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15 août 2019 4 15 /08 /août /2019 21:35
Cette littérature qui glisse entre nos doigts – « Le démon de la théorie. Littérature et sens commun – Antoine Compagnon

Antoine Compagnon est un monsieur qui a décidé, d’être « au miyeu », pour reprendre une caricature de François Bayrou. Sa référence c’est Montaigne, d'ailleurs proche d'Henri de Navarre dont l'ancien Ministre se pense la résurrection, donc il incline au scepticisme, mais il a tendance à user du scepticisme comme position médiane.  J’avais déjà lu un petit essai de lui sur le numérique où il considérait que le digital était neutre, qu’il dépendait de son usage et déplaçait les enjeux, les reformulait, sans créer d’effet en lui-même. Il ne se mouille pas trop, quoi. Il est revenu des vélléités révolutionnaires de sa génération, mais que laisse-t-il à ses étudiants, sinon un sentiment de vacuité ? Lui qui a été formé par des penseurs critiques, comme Barthes, est devenu un mandarin modéré. Si bien qu’il enseigne la théorie de la littérature mais qu’il trouve que la théorie est un « démon », qu’elle a tendance à se radicaliser. Il se donne pour mission de la nuancer. C’est ce qu’il accomplit dans son ouvrage « Le démon de la théorie. Littérature et sens commun ». C'est n'est pas de la synthèse à la François Hollande non plus, car ce dernier trouvait des formules, absurdes ou vides, comme "réformisme de gauche" ou "Fédération d'Etats Nations". Compagnon c'est tout de même un autre niveau conceptuel.

L’ouvrage est précieux comme synthèse des enjeux de théorie de la littérature, mais il est systématiquement bâti sur la recherche du « milieu » entre deux polarités. Est-ce la fatalité de l’embourgeoisement du professeur d’université, bien au chaud ? N’est-ce pas déceptif de consacrer sa vie à la théorie pour conclure qu’elle est finalement vaine ? Compagnon s’en tire en disant que c’est le chemin qui compte, le plaisir de chercher, comme les dragueurs disent que dans la séduction c’est la chasse qui compte, mais qu’on n’arrive jamais à rien, finalement, ou à si peu. D’où, Montaigne.

 

La théorie de la littérature, ce n’est pas une réflexion sur ce que doit être la littérature ou sur comment on s’y prend. Ce n’est pas non plus la critique littéraire. C’est une réflexion sur ce qu’est la littérature. Un « méta savoir » sur la littérature. La théorie s’est dressée contre le sens commun, « la doxa », et d’après Compagnon elle a échoué, trop chimérique.

 

La théorie de la littérature peut se résumer à quelques questions simples : qu’est-ce que la littérature ?

Qu’est-ce qu’un auteur ?

Qu’est-ce que le lecteur ?

De quoi parle la littérature ?

A-t-elle une histoire ?

Qu’est-ce que le style ?

Qu’est-ce que la valeur d’une œuvre ?

 

Le premier théoricien de la littérature est Aristote, avec sa poétique », et il reste incontournable quand on théorise du littéraire.

 

Pour Compagnon, ça commence bien, il est en réalité impossible de définir la littérature. Cela peut être tout ce qui s’écrit, ou alors les œuvres des grands auteurs, ou des catégories, fluctuantes. Par exemple à partir du 19eme siècle, la littérature c’est le roman, la poésie, le théâtre. Récemment la littérature s’est élargie, incorporant la bande dessinée, le roman graphique, la littérature jeunesse

A quoi sert-elle ? A la catharsis selon Aristote. A l’acquisition de la connaissance et de la subjectivisation a-t-on dit plus tard. Dans une filiation kantienne, elle a recherché le beau pour le beau. La littérature était alors « usage esthétique du langage écrit », jusqu’à Proust. C’est ici qu’on retrouve un vieux concept ressorti de mes mémoires de prépa d’il y a 25 ans, les russes ont parlé de « littéralité des textes ». Le langage littéraire à certaines propriétés, qui le rendent étrange et reconnaissable. Cela tient à des usages formels. Comme le recours massif à la métaphorisation, au poétique, qui est un glissement du langage.

Mais à ce « formalisme » russe (Jakobson, Todorov), on peut opposer qu’il y a des écritures qui refusent ce glissement poétique. Camus, Hemingway, Dashiell Hammet, Manchette, ou des écrivains des Editions de Minuit. En outre qu’est ce qui a le plus usage des jeux de langage ? La publicité, qu’on ne saurait intégrer dans le champ littéraire. Donc on aboutit à une aporie. « La littérature c’est la littérature ». C’est le champ de la littérature à une époque donnée.

 

Viennent l’auteur et son intention d’écrire ceci ou cela. Le modernisme critique la référence à une intentionnalité de l’auteur pour analyser les textes. En France, le débat autour de l’auteur a notamment donné ce moment important où Proust conteste, dans son « Contre Sainte-Beuve », l’idée que la biographie explique l’œuvre. Pour lui, la littérature est toujours de surcroît, elle est l’imaginaire, ce qui rappelle Sartre quand il dit que l’humain toujours se précède lui-même. Barthes proclame la « mort de l’auteur ». Son étudiante brillante, Julia Kristeva, invente le terme d’intertextualité, les textes renvoient à d’autres textes, et ce qui est en cause dans un texte c’est la langue. Kristeva et Barthes sont pros mao, ils font le voyage en Chine avec Sollers (d’où Barthes revient totalement dégrisé), mais pour eux la figure de l’auteur n’est qu’une expression de l’individualisme bourgeois. Le « je » n’est qu’un pronom, c’est de langage qu’il s’agit, pensent ces théoriciens qui se sont ressourcés dans la linguistique. Le texte devient alors polysémique, dégagé de la domination de l’intention. Et en même temps le regard se pose sur le lecteur, c’est chez lui que le texte trouve son sens. Cette évolution a été précédée par la phénoménologie pour laquelle toute vision sur un texte procède d’un « projet », la conscience étant un « pour soi ».

Pourtant dit Compagnon, même chez les théoriciens de la mort de l’auteur, ce dernier ne disparaît pas. Il prend l’exemple du texte de Barthes sur « Sarrazine » de Balzac, la tentative la plus radicale d’analyser un texte comme texte, et il y déniche une allusion à l’artiste selon Balzac, faisant le lien avec une autre œuvre de Balzac, « Le chef d’œuvre inconnu » (pour ceux qui préfèrent le cinéma, c’est « La belle noiseuse » de Rivette). Un auteur se reconnaît.

Pourtant encore, un texte ne nous dit jamais que ce qu’il nous dit intentionnellement, puisque nous le lisons depuis notre époque. En outre, le résultat entre l’intention et ce qui est produit, en tant que sens, n’est aucunement assurée. Pour retomber sur ses pattes, on peut tenter de distinguer « sens » et « signification ». Je lis, à la fois en quête du sens que l’auteur a voulu, et de la signification du texte pour moi. Il peut y avoir intention, sans préméditation, comme quand on s’adonne à un sport.

Il conviendrait donc de rester « au miyeu », de se garder d’un excès qui éliminerait l’auteur, mais aussi d’une attitude mécanisme subordonnant le texte à une intention et à une objectivation historique ou biographique.

 

De quoi traite la littérature ? La première réponse est celle d’Aristote, elle parle du monde, c’est sa fonction mimétique, et c’est celle que la théorie moderne va critiquer. La littérature est selon elle autonome par rapport au monde. Elle ne peut d’ailleurs parler du monde qu’illusoirement (« illusion référentielle » fait-on dire aux étudiants). L’art moderne considère la réalité comme une chimère. En se référant à la linguistique, les théoriciens modernes considèrent qu’entre le Signe et la Chose, le lien est brisé. Ce qui passe dans le texte, ce n’est pas du réel, c’est du langage.

Barthes dit d’ailleurs quelque chose de très intéressant pour ceux qui voudrait écrire de la littérature, il montre comment les écrivains procèdent à des « effets de réel », en introduisant des éléments, qui nous font croire qu’il s’agit de réel. Il propose ainsi un exemple dans « Un cœur simple » de Flaubert, avec une référence à un baromètre, soudaine, dans la description d’une chambre. Ce baromètre est arbitraire, il est là pour nous aider à nous faire croire à nous-même que tout cela est réel.

Pourtant Compagnon fait encore son Montaigne, en avançant le bon sens : si on a inventé le langage ce n’est pas pour parler du langage, mais du monde.

 

Et le lecteur ? Anatole France disait que le critique devrait dire « je vais parler de moi ». Le lecteur a créé un consensus contre lui. Il était à la fois un pur jouet de l’Histoire, ou au contraire le jouet du texte. C’est encore Proust qui marque une rupture en réhabilitant le lecteur, qui se comprend lui-même à travers le livre. Sartre, en phénoménologue, voit l’écriture comme création, mais cette création devient l’objet de la conscience qui se projette dans le monde et se l’approprie. Plus tardivement la théorie littéraire en vient à réconcilier les points de vue, en proposant que le texte instruit, et le lecteur construit.

 

Il y a la question du style, qui pourrait nous ramener à la place véritable de l’auteur. Le style est ambigu lui aussi, car il renvoie aussi bien à une nécessité (difficile de sortir de son style, voire impossible), et à une liberté puisqu’il est singulier. Il y a un style collectif et un style de l’auteur. C’est un écart avec le langage commun, et d’autres styles, c’est un ornement, c’est une norme (le beau style).

 

Un débat traverse le livre : peut-on dire la même chose avec des mots différents ? En bref, y a-t-il vraiment des synonymes ? Les linguistes et les théoriciens qu’ils ont influencés pensent que non, ils ont ainsi évacué la question du style. Raymond Queneau, lui, s’est essayé à des « exercices de style », à savoir dire la même chose avec des styles différents. Cicéron, lui, dans «  l’Orateur idéal », classe les styles en fonction des finalités (émouvoir, prouver…).

Compagnon s’en tire avec une référence à Nelson Goodman, qui dit en substance qu’il y a des manières différentes de dire à peu près la même chose. Il y a donc du style.

 

Y a t-il une histoire littéraire ? Les mêmes clivages ressortent. Les modernes vont reprocher à cette notion d’Histoire de ne pas regarder le texte comme texte, mais comme reflet de l’extérieur. Pour les modernes un texte doit être considéré dans sa littéralité. Pour Barthes, si on se met à écrire de l’Histoire de la littérature, on écrit de l’Histoire, puisqu’on parle de ce qui détermine la littérature. On ne parle plus de littérature.

 

Mais les textes sont évidemment marqués par l’Histoire. Donc, on a cherché dans le lecteur la solution. Ce serait son horizon d’attente à l’égard de la lecture qui compterait. On doit donc saisir l’horizon d’attente des lecteurs à telle ou telle époque pour comprendre l’Histoire littéraire. Les « cultural studies » ont introduit la question des rapports de pouvoir pour étudier l’histoire de la réception, comme quand Saïd parlait de l’ « orientalisme ».

 

Tout auditeur du « Masque et la Plume » est conduit à méditer sur la valence. Y a-t-il de bons et de mauvais livres ? Pour la théorie de la littérature, qui n’est pas la critique, un roman est un roman, qu’il soit bon ou mauvais. La question première est qu’est-ce qu’un roman ? Mais elle n’a pas pu éluder la question de la valeur. Une réponse est la preuve de la durée, qui suggère que des niveaux de lecture différents sont possibles et témoigne d’une richesse. Sainte Beuve parlait d’ « un aisément contemporain de tous les âges », dont Molière lui paraît le meilleur exemple, lui dont on ne se doutait pas, en son temps, malgré sa reconnaissance, qu’il deviendrait aussi classique. Le classique de Sainte Beuve ce n’est pas le vieux, c’est l’ancien toujours nouveau.

Tout le monde s’accorde sur le fait que le génie, par nature, a du mal à être tout de suite reconnu, pour ces raisons. Mais on doit aussi constater que la reconnaissance n’est jamais assurée pour l’éternité. Les œuvres canoniques sont stables, mais pas totalement.

Antoine Compagnon s’en tire avec une pirouette. La théorie est impuissante, encore, à fonder la valeur des œuvres, mais ce n’est pas une limite de la littérature, mais de la théorie.

 

Pour Antoine Compagnon, l’histoire de la théorie littéraire, dont la phase la plus intense fut la critique moderne, est un échec. La mort de l’auteur n’a pas mis fin aux biographies d’écrivains. L’illusion référentielle n’empêchait pas ses théoriciens de se laisser prendre aux romans, et le relativisme de revenir souvent aux mêmes classiques. La théorie de la littérature, c’est donc encore et toujours de la littérature. De la science-fiction, plus précisément.

Et l’auteur nous laisse avec cette dernière phrase : « La perplexité est la seule morale littéraire ».

Mais pourquoi donc s’obstiner à écrire pour expliquer que l’on tourne en rond ? Le reproche que l’on pourrait faire à Antoine Compagnon c’est de ne pas sombrer dans la dépression. Il y a quelque chose de presque suspect dans ce constat d’échec regardé avec distance, alors qu’on en est un des acteurs. On se souviendra plus aisément de Don Quichotte que d’Antoine Compagnon.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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