparaît pas, il y a lien entre une action, et une conséquence, qui donne lieu à procès.
Ce n’est qu’ensuite que le droit va créer un lien entre action et faute, puis entre faute et nature du Sujet qui la commet. Ainsi naîtra le fautif, qui n’aura pas seulement commis une faute, mais on le sait bien dans notre manière de parler aujourd’hui est un délinquant, est un criminel, est un être antisocial. Sa faute le définit en tant que Sujet.
Carl Schmidt, ce juriste nazi à l’éducation catholique, tellement lu par les penseurs de la gauche radicale, tel Mouffe, Laclau (pour sa vision de la politique comme distinction entre amis et ennemis), ou Agamben, affirme que le droit est obligé de considérer un « mal » auquel il s’oppose. Ce mal appartient à un processus interne au criminel, qui s’objective extérieurement. Si une balle tue un homme, ce n’est pas la propriété physique de la balle qui est en cause, mais l’intention de tirer sur l’homme. Sa « mauvaise volonté ». Pour en arriver à Schmidtt, il a fallu des controverses dans la pensée occidentale, que les catholiques ont fini par résoudre.
Pourtant le discours religieux lui-même concède sans l’assumer qu’il y a un souci dans cette notion de « faute », quand il utilise la notion de pêché. Pêcher signifie effectuer un « faux-pas », ce qui ne présuppose pas de notion de volonté.
Il fut un temps où la part de violence, et même de vengeance, contenue dans la loi était assumée. C’était la Loi du Talion. Cela avait le mérite de la franchise.
A travers l’évolution du droit romain, la sanction fut considérée comme une défense contre la virtualité de ne pas respecter la loi. Une défense de la Loi. La loi précise ce que l’on risque si on se met « hors la loi ». Ainsi la Loi se protége, elle est d’une certaine façon inviolable. La loi se sanctifie. Cela est le produit d’un développement historique
Il n’existe pourtant aucun délit qui se définisse indépendamment de la sanction qui le suit. Donc Agamben considère que l’on ne se met pas « hors la loi », puisque la légalité est indissociable de la sanction. « Le droit consiste essentiellement dans la production d’une violence licite, c’est-à-dire dans une justification de la violence. »
Dans le droit romain, il y a toutefois l’idée que l’illégalité ne débouche pas nécessairement sur la sanction, mais sur l’ineffectivité de l’acte, sur le plan légal. L’acte n’est pas advenu, il est sans effet. C’était une autre voie pour le droit.
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On en vient au bouddhisme et au "crime".
Reprenons le fil : le crime est l’action sanctionnée, qui a été imputée. Mais d’où vient ce mot de « crime » ? Benveniste, le linguiste, rapproche « crime » du mot sanskri « Karman », qui signifie « action ». Une bonne action mûrit dans un bon fruit, une mauvaise dans un mauvais fruit.
« Selon les bouddhistes, le karman n’est pas l’action extérieure, matérielle, mais l’intention ou la volition qui détermine l’action même. Le fruit, quant à lui, est une conséquence pour ainsi dire automatique, involontaire de l’action consciente, éthiquement indifférente ». Le crime serait ainsi un passage à l’acte, mais la notion de faute n’apparaît pas.
C’est la théologie chrétienne qui a trouvé le concept de volonté libre pour donner un fondement éthique à la sanction de l’action. Cette notion de volonté n’est pas présente chez les grecs, d’après Jean-Pierre Vernant. L’helléniste « a attiré l’attention sur le fait que le concept moderne de volonté ne présuppose pas seulement une orientation de la personne vers l’action, mais implique une prééminence accordée au « sujet humain posé comme origine et cause productrice de tous les actes qui émanent de lui ». Ce qui explique que les animaux pouvaient être jugés, et même les objets, chez les grecs, qui n’avaient pas recours au concept de volonté.
Et ici, cette sublime phrase.
« À la prééminence accordée par les modernes à la volonté correspond dans le monde antique un primat de la puissance : l’homme n’est pas responsable de ses actes parce qu’il les a voulus, il en répond parce qu’il a pu les accomplir. »
Dans la vision tragique des grecs, la volonté n’a pas sa place.
C’est Aristote, polémiquant comme souvent avec ses prédécesseurs Platon et Socrate, pour lesquels on ne peut pas ne pas vouloir le Bien (et il est vrai que même les nazis parlaient du « bien », ils ne célébraient pas « le mal », disaient que leurs atrocités étaient tournées vers le Bien de l’humanité) qui va inaugurer une forme de volonté en parlant de la puissance comme puissance de de pas faire.
Pour les théologiens, Aristote est une référence qu’ils ne cesseront d’utiliser, jusqu’à d’ailleurs ce qu’elle se retourne contre eux (Avicenne le premier laïque est avant tout un relecteur d’Aristote).
Pour les pères de l’Église, il « s’agit en somme de transformer un être qui peut, comme l’est essentiellement l’homme antique, en un être qui veut, comme le sera le sujet chrétien »
Le terme « libre arbitre » (liberum arbitrium) surgit alors. Il est censé traduire les expressions grecques autexousion, « qui a pouvoir sur soi », et to eph’hemin, « ce qui dépend de nous ». Mais ils en détournent le contexte. Les grecs utilisaient ces expressions pour évoquer l’usage de la liberté politique dans la cité. Les chrétiens vont utiliser la notion de libre arbitre de manière morale, et afin de préciser à quoi l’on doit imputer les actions.
Alexandre d’Aphrodise, chrétien, exégète d’Aristote, ferraille contre les stoïciens, contre leur idée de destin. Il leur oppose précisément « ce qui dépend de nous ». Et comme dans cette classe de jeunes étudiants où j’étais, que j’ai évoquée au début de cet article, il en vient à l’idée qu’il faut mauvaises actions à punir sinon les lois s’effondrent. Le destin est opposé à la responsabilité.
L’humanité a donc, entre le moment grec et le moment chrétien, évolué du « je peux », au « je veux » qui se mue en « je dois ».
Dans d’autres écrits, Agamben a théorisé la notion de « dispositif ». La volonté apparaît ainsi comme un dispositif. Elle permet de fixer la responsabilité des actions humaines. L’Homme est présenté comme quelqu’un qui se prononce face à l’opportunité d’une bonne ou une mauvaise action, se prononce par rapport au juste ou à l’injuste. Sont évacuées du champ de la compréhension des actions humaines, des manifestations telles que « le désir, l’inclination, la ferveur, le goût, le caprice ». Tout procède de cette fameuse « volonté ».
Mais il y a un souci…. « Vouloir » est en soi un verbe vide. On ne peut pas que « vouloir ». On veut toujours quelque chose. La volonté en soi n’existe pas. Tout fonder sur un verbe vide pose tout de même problème.
Les chrétiens ont réalisé une séparation entre la puissance et l’acte. Ils ont aussi soumis la puissance à la volonté. La pensée grecque n’était pas morte quand les chrétiens ont commencé à répandre leur théologie. Et les grecs d’alors ne comprenaient pas cette idée de volonté. Pour eux, la notion d’acte gratuit de volonté, coupé d’une nécessité, d’une nature, était inconcevable. Cette coupure est chrétienne. Chez les chrétiens Dieu a voulu. Ce que les païens ne peuvent pas saisir.
Il s’ensuit que l’homme, comme on le sait, est lui aussi pourvu par Dieu d’une volonté libre. On en vient à cette absurdité chrétienne : l’homme est « celui qui veut fait l’expérience de pouvoir ne pas vouloir ». L’Homme peut s’opposer à sa puissance, par sa volonté. Cette phrase n’a aucun sens, elle utilise deux fois le verbe pouvoir.
Le pouvoir est donc censé s’annuler par lui-même ?
Kant, ce théologien déguisé, selon Schopenhauer dira : « On doit pouvoir vouloir ».
Ainsi l’occident s’est enfermé dans une compréhension de l’acte comme fruit de cette fameuse volonté hypothétique, et mal définie. Mais... qui a l'avantage politique de bien circonscrire la faute. Les faits divers ne sont alors que des faits divers, ils ne provoquent pas une immense remise en cause du monde qui mène jusqu'à eux. Si le petit Gregory meurt, c'est parce qu'il y a un coupable à localiser, fautif, mais qui s'intéresse à l'affaire voit que c'est toute une anthropologie, toute une région, toute une Histoire, qui conduit au passage à l'acte. Et cela, c'est dangereux, certainement, de le considérer.
Nous en arrivons aux finalités. La volonté est bien justifiée par des fins, sinon elle est absurde. Or, chez les épicuriens par exemple la notion de finalité n’est pas nécessaire. Ce qui est né engendre son usage, dans « de la nature » de Lucrèce. Les chrétiens vont encore utiliser Aristote, le finaliste, qui présente le Bien comme fin suprême. Dieu est ainsi le souverain bien et il est la source de toute finalité.
Mais il est temps de revenir à Bouddha. Pour sa part, il ne propose pas de lien entre l’action, la volonté, l’imputation à un sujet. L’action est comme une roue, et « si ceci est, alors cela est ».
Le rapport du Soi avec ses actions n’engage pas moralité ou immoralité, ni ne discerne moyen et fin. On peut le comprendre en se référant à la danse. La fin est l’acte même. Il n’y a pas de résultat à la fin. On peut même dire que dans le geste, il n’y a pas de fin en soi. Il n’y a ni fin ni moyens tournés vers une fin. Il y a peut-être un pur moyen.
On en revient à la puissance grecque :
« la danse est la parfaite exhibition de la pure puissance du corps humain, de même on dirait que, dans le geste, chaque membre, une fois libéré de sa relation fonctionnelle à une fin – organique ou sociale –, peut pour la première fois explorer, sonder, et montrer sans jamais les épuiser toutes les possibilités dont il est capable. »
La danse nous donne l’idée d’une conception de l’agir humain où l’on n’impute pas à une volonté une culpabilité. Les actions sont des gestes, qui échappent à la compréhension par les fins et moyens et donc auquel le jugement ne peut s’appliquer. L’agir humain est ainsi appréhendé dans son mystère propre. Ce qui nous éloigne des simplifications de la morale influencée par des siècles de christianisme.