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31 mai 2019 5 31 /05 /mai /2019 19:32
Portrait du croyant en Quichotte – Le sentiment tragique de la vie – Miguel de Unamuno

 

Avant de parler de son livre essentiel, « Le sentiment tragique de la vie » (1902), de Miguel de Unamuno, il n’est pas inutile de rappeler l’épisode du fameux discours de Salamanque, son dernier, devant l’amphithéâtre envahi par les franquistes soulevés. Le philosophe, Recteur de l’Université a alors 73 ans. C’est un « existentialiste chrétien » dit-on. A ce titre, il est mis à l’index par les catholiques et par les anticléricaux. Au début, il eut des sympathies pour les factieux, car il était inquiet du radicalisme révolutionnaire, les destructions d’Eglise et les meurtres de prêtre, puis il vit les massacres fascistes, et s’en dégoûta, au point de leur tenir, face à face, le discours que voilà, parfaitement suicidaire, qui en dit long sur l’absence totale de corruption de la pensée dont il était capable. Un discours où refleurissent certains passages de son vieux livre de 1902), sur le sentiment tragique de la vie, comme son attachement à la figure de Don Quichotte. Hugh Thomas, un des historiens « classiques » de la guerre d’Espagne relate ainsi cet épisode, effarant :

« Il y avait là, le Docteur Pla y Deniel, évêque de Salamanque, et le général Millan Astray, le fondateur de la Légion Etrangère, qui était à l'époque un conseiller très écouté de Franco, même si à titre non officiel. Son bandeau noir sur l'oeil, son bras unique, ses doigts mutilés, faisaient de lui un héros du moment ; quant au fauteuil de la présidence, il était occupé par Unamuno, le recteur de l'Université. Cette réunion se tenait à moins d'une centaine de mètres du quartier général de Franco, installé depuis peu dans le palais épiscopal de Salamanque, sur l'invitation du prélat. La cérémonie d’ouverture fut suivie de discours (...). Au fond de l'amphithéâtre, quelqu'un lança la devise de la Légion Etrangère : Viva la Muerte ! Alors, Millan Astray cria son habituel mot d'ordre pour exciter la populace : "Espagne !". Un certain nombre de gens répondirent : "Une !". Il reprit : "Espagne !" "Grande !" fit en chœur l'assistance. Mais, quand Millan Astray poussa son dernier "Espagne !", ses gardes du corps hurlèrent "Libre !". Quelques phalangistes en chemises bleues firent le salut fasciste devant la photographie sépia de Franco, accrochée au dais au-dessus de l'estrade. Tous les yeux étaient maintenant fixés sur Unamuno, qui, ce n'était un mystère pour personne, haïssait Millan Astray, et qui se leva pour prononcer le discours de clôture. Il déclara : “Vous êtes tous suspendus à ce que je vais dire. Tous vous me connaissez, vous savez que je suis incapable de garder le silence. En soixante-treize ans de vie, je n’ai pas appris à le faire. Et je ne veux pas l’apprendre aujourd’hui. Se taire équivaut parfois à mentir, car le silence peut s’interpréter comme un acquiescement. Je ne saurais survivre à un divorce entre ma parole et ma conscience qui ont toujours fait un excellent ménage. Je serai bref. La vérité est davantage vraie quand elle se manifeste sans ornements et sans périphrases inutiles. Je souhaite faire un commentaire au discours pour lui donner un nom, du général Millan Astray, présent parmi nous. Laissons de côté l’injure personnelle d’une explosion d’invectives contre basques et catalans. Je suis né à Bilbao au milieu des bombardements de la seconde guerre carliste. Plus tard, j’ai épousé cette ville de Salamanque, tant aimée de moi, sans jamais oublier ma ville natale. L’évêque, qu’il le veuille ou non, est catalan, né à Barcelone. On a parlé de guerre internationale en défense de la civilisation chrétienne, il m’est arrivé jadis de m’exprimer de la sorte. Mais non, notre guerre n’est qu’une guerre incivile. Vaincre n’est pas convaincre, et il s’agit d’abord de convaincre ; or, la haine qui ne fait pas toute sa place à la compassion est incapable de convaincre…On a parlé également des basques et des catalans en les traitant d’anti-Espagne ; eh bien, ils peuvent avec autant de raison dire la même chose de nous. Et voici monseigneur l’évêque, un catalan, pour vous apprendre la doctrine chrétienne que vous refusez de connaître, et moi, un Basque, j’ai passé ma vie à vous enseigner l’espagnol que vous ignorez. (Premières interruptions, « Viva la muerte ! » etc) Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes oreilles comme «A mort la vie ! » Et moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que je trouve répugnant ce paradoxe ridicule. Et puisqu’il s’adressait au dernier orateur avec la volonté de lui rendre hommage, je veux croire que ce paradoxe lui était destiné, certes de façon tortueuse et indirecte, témoignant ainsi qu’il est lui-même un symbole de la Mort. Une chose encore. Le général Millan Astray est un invalide.Inutile de baisser la voix pour le dire. Un invalide de guerre. Cervantès l’était aussi.Mais les extrêmes ne sauraient constituer la norme. Il y a aujourd’hui de plus en plus d’infirmes, hélas, et il y en aura de plus en plus si Dieu ne nous vient en aide. Je souffre à l’idée que le général Millan Astray puisse dicter les normes d’une psychologie des masses. Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès qui était un homme, non un surhomme, viril et complet malgré ses mutilations, un invalide dis-je,sans sa supériorité d’esprit, éprouve du soulagement en voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millan Astray ne fait pas partie des esprits éclairés, malgré son impopularité, ou peut-être, à cause justement de son impopularité. Le général Millan Astray voudrait créer une nouvelle Espagne – une création négative sans doute- qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi qu’il le donne inconsciemment à entendre. (Nouvelles interruptions » A bas l’intelligence ! « etc.) Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Malgré ce qu’affirme le proverbe, j’ai toujours été prophète dans mon pays. Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit. »

Il y eut un long silence. Autour de la tribune, des légionnaires menaçants commencèrent à se resserrer autour de Millan Astray. Son garde du corps braqua son fusil-mitrailleur sur Unamuno. C'est alors que la femme de Franco, Dona Carmen, vint au-devant d'Unamuno et de Millan Astray, et pria le recteur de lui donner le bras, ce qu'il fit, et ensemble, ils se retirèrent discrètement. Ce devait cependant être l'ultime allocution publique d'Unamuno. (...) Le conseil de l'Université "demanda" et obtint sa révocation du rectorat. Unamuno mourut le coeur brisé, le dernier jour de 1936.

 

C’est dire que nous lisons un homme qui ne triche pas

A ma lecture, Unamuno m’apparaît comme un continuateur très doué de Blaise Pascal, essentiellement. Un redoutable adversaire de l’athéisme, car il s’y attaque avec de vrais arguments, et comme Pascal il ne commet pas l’erreur de nier le rôle de la raison dans la vie humaine (comprenant que cela est vain).   Dans « Le Sentiment tragique de la vie », Miguel de Unamuno continue me semble-t-il la réflexion des « pensées » (il ne le dit pas mais fait référence fugace à la grandeur de Pascal), à une autre époque. D’ailleurs l’auteur dit que son livre est un livre de tourment et de douleur, pour les mêmes raisons qui tourmentent les jansénistes pascaliens, à savoir leurs affres devant le silence de Dieu.

 

Qu’en est-il de la foi et de la raison ?  Voici le propos.

 

Le livre commence comme un livre écrit par un matérialiste authentique. C’est très étonnant, et en même temps pas du tout si l’on considère que Pascal était aussi un scientifique. D’où sans doute cette appellation d’existentialiste chrétien qu’on a appliquée à Unamuno. Il se place sous des auspices spinozistes et même nietzschéens, vitalistes.  L’humanisme est abstrait, il transforme l’Homme en idée.

 

Or, avant tout l’humain veut persévérer dans son être. Il veut vivre et ne veut pas mourir. Il ne supporte pas l’idée du néant, c’est pourquoi il veut être éternel, et c’est pourquoi il a besoin de la religion. Les idées religieuses apparaissent comme l’expression d’un désir vital inextinguible.

 

Et là, c’est carrément du Nietzsche mot pour mot, :

« Ce n’est pas nos idées qui nous font optimistes ou pessimistes, c’est notre optimisme ou notre pessimisme d’origine physiologique ou au besoin pathologique, l’un autant que l’autre, qui fait nos idées ». Le corps, la santé, la maladie, voila la source de l’esprit, des idées. Nous n’avons des opinions que pour justifier nos actes, ce n’est pas l’esprit qui les provoque. On ne s’attend pas à voir un discours chrétien après avoir lu cela. Et pourtant c’est ce qui va suivre !

L’auteur enfonce le clou. Kant ? Il a inventé l’impératif moral pour sauver l’idée de l’âme immortelle et d’origine divine. Il voulait survivre. ‘Tout le reste est un escamotage de professionnel de la philosophie.’  La raison, la philosophie, ne sont que les fruits du besoin de connaître pour vivre. Et La raison « doit sa genèse sans doute au langage », elle est donc un produit social.

 

Unamuno est du côté de Spinoza contre Descartes. « Je suis, donc je pense (…) Y-a-t-il par hasard une connaissance pure, sans sentiment, sans cette espèce de matérialité que lui prête le sentiment ? » D’où vient la religion ? Unamuno est croyant, mais il fait comme Pascal, il acte l’existence de la raison, les doutes légitimes que notre matérialité fait courir sur l’âme, par exemple, et les soucis qu’elle pose à la religion. Alors il s’efforce de résoudre l’équation.

 

Il y a d’abord cette faim de vie. De se perpétuer. Et elle veut conquérir, souhaite s’étendre à l’infini de l’espace et du temps. Mais il y a la mort, et « toute religion est issue historiquement du culte des morts, c’est-à-dire de l’immortalité. ». L’homme est « un animal garde-morts. Et de quoi les garde-t-il ainsi ? Contre quoi les protège-t-il, le pauvre ? La pauvre conscience fuit sa propre annihilation ».

 

Unamuno a bien raison de dire que le premier objet de la religion n’est pas de dominer, cela viendra après, c’est secondaire, et je suis d’accord avec lui, le premier objet est de conjurer une angoisse terrible (c’est pourquoi nous devons respect aux croyances à mon sens, elles rappellent notre humaine condition et sa difficulté). La science qui dit que rien ne se perd ne console pas de la mort. « Pauvre consolation ! Je n’ai cure ni de ma matière ni de ma force, puisqu’elles ne sont pas miennes tant que je ne suis pas moi-même mien, c’est-à-dire éternel. »

 

Unamuno revient sur un moment passionnant de l’histoire religieuse, la querelle entre Anathase et Arius. Le premier a vaincu, en imposant l’idée de l’essence divine de Jésus. Celui-ci ne pouvait plus devenir un simple Sage. Ce fut le concile de Nicée. L’Eglise érigea en dogme la résurrection par le Christ et le sacrement de l’Eucharistie, le corps du Christ étant le tramway pour l’immortalité.

 

Mais la Raison est là, nous avions besoin d’elle pour vivre. Et elle nous fourni pas la confirmation, bien au contraire, de l’immortalité. A la place, elle ne propose rien pour nous consoler.

 

« l’histoire tragique de la pensée humaine n’est au fond que celle d’une lutte entre la raison et la vie ».  Au contraire de Nietzsche Unamuno ne voit pas dans la religion, donc, une haine de la vie, mais le symptôme même de la vie qui veut absolument perdurer.

 

Cette angoisse, ce désespoir ne pas savoir, concerne même les athées. « Par désespoir on affirme, par désespoir on nie, par désespoir on s’abstient d’affirmer et de nier. Observez la plupart de nos athées, et vous verrez qu’ils le sont par rage, par rage de ne pouvoir croire qu’il y ait un Dieu. ». Ce n’est pas tout à fait faux, les athées conséquents sont parfaitement conscients du vide laissé par ce Dieu qu’ils pensent pure fiction.

 

Disposer de raison conduit le croyant à douter. Unamuno concède que ce qui le trouble le plus, c’est d’imaginer une vie après la mort, ce qui paraît un non-sens (personnellement je trouve en effet, que c’est un non-sens complet). « Car, même après avoir vaincu, par un effort puissant de foi, la raison qui nous dit et nous enseigne que l’âme n’est qu’une fonction du corps organisé, il nous reste à nous imaginer en quoi peut consister une vie immortelle et éternelle de l’âme. Alors les contradictions et les absurdités se multiplient ». Et oui…

 

Mais cela n’est pas suffisant à le désespérer totalement. Ou du moins, de ce désespoir qui est une étape, on peut d’après lui, se tirer. Par la foi. Et on va en venir aux sources existentialistes de la foi.

 

Mais d’abord Unamuno rappelle que nous procréons, ce qui nous permet d’approcher l’éternité. « Tout acte de génération consiste en ce qu’un être cesse, en tout ou en partie, d’être ce qu’il était, et se divise : c’est une mort partielle. Vivre, c’est se donner, se perpétuer ; se perpétuer et se donner, c’est mourir ». Unamuno est très conscient de la parenté de l’amour et de la mort. « Car ce que perpétuent les amants sur la terre, c’est la chair de douleur, c’est la douleur, c’est la mort ».

La douleur n’est pas un argument contre Dieu, bien au contraire. C’est la douleur qui nous fait savoir que l’on existe. « Quand on jouit on s’oublie soi-même ». C’est la douleur qui nous lie aux autres et au monde. « À entendre un cri de douleur de mon frère, ma propre douleur s’éveille et crie au fond de ma conscience ».

 

Une autre raison de créer la religion, en plus du sentiment d’immortalité dont nous avons besoin (ce qui pour Unamuno ne signifie pas que Dieu n’existe pas), et que « l’’amour personnifie tout ce qu’il aime (…) L’’Univers est aussi une Personne qui a une Conscience, Conscience qui à son tour souffre, compatit et aime, autrement dit est conscience ». Les premiers hommes ont tout personnifié autour d’eux, le monde était comme eux.

 

« Le divin ne fut donc pas d’emblée quelque chose d’objectif, mais le subjectif de la conscience projeté en dehors, la personnification du monde. Le concept de divinité surgit de son sentiment, et le sentiment de divinité n’est que le sentiment obscur et naissant de personnalité, tourné vers le dehors. » Nous avons là le cœur même de la pensée existentialiste chrétienne.

 

Pour Unamuno, et c’est là où je ne le suivrai pas « Le pouvoir de créer un Dieu à notre image et ressemblance, de personnifier l’Univers, signifie que nous portons Dieu en nous ». Il répond tout de suite aux objections, qu’il s’est longuement adressé à lui-même, dans ses propres réflexions angoissées

 « Mais à tout cela on me répondra qu’enseigner que la foi crée son objet c’est enseigner qu’un tel objet ne l’est que pour la foi ».

C’est ce que j’aurais objecté, oui, si j’avais levé le doigt dans l’amphithéâtre.

Mais la foi c’est un sentiment.

 

« Plus d’une fois dans ma vie je me sentis suspendu dans les transes au-dessus de l’abîme ; plus d’une fois je me suis trouvé dans des carrefours où je voyais s’ouvrir un faisceau de sentiers, acculé, si je choisissais l’un, à renoncer aux autres, car les chemins de la vie sont irréversibles ; et plus d’une fois dans ces moments uniques j’ai senti l’impulsion d’une force consciente, souveraine et amoureuse. Et alors s’ouvre le sentier du Seigneur. »

Personnellement je n’ai pas ressenti cette présence. Et à mon sens c’est parce qu’on ne m’y a pas conditionné.

 

Nous avons vu que la douleur nous révélait à nous-même, et l’angoisse nous révèlerait que nous avons une âme.

 

On en vient ainsi à la continuité pascalienne. C’est la foi qui conduit à Dieu, non la raison. La raison n’est que la justification du sentiment. C’est de croire qui ouvre la porte vers Dieu, et ce n’est pas Dieu qui vous ouvrira la porte en utilisant le chemin de la Raison.

 

Ce sentiment tragique, de déchirement entre raison et foi, cet acharnement à croire quand même, est pour Unamuno l’essence de l’âme espagnole. Et le symbole en est Don Quichotte.

 

« La philosophie m’apparaît dans l’âme de mon peuple comme l’expression d’une tragédie intime analogue à la tragédie de l’âme de Don Quichotte, comme l’expression d’une lutte entre le monde tel que nous le montre la raison de la science, et ce que nous voudrions qu’il fût selon ce que nous dit la foi de notre religion ».

 

On se moque du fou, le moderne se moque du croyant, l’Europe voit en l’Espagne de son temps un pays arriéré et inapte à la science, et le tragique a donc sa part de comique, comme le Quichotte.

 

« ce qu’il y a de plus grand en lui c’est d’avoir été raillé et vaincu, car c’est en étant vaincu qu’il triomphait ; il dominait le monde en lui donnant de quoi rire de lui. »

 

On voit ici pourquoi Unamuno ne pouvait pas aller avec les fascistes dévots. Pour Franco, c’était le rite, l’institution, qui comptaient. Le dogme. En lui-même. Bref l’ordre. Cosmique et social. La mort, quoi. Et on ne doit pas s’étonner du « viva la muerte » scandé par ses sbires et de son indifférence à tuer des centaines de milliers de républicains, après la fin de la guerre.

 

Unamuno lui, se confronte à la raison, et à sa sentimentalité religieuse et chrétienne, qu’il sait liée au besoin de croire qu’il n’y a pas de néant. Il ressent et veut croire que l’amour que l’on connaît sur terre, que la beauté, sont des signes de l’existence de Dieu. Si nous avons ces sentiments en nous, c’est lié pour lui à une résonance avec le cosmos, il y croit, s’il ne peut le démontrer logiquement. Pour lui comme pour Pascal, toutes les démonstrations logiques de l’existence de Dieu, comme celle de Descartes (Dieu est une idée parfaite, la conséquence étant parfaite, la cause doit être parfaite, donc Dieu existe en tant qu’être parfait), ne tiennent pas.

 

Unamuno est très croyant, mais il l’est tragiquement, en sachant comme son Maître Pascal, que c’est un pari. Celui qui sait qu’il parie ne peut pas être totalitaire. Ce n’est que le dogmatique qui peut l’être, car il a effacé, justement, toute philosophie. Il n’y a pas de philosophie totalitaire (ce qui fait dire à certains qu’Heidegger n’est pas un philosophe mais un charlatan doté d’un « jargon de l’authenticité » (Adorno) ).

 

Unamuno, ce catholique social, était « social » parce qu’il se référait au christianisme sentimental du peuple. Celui que Pasolini, plus tard, aimera, ce qui explique par exemple son choix d’inclure les miracles dans son film sur l’Evangile selon Mathieu.

 

Ce sont, finalement, des hérétiques. Et les jansénistes furent d’ailleurs traités ainsi. Le Port-Royal de la musique baroque, triste, justement, de ce sentiment tragique dont parle Unamuno, fut entièrement rasé sur ordre d’un Roi, d’abord tenté par l’insolence (et protégeant Molière), puis, en vieillissant, cédant aux dogmatiques.

 

C’est admirable, intellectuellement, et sentimentalement. Mais c’est aussi le fruit d’une éducation, à laquelle on ne veut pas renoncer. Dire que la raison a tendance à démontrer que l’immortalité n’existe pas, c’est vrai (et Unamuno le constate). Dire que la raison ne saurait consoler, c’est plus contestable. A mon sens, ce qui est difficile surtout pour un athée, c’est de se consoler dans la vie, parce que rien ne lui offre de chemin sûr. Il est ainsi confronté au sentiment de vacuité, en permanence. Camus lui enjoint de donner son propre sens à sa vie, Sartre de s’engager. Mais ce n’est pas tellement évident. S’engager suppose de croire en un salut terrestre, ce que l’Histoire nous empêche d’envisager aisément. Par contre un athée peut tout à fait, par la raison, accepter la mort, contrairement à ce que dit Unamuno. Il peut considérer qu’une vie immortelle serait absolument insupportable, et sans aucun sens (puisque la vie consiste à repousser la mort), et d’un ennui intenable. Le cycle de la vie est ainsi une bonne chose, elle relance sans cesse un processus vital, qui se régénère, contre l’entropie.  Pour ma part, j’y ai mis du temps, mais je considère plutôt que la mort est une bonne solution inventée par la vie, pour nous épargner les affres de l’immortalité, et à la place, créer la succession, qui perpétue la vie. A mon sens, c’est la vie qui a trouvé ce moyen, et non Dieu qui l’a voulu. Car je ne crois pas en Dieu. Mais ce serait plus facile, pour vivre, certes, de croire en Dieu. Il justifie, il offre un code de la route. C’est pourquoi je ne ris jamais de la religion (parfois des religieux, dont certains le méritent, comme d’ailleurs bien des athées pavloviens), elle est une question très sensible et sérieuse, qui se doit respecter, ne serait-ce qu'en pensant aux angoisses primitives. On doit composer avec la vie, de toute manière.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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