"La tentation de Saint Antoine" est une oeuvre de jeunesse de Flaubert, qui ne laisse pas d'étonner. Elle narre un épisode souvent évoqué par l'art, Bosch par exemple, les hallucinations d'Antoine, érmite chrétien en Egypte, qui vécut au moment où Constantin transforme le christianisme en religion officielle de l'Empire romain. Epoque marquée par un triomphe, donc, de cette religion, mais aussi par sa crise de croissance, puisqu'elle connaît une division très forte et durable, qui se cristallise autour de la question de la nature du Christ. Division, qui en ce temps-là, se solde souvent par du sang. Antoine est saisi par Flaubert comme un homme rattrapé, alors qu'il soumet son corps aux privations, par les doutes, sans doute si refoulés, comme ses désirs, qu'ils s'expriment sous formes d'hallucinations. Car l'efferverscence spitiruelle est encore là et les autres écoles ont leurs vertus et leur capacité d'attraction. Les chrétiens prennent à peine le dessus sur leurs concurrents, et le christianisme n'est pas consolidé.
Antoine a eu beau fuir la chair, il n'en est pas moins tourmenté, son esprit voit défiler devant lui toutes les spiritualités de l'Antiquité, qui se proposent de l'emmener. Je m'intéresse à elles, pourtant il y en a une bonne poignée dont je n'avais jamais entendu parler. Je connaissais des premières scissions chrétiennes les montanistes, les simonites, mais pas les nuances innombrables que Flaubert a su retrouver. Le travail du jeune Flaubert a été colossal. Ce qui lui plaît, bien sûr, à Gustave, c'est de se confronter à la totalité avec un aplomb collossal, c'est toujours l'obsession de cet artiste incroyable. L'oeuvre générale de Flaubert, c'est tout de même cela, "divers aspects de la totalité" pourrait-elle se sous-titrer.
Donc, avec Antoine, comme pétrifié, balloté, passif, jouet de chiffon de l'écrivain -Antoine est de même un peu le lecteur et un peu Flaubert dans sa bibilothèque -nous assistons à un déploiement absolument incroyable de divinités, de tous horizons, de l'Olympe ou d'Egypte, de Perse et des hérésies chrétiennes des premiers siècles. les cultes païens les plus divers, et même Buddha. Le diable n'y manque pas, ni les tentations de la chair, de la Reine de Saba aux jeunes vierges. En fait tous les chemins qui s'ouvrent, en dehors de sa vocation pour l'Eglise catholique, la seule et unique.
Flaubert n'a aucun mal a les évoquer toutes, ces solutions spirituelles pour trouver l'apaisement, la Vérité et l'harmonie, avec la même exigence, car la religion de Flaubert, au bout du compte, c'est la langue. Ce défilé impressionnant, destiné à subjuguer Antoine, c'est le moyen, le bon prétexte, pour explorer la langue, d'abord. Et pour se mesurer à deux inspirations qui semblent évidentes : celle de Dante et sa Divine Comédie, qui repose sur la même notion de passage en revue générale, et mêle, tout comme Flaubert le récit et le dialogue très présent, ce qui est parfois très proche du théâtre. Mais encore Goethe, tout aussi théâtral d'ailleurs, pour sa frénésie et sa densité, et la rencontre avec le diable, qui semble une allusion directe à Faust.
Flaubert n'était pas précisément un homme modeste, on s'en aperçoit quand on lit sa correspondance. Mais il se donne le moyen de ses ambitions, c'est le moins que l'on puisse dire. Il est presque surnaturel d'avoir accumulé autant de connaissance sur les religions, et sur leur esthétique, utilisée dans les moindres détails. Au passage on s'interrogera sur cette séquence particulière de l'humanité, qui vit un foisonnement spirituel débridé, dans lequel nichait la plus grande poésie. Tout cela a été dilapidé par les mononotéhIsmes et leur tendance à lutter contre tout ce qui pourrait les fragmenter Si la religion c'est l'accès à l'infini, alors Flaubert a fait le pari d'arriver au même résultat par la littérature. Les "sujets" n'ont jamais vraiment intéressé Flaubert, qui avait ce fantasme d'un "roman sur rien", ce qui est la même chose qu'un roman sur tout.
L'hallucination grandiose de St Antoine, digne d'un film de science fiction actuel (j'ai pensé un peu à Matrix ou à Docteur Strange, à Inception), c'est celle de Flaubert. En fait, Flaubert hallucine la langue, tout en la contrôlant parfaitement. Un déchaînement contrôlé. Une écriture créatrice d'énergie, de mouvement, une cavalcade insensée mais harmonieuse.
C'est une fuite du corps, aussi bien chez St Antoine, le chrétien conduit à mépriser le corps, que chez Flaubert, qui ne pensait qu'à écrire. L'hallucination, d'ailleurs, ne freine, et Antoine n'est tiré de la spirale qui l'entraîne à de nombreuses reprises vers la "perdition", que parce que son corps, de temps en temps, se rappelle à lui. Le contact de la pierre, par exemple, le rappelle à lui, à son ancrage, et l'empeche de sombrer d'éfinitivement dans le délire. Antoine, c'est le schizophrène parfait décrit par Deleuze et Guattari dans "L'anti oedipe", qui "délire le monde". Flaubert se permet de loger sa propre folie, dans l'écriture, et ainsi, sans doute, d'éviter qu'elle ne le domine.