Annie Lebrun avait fort bien saisi, dans son essai "du trop de réalité", cette censure par la démesure qui caractérise notre époque. Tout étant là, tout le temps, rien ne saurait se créer d'incontrôlé. Désormais elle chemine, encore, en opérant le lien avec la notion dé "déchet". La culture est traitée comme les travailleurs, et comme les productions. Elle est jetable. Elle a d'ailleurs une fascination pour le débris, qu'elle recycle en oeuvre d'art, comme pour le célébrer. L'art tend à devenir un "présent sans présence".
Après avoir atrophié notre imaginaire, en imposant son imperium, le trop plein d'images, de discours, d'esthétique, qui nous précède, en vient à nous désensibiliser. Annie Lebrun, en voit comme exemple, dans "Ce qui n'a pas de prix", l'indifférence qui règne dans les couloirs des musées d'art contemporain.
L'extension du "soft" power sur les êtres continue. C'est une guerre contre ce qui ne peut pas être financièrement valorisé. Sur ce qui n'a pas de prix, ce que Rimbaud appelait dans "Solde", cette "immense opulence qu'on ne vendra jamais". C'est ainsi qu'un artiste, Anish Kapoor, s'est acheté l'exclusivité d'une gamme de noir absolu. Privatisée. Un noir, ce qui n'est pas fortuit, qui ne laisse apparaître aucune aspérité. Un noir totalitaire.
La complicité de l'artiste-entreprise dans cette conquête du champ de création de valeur d'échange est patente. Dans leur obstination à renier la beauté, et même la laideur. Bref, à nous laisser indifférent, passif. Comme ces sacs "Da Vinci" élaborés par Jef Koons et la maison Arnault, signes de richesse digérant l'art pour créer de la pure valeur d'échange. Un journaliste repitilien a osé parler au premier dégré de "méditation sur l'art en forme de sac".
L'art contemporain intègre cette "stratégie du choc" dont parle Naomi Klein, dans la mesure où cherche à vous faire taire. Il est avant tout un discours, qui tait tout autre discours, celui d'une critique possible, elle-même intégrée à l'oeuvre, digestible., dans son cynisme. Une autre de ces recettes de choc est le gigantisme. Un art de la sidération. Un art où la sensation est subsumée par le sensationnel. C'est le nihilisme violent de l'entrepreneur Damien Hirst, découpant des morceaux d'animaux pour les placer dans des blocs transparents, plein de formols.
Le signe de la soumission de l'art à l'argent est le continuum entre l'industrie du luxe et l'art. Que l'on a récemment vu dans la précipitation des mécènes à sauver la France au nom de Notre Dame, cette France qui est le socle symbolique de toute leur création de valeur. Pour eux, ne nous y trompons pas, Notre Dame est une "externalisation positive" de la France.
Bien évidemment, cette transformation de l'artiste en entrepreneur pur, associé du milliardaire du luxe, se déguise derrière un pseudo discours subversif, se réfère à Dada et aux avants-gardes. Mais le geste de Marcel Duchamp, bouleversant l'Histoire de l'art en détruisant son platonisme, n'avait de sens qu'une fois. Sa répétition inlassable n'a plus rien de subversive. Elle a tout d'un snobisme "distinctif", qui éblouit les gogos. Préempter la subversion, dans ce qu'elle a de purement formaliste, tout en ne laissant aucun espace à la possibilité de négation, voila la tendance de l'art néolibéral. " De l'engourdissement à la paralysie", des magazins de jouets aux couloirs des musées soumis aux grandes tendances du "marché" de l'art, c'est la laideur et l'insensibilité qui triomphent, et la lutte contre l'imaginaire. La lutte contre le négatif, la critique, s'exprime dans le lisse, l'absence d'aspérité. Elle trouve son prolongement dans les corps épilés, dégraissés,
Il y a bel et bien une guerre entre ce qui a un prix et ce qui n'en a pas, qui subit les assauts de la marchandisation. Elle s'exerce à travers le "pillage" des contre cultures, par la mode, l'élimination des cultures populaires (déjà, Pasolini...); Les jeans tombant ont été volés au geste de solidarité des jeunes noirs des ghettos imitant leurs potes en prison qui ne portaient pas de ceintures. Le marché a récupéré jusque là les formes d'expression autonomes.
Dans l'érotisme, l'imaginaire est saisi d'une part entre un porno injonctif et de l'autre côté le néo moralisme progressiste qui l'étouffe. Complices.
Tout est vidé de son contenu pour que la liberté ne puisse s'y engouffrer, jusqu'au marquage des corps par des tatouages insignifiants, similaires, "signifiants sans signifiés" (tatouages tribaux coupés de leur signification). Tout est vidé de sens, et Cartier, enrichi par les mines de l'apartheid, célèbre les arts premiers par sa "fondation".
Impuissanter, voila la logique du pouvoir. Imposer des tyrannies sans tyran (dirigées par des élus, aux ordres de forces immatérielles anonnymes), un art sans beauté, une esthétique sans possibilité d'être critiquée, un monde saturé, sans imaginaire, une passivité fondée sur la stupéfaction anésthésiante et l'irrespirable. La beauté, la laideur, leur négation, sont aussi des affaires de pouvoir.
Il est difficile de se confronter à la lucidité d'Annie Lebrun. Mais elle ne croit pas que l'Histoire terminée, même si nous vivons de sombres temps. Car "Déjà, trop d'êtres s'écartent de la route qu'on leur avait assignée, trop de mouvements n'ont pas trouvé leur forme, pour que rien ne bouge dans le paysage, fût-ce sur fond de catastrophe annoncée". D'abord, "ne pas se tenir auprès des vanqueurs".