La philosophie a approché la danse, qui lui semble de prime abord si lointaine que ce lointain est bien entendu signe du familier. Il y a Nietzsche, pour lequel, il me semble, c’est tout à fait spécial, puisque toute son œuvre pourrait se résumer à un précepte selon lequel on devrait danser la vie. Nous ne pouvons donc pas l’utiliser pour approcher la danse, puisque la danse semble l’aboutissement de toute sa philosophie.
Et puis il y a Paul Valéry, bon lecteur de Nietzsche. Valéry dont on ne souligne pas assez le génie (il n’a pas été là où on l’espérait pendant la seconde guerre mondiale, ce vieux Monsieur, allant avec Pétain déplacer les cendres de Napoléon aux invalides), et qu’on semble considérer comme une sorte de Sacha Guitry. Or Valéry est un très grand penseur, et un de nos plus grands stylistes, comme son temps en produisait (je pense à Péguy, et à Proust, évidemment). Il a écrit un tout petit texte incisif, en hommage à une danseuse de flamenco. Qui a pris le titre de « philosophie de la danse », mais le génie de Valéry n’avait pas besoin de beaucoup d’espace pour s’exprimer. Qu’en ai-je retenu, moi qui cherchais pourquoi j’aimais danser et voir « danser les gens » comme Philippe Katerine, certain qu’il y avait là une signification spirituelle, et qui avais cherché des textes à ce sujet ?
Valéry disait que la danse était une affaire sérieuse, d’abord. La danse était créatrice d’un espace-temps particulier. Pourquoi danser ? D’abord, on revient à Nietzsche (plus tard à Bataille qui reprendra cette idée très fortement), l’humain doit composer avec une surabondance de forces. Ce qu’il a à effectuer ne suffit pas à exprimer son potentiel s’il se laisser aller aux exigences du quotidien (Valéry parle sur un plan qualitatif. Il ne parle pas de la surabondance chez le mineur de fond épuisé). « L’homme s’est aperçu qu’il possédait plus de vigueur, plus de souplesse, plus de possibilités articulaires et musculaires qu’il n’en avait besoin pour satisfaire aux nécessités de son existence et il a découvert que certains de ces mouvements lui procuraient par leur fréquence, leur succession ou leur amplitude, un plaisir qui allait jusqu’à une sorte d’ivresse. ».
Donc Valéry regarde une danseuse, et il sait qu’elle en sait plus que lui-même sur la danse, qu’il est bien obligé de la regarder en philosophe. Valéry dans tous ses textes est conscient des limites de l’exercice de pensée.
Il a ainsi recours aux concepts. Celui du temps, d’abord, qui préoccupait fort son époque, Bergson et surtout Einstein. Et la danse crée une forme du temps, ou met en forme du temps. La danseuse semble s’inscrire dans ce temps qu’elle crée, et il n’y a plus rien autour. C’est bien d’un autre monde qu’il s’agit, et c’est cela qu’on nous montre, comme dans la poésie.
Le pas logique suivant est de se demander quelle est la spécificité de ce monde : c’est qu’il n’y a pas de différence entre les moyens et les fins. Ce qui est libérateur.
Ce monde ne ressemble pas au nôtre. Dans le nôtre, quand nous voulons quelque chose, nous allons au plus simple. La ligne droite est toujours la plus courte. Dans la danse, non. Alors de quoi s’agit-il ? Nous avons déjà dit le mot « poésie ». Et bien pour Valéry, la danse est la poésie du vivant en action. La danse fait subir à notre savoir du corps ce que la poésie fait au langage. La poésie déforme le langage à travers des figures, et la danse effectue des figures qui déforment l’action du corps vivant, aux mêmes fins poétiques. A savoir faire apparaître d’autres mondes.
Julia Beauquel a bien lu Valéry, mais son livre est titré « Danser, pour philosopher », ce qui est l’inverse de « philosophie de la danse ». Il ne s’agit pas seulement de penser la danse, mais de montrer en quoi danser c’est aussi philosopher (il resterait à montrer en quoi philosopher c’est danser, et là c’est tout Nietzsche). Julia Beauquel est philosophe, mais à la lire on comprend qu’à la différence de Valéry, elle est aussi danseuse, manifestement, ou l’a été. Sa manière de penser la danse s’en ressent, utilise ce savoir, dont Valéry, qui a son génie pour lui, et un style avec lequel la philosophe contemporaine ne pourrait rivaliser, sait qu’il est dépourvu.
Pourquoi danser ? C’est la même question posée autrefois par Valéry qui inaugure le livre. La danse est à la fois cause et conséquence. On danse pour s’éclater, on s’éclate alors on danse
Valéry disait que plus rien ne semblait exister pour la danseuse et Julia B. note en effet qu’ « on se sent plus que jamais présent à soi-même. » Malgré l’ivresse. La danse procure une puissance d’être redoublée. C’est pour cela que Nietzsche l’aime, en élève de Spinoza.
Pour autant la danse est elle une manière de philosopher, d’être ami de la sagesse ? Alors qu’elle paraît futile, qu’elle fut qualifiée comme telle par une partie de la pensée antique.
Oh que oui. D’abord parce que le danseur atteint une exigence du sage : se suffire à soi-même. Il n’a besoin que de son corps et du sol.
Sagesse aussi, dans la réconciliation des fins et des moyens, dont parlait Valéry. La paix plutôt que la tension. La danse en finit avec les scissions et les oppositions, et ici on doit citer cette belle phrase :
« Par une sorte de pouvoir indomptable, le fait de danser déjoue, en quelque sorte, les considérations binaires tranchées sur le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le laid, le juste et l’injuste, le permis et l’interdit et même l’art et la vie. ».
Julia B cite évidemment le lien de la danse avec le sexuel, l’érotisme, et le romantique. Pas assez ce me semble. Il n’y a qu’à regarder les animaux, ou une piste de danse dans une boîte de nuit, ou la manière dont nous dansons, aujourd’hui. Ou encore la danse du ventre orientale, ou celle des Massaï, face à face, pour se choisir mari et femme.
Julia B construit tout son livre sur le refus de la distinction entre l’esprit et le corps. Elle revient à la fameuse scène de "Bande à part" de Godard, où l’on voit Claude Brasseur, Anna Karina et Sami Frey répéter une danse et sautiller. Ils sont en phase, mais quand ils s’arrêtent se déconnectent franchement les uns des autres, une voix omnisciente expliquant leurs mouvements internes divergents. Est-ce à dire que la danse cacherait une pensée intérieure avec laquelle elle serait déliée ?
Non, pense la philosophe.
Plus un humain est capable de ressentir, à travers l’expérience du corps, plus il s’offre d’opportunités de penser. La danse est ainsi la manifestation du mariage indestructible du corps et de l’esprit.
« Toute danse est à la fois corporelle et mentale, émotionnelle et sentimentale ; elle met en jeu des capacités qui sont aussi esthétiques et cognitives que physiques et motrices ; elle manifeste par l’intensité et la longueur des chorégraphies la puissance et la faculté de mémorisation des danseurs. »
Loin de la tradition platonicienne selon laquelle le sensible est mensonger, la danse doit être appréhendée comme une forme de philosophie. Le « connais-toi toi-même » est familier au danseur, qui est à la fois corps sujet et corps objet, rectifiant ses positions sans cesse, devant son miroir ou à la demande du chorégraphe.
Le danseur est confronté sans cesse à des exigences philosophiques. L’auteure évoque fréquemment le film « Black Swann », où la danseuse (Nathalie Portman) est déchirée entre le dionysiaque et l’apollonien. Elle doit jouer le cygne blanc et le cygne noir. Petite fille enfermée par sa mère, elle n’arrive pas à incarner le cygne noir, elle est enfermée dans la perfection technique apollonienne. Par absence de sagesse par ailleurs, elle sombre dans un perfectionnisme qui la conduit à la paranoïa et à la folie. Le cygne noir n’est pas celui attendu. Il est celui de la haine et du ressentiment. Le chorégraphe (Cassel), lui conseille de vivre un peu, pour explorer les dimensions dionysiaques, qu’elle ne pourra pas aborder techniquement mais qu’elle devra incarner.
La danse, comme dans « Black Swann » encore, nous confronte aussi à la question de la souffrance et de sa nécessité, ou de son absurdité, selon les points de vue. Certains jugent absurde, désuet, inhumain, la discipline imposée aux ballerines. Souffrance à cacher.
« Aucune peine n’est censée transparaître qui ferait déchoir l’angélique ballerine de son monde surnaturel. »
Mais s’en prendre à la douleur est mésestimer la nécessité vitale de l’art, qui réclame la souffrance, si cela est nécessaire. Sinon pourquoi s’y adonner ?
« Aussi les douleurs physiques de l’action dansée paraissent-elles préférables, de ce point de vue, à la souffrance morale de mener une existence morne et médiocre. ». Ici le stoïcisme s’oppose à l’hédonisme.
Mais parmi les danseurs, certains ont pris d’autres directions. La danse moderne a rompu avec cette conception spartiate, et du coup explorent d’autres possibilités dans l’espace-temps.
« Les artistes modernes et contemporains affichant sans équivoque leur préférence pour la pesanteur et le relâchement »
La danse est alors plus sincère. « Le corps a un poids », la danse moderne joue des déséquilibres plutôt que de l’illusion de la pureté.
La danse est un exercice spirituel difficile.
« garder à l’esprit les éléments tous ensemble, sans jamais en négliger un seul : les contraintes successives dictées par la voix, les sensations corporelles correspondantes produites par l’imagination, et la respiration indisciplinée qui tend à se bloquer à la moindre résistance et à notre insu. Pour ne pas perdre le fil de ce prenant voyage, il faut veiller à ne pas s’attarder ici ou là ».
La même vigilance que le penseur.
Être juste dans ses gestes, c’est comme chercher à être juste dans les pensées, les formulations. Être juste, c’est la tempérance des philosophes, ne pas aller trop loin ou pas assez loin (« tu es en retard » dit le chorégraphe). Il y a sagesse, aussi, dans le fait de ne pas s’oublier, de s’enfermer dans les pensées. Il y a sagesse, de ne point ruminer en permanence.
Mais c’est avant tout le retour de la philosophie, oui, à l’amour de la sagesse. Contre Descartes. Je n’ai pas besoin d’hypothèse, ni de dire « je pense donc je suis ».
« mon existence fait peu de doute lorsque mes poumons s’emplissent et se vident, que ma peau sent la fraicheur du parquet et que parviennent à mon ouïe les soupirs des danseurs qui m’entourent et le ton ferme de mon guide. Aucun « malin génie » fictif ne semble tromper cette douleur à la hanche, ce fourmillement de l’auriculaire gauche ou cette légère décharge électrique parcourant mes vertèbres dorsales. La mise entre parenthèses du monde extérieur, partielle, ne m’éloigne pas du réel mais a pour fonction et pour effet de m’y ancrer ».
A travers l’activité de danser nous abordons les questions philosophiques les plus cruciales. Qu’est ce que qui me meut ? Qu’est-ce qui passe à l’action ? Qu’est ce que ce « je » ? Quelle est la différence entre vouloir et faire ?
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Pour prolonger la réflexion de Valéry sur le temps, l’auteure montre que le danseur dompte le temps, s’en fait un ami, apprend à vivre au présent, et accepte l’éphémère, toutes exigences des philosophes.
« la danse s’inscrit et disparaît dans l’inéluctable succession d’instants qu’est l’existence en ce monde. » et plus loin cette très belle phrase : « Le danseur le sait bien : rien ne se produit pour qui demeure immobile. Aucune promesse d’avenir n’est faite à qui se fossilise. Le vent ne porte avec douceur que ceux qui savent rester légers. Ne faut-il pas perdre sa vie pour la garder ? »
Et puis il y a cette relation de communication avec le spectateur. Intense. Unique. Et de corps à corps. Cette communication implique de la part du spectateur une réflexion philosophique. La danse n’est pas que narration, non.
« Nous sommes émus parce que quelque chose « nous parle », non pas avec des mots et des paroles – du moins, pas principalement –, mais avec des mouvements frappant nos sens et des chorégraphies secouant nos affects aussi bien qu’ils stimulent notre perception et éveillent notre goût pour l’interprétation (…) le corps humain est porteur pour nous d’un sens. »
La danse permet ainsi, philosophiquement, de dépasser la différence entre esthétique et connaissance.
Il ne s’agit donc pas de philosopher sur l’art, mais de s’emparer de l’art pour vivre et philosopher.