Savez-vous que quand vous pratiquez de la sophrologie vous avez usage d’un outil dérivé de la philosophie de la conscience, ou phénoménologie ? Il est d’ailleurs étonnant de constater la ressemblance entre techniques sophrologiques « cadurciennes », issues de la pensée occidentale, et celles du bouddhisme. Par des prémisses tout à fait étrangères les uns aux autres, on arrive au même résultat.
Husserl, l’intuition fondatrice, la conscience s’approprie le monde
La pensée phénoménologique semble un peu oubliée, et c’est dommage. Elle repose sur l’idée du « retour aux choses », selon l’expression de Husserl, son fondateur. Et ce ne serait pas de trop, à l’heure des discours omniprésents qui recouvrent tout, de revenir aux choses pour les comprendre. C’est ainsi que Pierre Guenancia a voulu retracer l’histoire de cette pensée, dans « La voie de la conscience », un livre qui montre le cheminement d’un courant qui passe par un allemand et trois français, Husserl, Sartre, Merleau-Ponty et Ricoeur. Cette philosophie est née, parmi de nombreuses réactions, qui au début du XXème siècle, s’insurgent contre l’omnipotence de la raison scientifique, qui voudrait tout traduire en lois, y compris l’humain.
Il s’agit ainsi d’en revenir aux phénomènes, c’est-à-dire à « ce qui apparaît » à la conscience. Or, le constat de Husserl, décisif, c’est qu’il n’y a de phénomène que pour une conscience qui lui donne un sens. Pour Husserl la conscience est un mouvement vers l’objet, une intention. pas une empreinte des choses. Comprendre, c’est s’approprier, dit-on, dans le langage commun. Husserl dépasse ainsi la frontière entre « monde des apparences », et « vrai monde », tel que Platon la concevait par exemple. Le réel est la présence de la conscience dans le monde.
La conscience est aussi temporelle. A travers le son, le flux du temps apparaît à la conscience. Qu’est-ce que la mémoire ? Ce n’est pas revivre les instants passés, c’est les rappeler à soi. On se souvient de soi en train de percevoir. La conséquence est qu’il y a un ICI central, fondamental, à quoi tout se ramène. Il y a un présent absolu. Il en est de même avec l’espace, je ramène les choses lointaines jusqu’à moi quand je les imagine. Ce présent absolu est constitutif d’une unité. Husserl appelle cette unité l’ « ego transcendantal ».
Le phénoménologue procède ainsi à une « réduction », qui peut être comparé à l’époché des stoïciens. Il s’agit de tout suspendre momentanément, de tenter d’en revenir à ce qui se passe quand on est confronté aux choses, hors de toute représentation (jugement pour les stoïciens). Ceux qui ont pris des cours de sophrologie retrouveront des traces.
La réalité ne peut se percevoir que par esquisses, jamais d’un seul bloc. Quant à autrui, c’est par l’intentionnalité que je le rencontre, nous avons un monde commun où nos consciences font mouvement, et je reconnais ce mouvement comme pareil au mien.
Husserl meurt déchu, juif en Allemagne, abandonné (notamment par son disciple Heidegger qui s’inscrit au parti nazi). Il voit dans la calamité de ces années là une conscience qui s’oublie en tant que conscience, l’homme est devenu un objet.
Sartre, le néant comme liberté
Sartre découvre Husserl dans les années 30, c’est son condisciple Aron qui le lui conseille, et Sartre passe du temps à Berlin, assiste à l’évènement d’Hitler sur place, et lit Husserl dans le texte. C’est ce qui déclenche chez lui l’inclination philosophique, on sait que Sartre était aussi romancier, essayiste, mais c’est par Husserl qu’il se persuade d’être en capacité de créer sa propre philosophie. Dès 1936 il publie un texte influencé par Husserl, « La transcendance de l’ego ». Il fait de l’ego un objet de la conscience, en reprenant l’intentionnalité de Husserl. La conscience est toujours conscience de quelque chose, y compris de l’ego. Il se différencie donc de Husserl sur le statut de l’ego, que ce dernier met au-dessus de tout. La conscience de Sartre est la manière d’être au monde. Ainsi Sartre est déjà dans cette idée que l’agir et la conscience ne sont qu’une même chose. Il y a donc chez l’humain une impossibilité de coïncider avec lui-même. Quand il prend conscience, il a déjà dépassé ce stade de l’agir, il est déjà dans la réflexion, au-delà de ce moment om fusionnent acte et conscience. On a ici l’annonciation du dualisme de l’Etre et le Néant.
Mais avant l’Etre et le Néant, Sartre écrit « L’imaginaire ». L’imagination est la capacité à toujours dépasser. C’est là où se niche la liberté de l’homme, dans ce dépassement du donné. La conscience peut se projeter vers des choses qui n’existent pas.
Dans l’ « Être et le néant » Sartre appelle néant ce mouvement de l’imaginaire, cette conscience « pour soi », qui es différente des choses « en soi ». La liberté c’est ce néant. L’être de l’humain est de pouvoir s’échapper de l’être, alors que les choses y sont enfermées. La liberté c’est se précéder soi-même, mais c’est aussi l’impossibilité de coïncider avec soi. C’est ainsi que l’existence précède l’essence, parce que je me précède toujours, je suis un être du projet. Être humain c’est exister. On en arrive au concept de « mauvaise foi ». Celui qui est de mauvaise foi est celui qui nie cette faculté de néantisation, et s’objective. L’exemple connu est la description du garçon de café qui joue à « être » un garçon de café, l’objectivité du garçon de café. Dire « j’ai un mauvais caractère », c’est être de mauvaise foi, car je peux toujours précéder mes actes.
Donc, il faut saisir que chez Sartre la liberté n’est pas la liberté de choisir ou pas. C’est le résultat de l’impossibilité de ne pas choisir. On choisit toujours. Là est le fondement de la philosophie politique sartrienne et de nombre de ses engagements. D’où cette phrase, éminemment contestable : « chacun est toujours responsable de ce qu’on a fait de lui ».
Ce qu’il y a d’admirable chez Sartre, c’est qu’il met tout le monde à égalité. Il n’y a pas le Sage et l’ignorant. Chacun est responsable et libre. Il conclut ainsi son autobiographie de jeunesse sur la fameuse phrase sur un « homme, qui les vaut tous et qui vaut n’importe qui ».
C’est donc dans le vécu que chacun éprouvera sa liberté ou fera preuve de mauvaise foi. D’où l’appétence de Sartre pour les « Situations », et pour la littérature, roman et théâtre.
Avec « Critique de la raison dialectique » moins connu que l’ « Être et le néant » (ce gros bouquin infiniment difficile à lire), Sartre doit chercher à réconcilier sa pensée phénoménologique avec le marxisme auquel il adhère. Comme Marx, il part du travail, qui est un combat avec les choses, et engage aussi un combat avec les autres. Dans la vie sociale surgit « le pratico inerte », c’est-à-dire l’ordre naturalisé des choses. Ce à quoi on se conforme, qui paraît avoir force de loi naturelle. Le fossilisé. L’institutionnel. Aussi bien en occident qu’en URSS. Or, et ici Sartre annonce Mai 68, le pratico-inerte peut exploser sous le coup du « groupe en fusion ». On reconnaît là le spontanéisme révolutionnaire de Rosa Luxembourg Un groupe peut retrouver la force du « pour soi », comme pendant la Révolution française, et résister au pratico-inerte.
Merleau-Ponty, à la recherche du premier moment
Parallèlement, Maurice Merleau-Ponty, ami de Sartre un temps, et attentif à ce qu’il écrit, trace sa propre voie phénoménologique, originale. Afin de « revenir aux choses », le programme de Husserl, il se recentre sur la perception, fasciné par l’idée du moment primitif de perception du monde par l’humain, placé au cœur de la nature. Ce qui le rapproche de l’ethnologie de Levi-Strauss, son ami (et l’ennemi de Sartre). Ce moment primitif a engagé le corps. La première connaissance passe par le corps, et elle crée une béance entre connaissance du corps et conscience. Il y a un « corps propre », qui a sa propre connaissance. D’où l’intérêt de Merleau-Ponty pour l’art, par exemple pour Cézanne en prise avec la montagne Sainte-Victoire.
Une autre différence avec Sartre est que Merleau-Ponty ne nie pas l’inconscient, et prend en compte les représentations collectives.
On reconnaît du Merleau-Ponty, chez un ethnologue contemporain comme Eduardo Kohn, auteur il y a quelques années du très beau « comment pensent les forêts ? » étude sur la pensée animiste en amazonie et la continuité entre le monde naturel et la pensée humaine dont elle est issue.
Ricoeur, ou le détour par l’Autre pour revenir à soi
Paul Ricoeur est un autre héritier français de Husserl. Ce protestant qui n’a pas ambitionné de créer une philosophie chrétienne, qui viserait à concilier philosophie et foi (comme Pascal ou Unamuno), se réfère à Aristote, en reprenant son idée finaliste. La finalité de l’humain, c’est de vivre bien. C’est de là qu’il part pour construire une philosophie autour de l’éthique. Alors qu’autour de lui, « la mort de l’homme » est décrétée par les penseurs, Ricoeur chemine seul, et défend le Sujet. Ce Sujet est d’abord astreint à l’horizon de sa finitude. C’est-à-dire que sa possibilité de connaître se heurte et se heurtera à des limites.
Mais alors que la phénoménologie avait insisté sur la conscience dans le monde, Ricoeur se tourne vers le rapport à soi-même. Or, le « connais-toi toi-même » est bel et bien un travail, un cheminement, qui n’a rien de spontané. Ce travail passe par l’interprétation. En particulier la fiction nous est secourable. La fiction nous aide à mieux nous comprendre nous-même. La narration revêt ainsi une importance considérable. Ricoeur s’intéresse à l’imaginaire, mais pas comme Sartre, il la considère comme un moyen de varier le point de vue sur ce que je suis et je pourrais être. A travers la fiction, je passe par l’Autre pour en revenir à moi.
« Voir comme », telle est une expression majeure de Ricoeur. Si je vois « comme » l’autre, « comme » je pourrais faire demain, ou l’autre « pourrait faire », alors on ne se comprend pas sans autrui et de plus on voit autrui comme un autre soi-même.
Ces philosophies du Sujet, de la conscience, malgré leurs différences, furent des tentatives pour soustraire la conscience au statut de lieu dédié à l’illusion (Nietzsche, Freud, le structuralisme). On peut ne pas partager cette tentative de sauvetage.
Mais l’idée phénoménologique essentielle se rapporte à ce que disait Aristote, selon lequel l’ « âme est toutes les choses », qui paraît une très belle et sage affirmation.