C’est un petit évènement dans le petit monde qui lit de la philosophie, plutôt que d’apprendre à parler en public ou à coder. Et il tombe à point, particulièrement en pleine crise des Gilets Jaunes en France, et alors que le printemps arabe rebondit en Algérie, que des poussées néo républicaines se font sentir en Haïti par exemple (dont on ne parle jamais dans notre pays, ce qui est stupéfiant). On vient donc de retrouver, et de publier très vite en France, deux ans après l’exhumation, un texte jusqu’ici inconnu d’Hannah Arendt, sur la liberté et la révolution. Texte, écrit au moment de l’effervescence révolutionnaire des années soixante, qui vient compléter son grand travail sur les révolutions française et américaine comparées. Il me semble qu’il en reprend les idées principales et les présente de manière peut-être plus incisive, en une centaine de pages, avec un pas de plus dans la clarté. « La liberté d’être libre » (titre donné à ce texte qui n’en avait pas) se place d’emblée sous l’idée aristotélicienne. Est libre celui qui d’abord s’est libéré de l’emprise du besoin.
« cette passion pour la liberté en soi s’éveilla chez des hommes ayant des loisirs, ces hommes de lettres qui n’avaient pas de maître et n’étaient pas toujours occupés à gagner leur vie. En d’autres termes, ils jouissaient des privilèges des citoyens athéniens et romains, sans prendre part aux affaires de l’État qui avaient tant accaparé les hommes libres de l’Antiquité. »
Les années soixante marquent le retour de ces guerres révolutionnaires, où la guerre précède la révolution, où elle a le sens de révolution, comme ce fut le cas dans la guerre américaine contre les anglais. Il en est ainsi de la litanie des guerres de décolonisation. Or, Arendt y découvre que la révolution de son présent, comme celles du passé, ne se déroule qu’au nom suprême de la liberté.
Le terme de révolution n’est pas fortuit. Il s’agit d’un retour sur soi, de la référence à une mauvaise évolution que l’on doit rectifier. Le sens de révolution, par l’inédit, ne surgit, d’après Arendt, que lorsque les révolutions ont transgressé des principes essentiels de l’ancien régime. Alors elles prennent conscience de leur caractère unique (je pense à St Just disant « le bonheur est une idée neuve en Europe »). Pour ce qui concerne la liberté, il en est de même. Au départ, la révolution conçoit la liberté comme un processus de négativité : contester l’oppression, revenir aux droits « naturels » qui ont été bafoués. Puis la liberté va prendre, dans une deuxième séquence révolutionnaire un sens plus grand, celui de la liberté de décider, de s’emparer des choses publiques.
« ce qui s’est réellement passé à la fin du XVIIIe siècle, c’est qu’une tentative de restauration et de récupération d’anciens droits et privilèges a abouti à son exact opposé : un processus de développement ouvrant les portes d’un avenir qui allait résister à toutes les tentatives ultérieures d’agir ou de penser dans les termes d’un mouvement circulaire ou de retour. »
C’est pourquoi assez vite, dans ces révolutions, s’opposent des partisans d’une conservation de régime avec l’attribution de droits, étendus dans leur universalité, et les « républicains », qui veulent créer un autre régime, sur de nouveaux principes, comprenant une idée plus profonde de la liberté. En France c’est la fuite à Varennes qui donne l’avantage aux seconds, car « Monsieur Véto » devient indéfendable.
Ce qui prépare, dans le monde des idées, les révolutions, c’est la passion de la Chose Publique. En France elle fût restreinte aux salons, aux lectures, aux relations épistolaires, en Amérique sous domination anglaise, elle se développa dans les assemblées locales, les « tea parties » dont on détournera honteusement le sens, à notre époque. Et des deux côtés de l’océan les plus cultivés se tournèrent vers Rome et Athènes à la recherche d’un âge de référence, assombri.
Ces hommes avaient aussi le désir d’exceller, d’être reconnus par leurs pairs. Arendt propose une idée originale selon laquelle le tyran se moque bien d’exceller, puisqu’il n’a rien à prouver. Les démocrates, oui. C’est leur vertu et leur vice d’ambition. Pour se mesurer, il faut partir de la même ligne de départ. C’est pourquoi même au Moyen Age existaient les tournois.
La différence entre les deux révolutions, américaine et française, et cela Arendt l’avait déjà écrit, c’est la relative égalité qui régnait alors entre américains sur le plan social au 18ème siècle, en dehors de l’esclavage, dans une situation comparable à celle d’Athènes, donc. En France, la situation était très polarisée entre la grande misère générale, les disettes, et une toute petite élite économique. Or, être libre demande d’être délivré du besoin. L’Amérique était le nouveau monde, la terre d’immigration par excellence, des pionniers, accueillante, où l’on pouvait aller travailler durement, mais vivre.
Donc, le peuple des pauvres entra sur la scène politique en France, alors qu’il était dans les champs de coton aux Etats-Unis. Alors que les américains, délivrés de la tyrannie, se mirent à délibérer d’amendements, les français eurent pour tâche, rapidement, de répondre au cri du peuple, qui entrait dans l’Histoire. Ce n’est que plus tard, en 1848, et c’est Marx qui le clarifie, que l’on saisit alors l’enjeu. La révolution sociale prenait tout de suite le relais de la révolution politique, mais pour Marx les conditions n’en étaient pas mûres, d’où le drame de Robespierre.
Depuis 1791, il devient possible pour certains, de se référer à « la liberté », sans se formaliser du fait qu’elle n’est accessible qu’aux privilégiés. Mais il devient aussi nécessaire, pour certains – Robespierre et St Just en furent – de considérer que les demandes du peuple guidaient la révolution, et renvoyaient au second plan la question de la liberté politique. Et cela dura. Lénine en fut l’héritier, et d’autres. Arendt note leur similitude avec la pensée des despotes éclairés, pour lesquels l’essentiel était de bien s’occuper de leur peuple. La bonne forme de gouvernement était celle de la satisfaction des besoins populaires.
Il est à souligner qu’Arendt ne juge pas, elle décrit des processus politiques impérieux, inévitables, inscrits dans la réalité des sociétés dont elle parle. Le torrent révolutionnaire du peuple miséreux en France, comme en Russie, était un fait. Certes elle idéalise, depuis ce pays où elle est réfugiée et où elle est protégée de l’antisémitisme, et peut s’exprimer librement, la révolution américaine, qu’elle voit triompher (non sans critique, s’opposant à la bêtise de l’intervention en Baie des Cochons, justement au nom de sa compréhension de ce qu’est une révolution), alors qu’elle appuie sur les échecs de la Révolution Française, dont elle oublie la capacité de résistance, de renaissance, et par exemple, la survie du principe républicain au cours même de la Première Guerre Mondiale alors que le nord du pays était occupé depuis quatre ans. Elle sous-estime à mon sens la violence de la société américaine, pas seulement dans l’esclavage, qu’elle place au cœur de sa réflexion, mais à l’égard de la classe ouvrière (voir ce livre incroyable, « Histoire populaire des Etats-Unis », d’Howard Zinn), des Indiens, et des autres peuples (ce pays est constamment en guerre), comme elle nie sa violence interne et les luttes sociales sanglantes qu’Emma Goldman aurait pu lui raconter.
Mais l’obsession non déclarée d’Arendt… Au fond, c’est Rosa Luxembourg. Son aînée, juive, allemande. Arendt épousa un spartakiste. Elle écrit un long texte sur elle, dans « vies politiques », et revint plusieurs fois sur la forme des conseils ouvriers comme la réalisation véritable de la démocratie. Elle se réjouit de Mai 68 et de ses prétentions à refonder le politique. Rosa Luxembourg a tout de suite compris ce qu’il se passait avec les décisions de Lénine, et s’y confronta, dans une polémique respectueuse entre géants. Et Arendt remonte le cours, essaie de comprendre comment on en est arrivé là. Elle ne confond pas, elle non plus, Lénine et Staline. Lénine s’empêtre, comme Robespierre, et se rend compte d’ailleurs, qu’il s’empêtre.
« C’est là le fond de notre espoir : pouvoir tirer les leçons des révolutions déformées tout en restant attachés à leur indéniable grandeur, et aussi aux promesses qu’elles contiennent. »
On ne peut pas éviter les révolutions, pense Arendt. Elle ne les voit pas, tel Malaparte dans sa « technique du coup d’Etat », qui décrit stupidement la Révolution russe, comme une conspiration mais comme l’aboutissement d’un processus historique profond, qui mite les fondations du régime politique. Un régime s’effondre, d’abord. Et crée une vacance de pouvoir. Alors on s’y engouffre. Elle plaide pour la Sagesse, en ces moments révolutionnaires, pour la Sagesse appuyée sur l’Histoire des échecs du passé. Le temps des effondrements nous est promis. Aussi lire Hannah Arendt est plus que jamais indispensable. Chaque naissance, dit-elle, à l’encontre de son Maître Heidegger qui ne pensait que par l’attraction de la mort, nous donne une nouvelle chance.