Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
14 juillet 2019 7 14 /07 /juillet /2019 17:27
De la norme et de la liberté - "La langue est-elle fasciste ? '-Hélène Merlin-Kajman

Lors de sa séance inaugurale au collège de France, Roland Barthes affirma ceci : "la langue est fasciste". Hélène Merlin-Kajman (dont j'ai beaucoup aimé le plus récent "Lire dans la gueule du loup", sur la littérature d'effraction psychique) n'en est point d'accord, dans son livre "La langue est-elle fasciste ? - Langue, pouvoir, enseignement". C'est l'occasion d'en discuter. Pour ma part, j'ai une position nuancée sur la question. Le point de vue de Mme Merlin-Kajman traite à la fois de l'impact de ce type de discours sur les pédagogues, et donc sur les élèves, mais revient aussi aux sources du classicisme français pour contester l'assertion barthésienne.

Pour une tradition critique, triomphante dans les années 1970, la langue classique était un outil de domination sociale. D'ailleurs, elle procédait de règles établies au 17eme siècle par l'Académie du Grand Roi Soleil. 

 
Ainsi Bourdieu dans "Ce que veut parler veut dire" n'y va pas pas avec le dos de la cuillère. "Par la religion de la correction grammaticale, l’enseignement assure la domination de l’argent, dissimulée sous la prééminence culturelle. Les classes démunies s’auto-éliminent précocement, tandis que les petits-bourgeois, dupes de la bonne volonté dont se pare leur ambition, hésitent entre l’hypercorrection qui les distinguera du peuple et les désinvoltures inimitables des grands nantis. Toute parole équivaut à un signe extérieur de richesse et d’autorité".

Pourtant la Révolution Française a considéré que la généralisation du français était libératrice. Pour eux, les patois étaient une manière de diviser la Nation pour l'empêcher de prendre conscience d'elle-même.

 

Les critiques du langage ont donc appelé à sa libération. Qui en a le plus profité, sinon la publicité, qui joue des signifiants, des jeux de mots ? Un certain progressisme a d'ailleurs été attiré par la publicité, comme forme d'art. Souvenons-nous de l'expression "culture pub". Mais derrière le signifiant ? Il n'y a rien. Or l'articulation entre un signifiant et un signifié est ce qui donne au langage sa fonction de représentation du monde, et donc de compréhension, d'analyse, de ce monde.  Il convient de rappeler que pour la psychiatrie, la schizophrénie se caractérise par une impossibilité de représentation, et un enfermement dans le désordre des signifiants. Mais une partie de la critique sociale radicale a, rappelons-le, loué la structure schizophrénique (Deleuze et Guattari, dans l'anti Œdipe), opposée à la structure de personnalité autoritaire et fasciste.

 

Mais les critiques sociales du langage classique ont aussi influencé l'école, par cette idée qu'imposer une langue était s'opposer à la créativité des enfants, favoriser la reproduction sociale, imposer une langue favorable au pouvoir. Ainsi, dans la société capitalistes, beaucoup n'ont voulu ni aller dans le secteur privé, ni devenir des gestionnaires, et ont choisi l'Education Nationale, tout en sachant qu'elle était un appareil idéologique d'Etat, mais comptant bien le subvertir. Ceux qui étaient chargés de transmettre la flamme du langage se sont mis à théoriser la méfiance qu'on devait lui porter.  L'auteur prend l'exemple d'exercices ou de livres pour enfants, incorporant très tôt une critique du langage, avant même que les enfants ne maîtrisent ce langage (ce qui n'était pas le cas de Barthes ou de Bourdieu, qui eux maîtrisaient cette langue qu'ils critiquaient, et pouvaient y procéder parce qu'ils en disposaient comme d'une arme).  Certes ce serait un bien mauvais procès que de reprocher à Barthes de vouloir affaiblir la langue, quand il pense que le moyen de la libérer est précisément la littérature, "tricherie salutaire" (pour tricher, Roland, il faut déjà connaître les règles du jeu). Mais il est vrai que très tôt, dès son premier essai remarqué, "le degré zéro de l'écriture" où il prône une écriture blanche, à l'os, celle de l'"étranger" de Camus), il s'en prend à l'écriture classique.

 

Pour Philippe Meirieu, pape incontesté de la pédagogie progressiste, il est sain de refuser d'apprendre. Or, pour apprendre il faut être introduit à l'apprentissage, donc qu'il y ait un lien de confiance entre le passeur et l'élève. C'est ce que dit Wittgenstein, mais on pourrait aussi penser à Arendt (notamment dans la "crise de la culture", que je relis actuellement), pour qui l'éducation doit être conservatrice, car elle permet justement  à la jeunesse de se tenir sur "la brèche" entre la tradition et l'avenir. Solidement. Plutôt que de sombrer dans un gouffre où elle pourra rien créer d'inédit. Plutôt que d'introduire à la langue autoritaire, l'école s'est tournée vers les QCM, dont l'auteure dénonce le côté pervers (un jeu de ruse), et le manichéisme (vrai/faux), inspiré du binaire informatique. Priver les élèves de tout sens dialectique, des armes de la nuance langagière, des repères de la grammaire, n'est-ce pas, justement cela, le fascisme ? L'appauvrissement du langage, au cœur du totalitarisme pointé par Orwell. Se méfier du langage, et donc le démonétiser, c'est condamner les nouvelles générations au règle des onomatopées (ouaich), des signifiants purs, ceux de la marque, ou du tatouage omniprésent, à l'identitaire et au tribalisme. Les fils reniés du langage deviennent des fils de pub.

 

C'est un bien vieux débat, qui opposait déjà Platon, et le "Logos", et les sophistes, qui étaient des publicitaires.

 

Mme Merlin-Kajman va effectuer un très long (trop long, même) détour par l'Histoire de la langue française, pour contester le fait qu'elle soit un outil au service du pouvoir, une simple "superstructure" au service de l'infrastructure d'une société fondée sur la domination de classe. Elle va tenter de démontrer que le langage est d'abord le moyen d'un monde commun, où les conflits peuvent être représentés, et où la vie sociale peut échapper à la logique du massacre qui a traumatisé le pays au cours du 16eme siècle. Le français est certes une langue d'Etat, mais d'un Etat qui peu à peu se décolle du monarque lui-même, et signifie la continuité, par delà les règnes, donc une notion d'élévation par rapport aux conflits sociaux. La notion républicaine de neutralité du fonctionnaire est l'aboutissement de ce processus. Mais elle n'a pas surgi de rien.

 

Il est nécessaire de remonter à François Premier, qui échoue à l'élection, face au monarque Espagnol, pour devenir maître du Saint Empire romain germanique. Il s'ensuite l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui impose le « langage maternel français » dans l'administration.  On ne doit pas comprendre cette ordonnance comme le moyen pour le Roi d'imposer sa propre langue, comme la philosophie critique le postule, mais comme une réaction de défense par le Roi d'un espace linguistique délimité, où la langue de l'Empire, le latin, ne domine pas. C'est un commun français qui est alors désigné. Le latin procédait de la conquête romaine des Gaules, le Roi signifie ainsi qu'en s'opposant au reste de l'Empire, il rétablit les droits d'un territoire, et d'un peuple, qui ont été mis à genoux par César, et que les nouveaux Césars espagnols voudrait assujettir. Cette langue française, d'ailleurs, n'est pas un patois particulier, celui du Roi, ou de l'Ile de France, cœur du Royaume.

"Du point de vue géographique, existait une sorte de continuum de langage induisant, chez ceux qui, comme les courtisans, voyageaient souvent, une perception absolument non unifiée de la langue." Mais le Roi ,'n'impose pas aux sujets de changer de langue, d'abandonner leur patois. C'est bien le latin qui est le repoussoir.
 
Viendra ensuite, après les guerres de religion, l'absolutisme royal. Le pouvoir absolu du Roi s'impose. Pour les élites, l'éloquence n'a plus lieu d'être dans un espace public codifié par le Roi. Elle va donc se réfugier dans la sphère privée, où depuis l'Edit de Nantes, l'on respire plus librement, la liberté de conscience en étant le fondement philosophique, certes timide, mais réel.
 
Le "purisme" et l'œuvre de Malherbe en ce sens, vont ensuite, contre les défenseurs de la poésie, unifier le langage, pour le purger de son hétérogénéité conflictuelle. On ne se bat plus dans le Royaume, on y assoit le commun. Mais ce n'est pas le Roi qui s'en mêle et qui impose "sa" langue. Au contraire, Molière dans "Les femmes savantes", précise que :
La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois,
Et les fait la main haute obéir à ses lois
 
S'impose notamment, évolution significative, l'usage du "je" plutôt que du "nous". On ne parle plus au nom des ligues et des factions.

S'impose une "souveraineté de l'usage", consacré par l'Académisme, qui ne procède pas d'une verticalité descendante, ni du Roi, ni de la Cour. La langue devient le patrimoine commun.

 
"L’usage est devenu l’unique législateur des langues. Derrière la formule se profile inévitablement la figure d’un peuple souverain."
 

La génération critique des années soixante dix est née avant guerre, ou tout de suite après, elle est obsédée par la rupture avec le fascisme. Avec Michel Foucault elle comprend que le fascisme ne réside pas que dans le force de la Police mais s'infiltre dans la société, que le langage peut le véhiculer. De plus, le langage classique était pétainiste (excepté Céline), et les résistants étaient ceux qui tordaient le langage, comme René Char. Ils n'ont pu voir la dimension de commun qui résidait dans la langue française, mais n'en ont retenu que la dimension de langue des cercles de pouvoir, et du colonialisme.  Or, parler la langue commune c'est se représenter les conflits, et donc se doter d'une chance de les surmonter autrement que par la guerre civile, et c'est la possibilité pour les dominés de lutter à armes égales avec les dominants. 

 

Pourtant, ils auraient pu être aiguillonnés par les récits de déportés, comme celui de Robert Antelme, qui décrivait la déshumanisation comme la chute vers une voix tissée de jurons et de grognements, sans représentation, le nazi étant le sur représentant omniscient dans le camp, empêchant de penser.

 

Si j'adhère globalement à "la critique de la critique" proposée par Helène Merlin-Kajman, qui n'a rien de dogmatiquement "républicaine", et ne donne pas dans les caricatures réactionnaires de nos Ministres de l'Education, qui ont tout de même osé réintroduire, se croyant qualifiés en la matière, "la morale" à l'école (ce qui est anti laïque puisque plusieurs morales sont légitimes en ce monde, et que le rôle d'une école laïque ne saurait être que d'introduire à une philosophie de l'éthique). je n'ai pas la même lecture de la fameuse phrase de Barthes, qui pour moi a une signification plus large, au delà de la politique. Rappelons ce qu'il dit :

 

"La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire".
 
Quand j'ai découvert cette phrase je ne l'ai pas comprise comme Helène Merlin Kejman. Pour moi, elle signifiait que nous sommes obligés, pour communiquer, et penser, de passer par le langage, que nous sommes pris dans ses filets.
 
Pour Lacan, entrer dans le langage est comme accepter un deuil, celui des verts paradis de la petite enfance, où tout est unifié, où les choses ne sont que les choses.  Avec le langage le divorce s'installe entre les mots et les choses, qui ne se superposent pas.  Le divorce s'installe aussi entre signifiant et signifié, et pour revenir à Wittgenstein, entre ma compréhension du langage et celle qu'en ont les autres. Nous sommes ainsi livrés à l'arbitraire du langage qui nous impose ses structures, Nous disons "je veux" alors que cette expression ne signifie rien. Je veux manger, n'est qu'une phrase pour dire que la faim se déclare en moi. 
Et la poésie, la peinture, la musique, la prière, les techniques de l'extase, sont des tentatives d'échapper à l'emprise de la langue. Elle "oblige à dire", selon Barthes, ce sont pour moi les mots clés, que Mme Merlin-Kajman laisse de côté. La remarque de Barthes me semble plus empreinte de gravité qu'il ne le paraît. Barthes était extrêmement lié à sa mère, et ce langage qu'il a tant étudié, et aimé nécessairement, lui paraît aussi un déchirement. En ce sens, tout amoureux des lettres, ne peut aussi que constater leur insuffisance. Mallarmé disait bien "Hélas ! La chair est triste, et j'ai lu tous les livres".
 
 
 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com
  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
  • Contact

Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


ete2010-035.jpg

 

 

D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

Recherche

Catégories