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18 août 2019 7 18 /08 /août /2019 14:22
Hegel au grand dam des belles âmes - Jean Clet Martin -Une intrigue criminelle de la philosophie (Lire la phénoménologie de l'esprit de Hegel)

"La phénoménologie de l'Esprit" de Hegel est un des livres les moins accessibles qui soient mais aussi un des plus influents sur la philosophie moderne (la colonne vertébrale de Marx en particulier). Pour ma part je n'ai pas tenté, j'ai préféré, jeune, lire "La raison dans l'Histoire", qui me semblait être assez proche du propos du "grand livre", mais plus intelligible, et cela m'avait introduit à la pensée hegelienne, avec mes cours, notamment sur la lecture de l'histoire de la philosophie produite par Hegel, le maître de la "dialectique", cette manière de considérer le monde qui nous est tellement manquante, enfermés que nous sommes dans l'alternative binaire.

 

Jean-Clet Martin propose un ouvrage préparatoire à aborder "la phéno", abordable (enfin il ne s'agit pas non plus de Christophe André, hein), intitulé "Une intrigue criminelle de la philosophie (lire la phénoménologie de l'esprit de Hegel)". Car Hegel enquête, oui, sur la vie de l'Esprit. Et cette vie se déroule dans le fil de l'Histoire. C'est la première chose à comprendre d'Hegel, c'est un idéaliste, mais il se sépare radicalement de Platon, il n'y a pas de monde caché, il y a un monde de l'esprit qui se découvre lui-même dans un processus historique. Ce qui se voit n'est pas illusion, mais apparition. La pensée hégelienne peut donc être vécue comme une enquête dans le sillage de l'Esprit. On enquête sur une série de crimes, puisque chaque figure de l'Esprit procèdera du crime de la précédente, tout en lui permettant d'apparaître comme telle, dans l'Histoire.

 

Paradoxalement, cette pensée, qui paraît on ne peut plus abstraite déteste l'abstraction, ce qui paraît difficile à croire. L'abstraction sépare, isole, des objets. L'assassin, par exemple, est l'assassin et rien d'autre. Or la pensée de Hegel refuse de s'enfermer dans cette vision "hachurée" du monde. On doit donc retourner aux choses, d'où le terme de phénoménologie, que reprendra Husserl pour fonder une nouvelle école de pensée. 

 

Cette intrigue c'est celle d'une conscience qui, au terme de son voyage devient pleinement conscience de soi. Boucle la boucle. Les choses, les concepts, sont en mouvement permanent, se caractérisent par le devenir, et entrent en conflit. Cette notion du conflit au cœur de l'Histoire et de la vie de l'Esprit est primordiale. Hegel appelle cela "la négativité" (je le dis parce que beaucoup de ses disciples utilisent le terme, Guy Debord, ou l'Ecole de Francfort).

 

L'Etre est conduit donc au mouvement, et à sortir de lui-même. Il s'aliène. Il connaît ainsi une phénoménologie, qui est indissociable de son aliénation. 

Par exemple, prenons un rubik's cube. On le regarde, il a une apparence, puis on le tourne dans sa main, il prend successivement plusieurs apparences, et l'esprit est la reconstitution de ces phénomènes successifs du même objet. On comprend donc qu'un objet est "ceci" mais aussi "ceci", mais encore "ceci". Et qu'il y a du conflit dans cet objet entre ses propriétés. En observant le monde, je constitue l'unité de ces objets, et je me vois aussi comme conscience. Conscience du monde et conscience de soi marchent ensemble. Mais rien n'est donc indépendant de l'esprit qui le saisit.

Et puis cette conscience de soi… Rencontre d'autres consciences de soi, qui connaît le même mouvement d'aller dans le monde, sous l'effet du désir. 

On en arrive à la fameuse "dialectique du maître et de l'esclave", beaucoup plus profonde qu'elle ne paraît (elle ne se résume pas à la dépendance réciproque). 

L'Homme peut en effet voir l'autre non pas comme une conscience projetée dans le monde mais comme une chose.  Mais plus ambigu, quand on reconnaît l'autre comme identique à soi, on se met "à sa place", et ainsi d'une certaine manière on l'abolit.

Nous parlions d'intrigue policière, or pour Hegel le crime est proprement humain. Ce que ne comprennent pas les adversaires de la corrida notamment et tous ceux qui sont naïfs envers la guerre, qui trouve aisément ses soldats… Seul l'humain peut rompre avec la loi naturelle de la conservation.

 

"Seul l'individu qui n'a pas mis sa vie en jeu, peut certes, être reconnu comme une personne, mais il n'est pas parvenu à la vérité de cette reconnaissance, comme étant celle d'une conscience de soi indépendante".

 

Ceux qui ont lu Bataille comprendront qu'il a été très marqué par Hegel. L'angoisse de la mort permet de reconsidérer la valeur de la vie, comme absolue. La peur de mourir ôte toute légèreté à la vie, qui devient ainsi perceptible, prend toute sa gravité.

Or, les maîtres n'ont pas eu peur de la mort, les esclaves oui. Le Maître est resté en somme un animal, un barbare, qui consomme le monde. C'est donc chez l'esclave qu'un processus tout particulier va se dérouler. L'esclave travaille, apprend à refouler ses instincts, à différer, à sublimer.  Le maître devient ainsi dépendant de l'esclave, car le maître ne sait pas faire autre chose que de prendre, immédiatement.  L'esclave trouve refuge en lui-même…. C'est ce processus, de recherche d'un abri intouchable, en soi-même, qui donnera naissance à la philosophie stoïcienne, dominante durant un long moment à l'Antiquité. Mais ce processus d'intériorisation peut aussi déboucher sur le scepticisme.  Le monothéisme quant à lui est l'expression de cette "conscience malheureuse" qui cherche une transcendance comme soulagement.

Nietzsche, qui par sa pensée du chaos, paraît très hostile à Hegel, qu'il ne cite jamais, je crois, aura en tout cas retenu qu'une bonne partie de la culture humaine est "une pensée d'esclave" qu'ils 'agit de dépasser. 

 

Peu à peu la raison qui travaille le monde va y reconnaître son habitat même. Celui qu'elle a forgé. La Raison est bien "dans l'Histoire", contrairement à la démarche introspective abstraite de Descartes. Les grands hommes ne sont pas des gens vertueux mais ceux qui savent déceler l'esprit de leur temps et les exprimer . L'esprit, à chaque époque de l'Histoire, entre en conflit avec les choses, et engendre des temps nouveaux. L'esprit ne se retrouve donc pas dans l'introspection, dans l'étude du cerveau comme l'espèrent les neurosciences aujourd'hui, mais dans les œuvres des Hommes dans le monde. L'Esprit du temps, moment du développement de l'Esprit comme intrigue, est sur les murs d'une cathédrale, et c'est cette perte que nous avons ressentie quand Notre Dame a brûlé. L'art n'est pas une illusion mais le domaine où l'Esprit se révèle. Pour Hegel, à travers cette intrigue, l'Esprit finira par devenir certain de lui-même. Il a pensé vivre ce moment, et plus tard on a pensé que ce moment serait le communisme, puis les libéraux ont prétendu, avec Fukuyama que cette fin de l'Histoire, l'esprit se réconciliant avec lui même après avoir franchi bien des époques dialectiques, était dans la chute du Mur de Berlin et le caractère indépassable du capitalisme. Aujourd'hui nous savons que ce furent des illusions.

 

A l'intérieur d'un même moment historique, les figures de l'Esprit sont multiples et n'évoluent pas selon un plan univoque. Se superposent des rythmes rapides, conscients, et des mouvements profonds, invisibles tandis qu'on les vit (cela recoupe un peu le débat entre Histoire évènementielle et Histoire du temps long, des structures). Pour penser l'Histoire nous devons apprendre à articuler les deux plans. L'Histoire de l'Esprit se transporte aussi dans nos Noms, dans nos lignées familiales. L'Histoire est une sorte d'oignon, et non pas un plan linéaire.

 

Hegel nous introduit ainsi à une vision non manichéenne de l'Histoire, non moraliste, car la nuit tous les chats sont gris…. Hegel est ce me semble très intempestif à une époque où chacun oublie que l'Histoire est précisément l'Histoire et non un éternel présent, et verse dans l'anachronisme le plus stupide en allant traiter Attila de "machiste" -pourquoi pas ?-.Chaque moment de l'Esprit a eu sa nécessité, pour lui-même être dépassé. C'est ainsi que l'on doit lire la tragédie, par exemple celle d'Antigone. La question dans Antigone n'est pas qui est "méchant", la question est que s'opposent deux modalités de l'Esprit, la loi de la coutume et la loi politique. Et de ce conflit inévitable ne sortent indemnes ni Antigone ni Créon.

 

Mais Hegel est intempestif, aussi, parce que l'on voit bien qu'à le suivre, toute culture est travail de négation. Aussi la pensée hégelienne est hostile à toute fossilisation identitaire, elle la juge d'ailleurs intenable et absurde.

Ces passages sur la culture comme négation m'ont rappelé des phrases de Walter Benjamin nous incitant à nous souvenir que toute réalisation culturelle porte aussi en elle les traces de la destruction d'une culture. Les plus vieilles églises ont du fracasser les temples païens pour en récupérer les pierres taillées. Les grands artistes de la Renaissance sont financés par des mécènes qui vivent du fruit de massacres. Si nous avons une superbe littérature américaine c'est parce que le pays a été envahi et les autochtones massacrés. Il est horrible de considérer que nous devons les plus beaux livres aux expériences les plus atroces, comme "Voyage au bout de la nuit", ou les livres sur l'expérience concentrationnaire. Et pourtant, tel est le cas. Et ces parois préhistoriques émouvantes, les contempteurs de la viande savent-elles qu'elles doivent tout à la chasse impitoyable et à la prédation ?

 

Le bien et le mal n'ont rien à voir chez Hegel avec cette pensée "star wars" qui sert de viatique aux conservateurs américains, et à laquelle on doit le chaos au Moyen Orient. Pour anticiper Nietzsche, il est déjà "par delà". Le bien est dans le mal et le mal est dans le bien. Du pire du mal peut sortir du bien. Et le bien peut produire le pire mal. Une force montante se renforce de ses oppositions, comme le combat des philosophes des Lumières. La résistance crée la force de ce qui avance contre elle. Les belles âmes sont toujours déçues, car elles pensent contrôler le devenir du monde. Le XXème siècle concentre tous les exemples que l'on voudrait. Et si nous réfléchissons à l'avenir, qui semble apocalyptique, nous pouvons aussi imaginer que de manière parfaitement contre intuitives, une renaissance positive en ressorte. Mais à quel prix ? Un prix, cependant, incontournable si l'on en croît Hegel, car l'Esprit se cherche dans le monde, et à cet égard, il commet du dégât, puisqu'il se cherche à partir du conflit. Ken Loach a réalisé un film sur l'"esprit de 45" (je ne l'ai pas vu j'avoue), mais qui parle de ce moment où les anglais, encore dans l'esprit solidaire qui a présidé à leur sublime résistance au nazisme, édifient de nouveaux principes, créent le système national de santé. Pour autant sans les horreurs de la guerre, l'esprit de 45 qui a permis au prolétariat anglais d'échapper à son sort terrible, n'aurait pas émergé. L'esprit de 45 a du se chercher dans l'Histoire de bruit et de fureur.

 

Il y a chez Hegel la prescience des théories critiques du XXème siècle, qui utilisent d'ailleurs son langage. Il pressent que la Raison triomphante, en rendant tout le réel rationnel, et en considérant que tout ce que produit la raison a sa contrepartie dans le réel, est sur une pente dangereuse.  C''est cette analyse que reprendront Adorno, Marcuse.  Rien ne doit résister à la raison. Nous avons là les germes du totalitarisme évidemment. Ces germes n'ont aucunement disparu avec la dénazification, d'une approche bien trop superficielle. 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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