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21 août 2019 3 21 /08 /août /2019 18:11
Sans nuit, tous les chats ne sont pas gris-Les mots et les choses  (une archéologie des sciences humaines)- Michel Foucault (DEUXIEME PARTIE)

 (Suite du premier article sur "les mots et les choses" de Michel Foucault)

 

Du primat de la représentation à celui de l’Histoire : notre modernité

 

Mais un second tournant met fin à l’âge classique. C’est l’Histoire qui devient le principe premier de la connaissance. Du trio formé par l' histoire naturelle, la grammaire, l’économie de « la richesse », on va passer à un nouveau trio : la biologie, la philologie, l’économie politique.

En économie, la transition passe par Adam Smith, qui met au centre de la pensée économique le travail, et ainsi le processus de production. La valeur procède d’unités de travail et non pas des représentations que l’on s’en fait. A partir de Smith l’économie est comprise dans un temps qui croit selon sa propre nécessité. « Le temps du capital et du régime de production ».

L’histoire naturelle se remet en question au même moment. On commence à déceler des fonctions, des organisations dans le vivant, en allant au-delà du visible. Mais l’invisible n’est plus celui d’antan, un « texte secret », mais une organisation qui englobe visible et invisible. Cette notion d’organisation va conduire à rebâtir une connaissance fondée sur la distinction essentielle du vivant et du non vivant.

En grammaire, surgit la grammaire comparée, les langues commencent à être mises en relation les unes avec les autres. C’est par cette faille que l’historicité va s’introduire.

 

On voit donc dans cette étape de transition vers notre modernité, que ce sont des éléments nouveaux, qui ne tiennent plus simplement à la faculté de représentation, qui vont susciter le changement d’épistémè. Alors que la valeur consistait à se représenter la valeur, c’est désormais le travail qui la fonde. Pour l’étude de la nature, ce n’est plus la représentation que l’on s’en fait qui est essentielle, mais un « rapport intérieur à cet être ». Pour la langue, c’est l’architecture interne qui attire désormais l’attention.

« L’être même de ce qui est représenté va tomber maintenant hors de la représentation elle-même ».

Ce qui est représenté n’est plus qu’un « scintillement ».

 

Va alors apparaître le « sujet transcendantal », kantien.  Un sujet qui n’est jamais donné à l’expérience. Apparaissent aussi des « transcendantaux » : la vie, le travail, le langage. A partir desquels on organise la connaissance.

 

Un double mouvement se met en place : la séparation d’une connaissance pure, séparée de l’empirisme. Et en même temps, un empirisme qui s’interroge en prenant en compte la subjectivité.

 

La représentation (les caractères, les identités, les tableaux) devenant superficielle, l’on se tourne alors vers les profondeurs, les « forces cachées », et donc l’Histoire.

 

En économie Ricardo approfondit Smith. Le travail n’est pas simplement ce qui permet de calculer la valeur, c’est la source même de la valeur. Les richesses se déploient donc dans un processus temporel, historique. C’est le cycle de la production. De plus « la rareté » n’est pas une représentation, liée aux désirs des humains, c’est une réalité. Le travail s’est imposé du fait de la rareté qui s’est manifestée devant eux, à un moment de l’Histoire. La pensée de Ricardo se déploie dans l’Histoire, jusqu’à cet état de stagnation qu’il prévoit.  Et là, on trouve la phrase fameuse de Foucault sur Marx, dont la pensée est « comme un poisson dans l’eau au XIXème siècle », « ailleurs elle cesse de respirer ». Il se coule dans l’historicité de l’économie, la perspective d’une fin de l’Histoire (optimiste chez lui, pessimiste chez Ricardo). Avant Marx, le réveil de l’utopie manifeste l’empire de l’historicité.

Vient Nietzsche, qui lui aussi se situe dans l’horizon de la finitude, avec « la mort de Dieu », mais convoque le « bond » vers le surhumain.

 

Dans le domaine « naturel », les fonctions ont donc pris le pouvoir. Il s’agit désormais de parler d’elles. La respiration, la digestion, la locomotion. C’est le rôle historique de Cuvier. Le grand tableau des ressemblances est brisé, et naît la biologie. On étudie des systèmes, cohérents. Le système de mastication est cohérent avec le type de digestion. Et puis on hiérarchise les systèmes, le système nerveux paraissant le système essentiel.

La vie s’isole sur elle-même. « La forme divisée de la vie va faire apparaître des formes dispersées ». Le chemin est tracé vers l’évolutionnisme, historicité du vivant.

 

Le langage à nouveau opaque, et la nécessité d’une littérature

 

Le langage devient le résultat de l’Histoire particulière qui l’a fait naître. On découvre des discontinuités entre groupes de langues, donc des moments de séparation. L’idée d’une continuité de langues qui conduirait vers leur origine a été abandonnée. Tout comme la connaissance de la nature avait abandonné l’idée d’une succession des espèces comme une série d’essais, d’erreurs. L’Histoire règne alors, et non une succession de formes qui se lirait à plat sur un tableau, la figure centrale de l’âge classique défunt.

Le langage devient donc un objet de science. Mais il est aussi le moyen de la science. Ainsi, toute connaissance va revenir à une nécessité d’exégèse, d’interrogation de ce langage qu’elle utilise et dont elle se méfie. On ne peut éviter qu’il y ait toujours du langage, et que nous en dépendions.  Nietzsche dit ainsi magnifiquement :« Je crois bien que nous ne débarrasserons jamais de Dieu, puisque nous croyons à la grammaire ».

Ce langage qui redevient obscur, mais bien différemment qu’à la Renaissance, il doit, dit Foucault « être fracturé » pour voir ce qui peut en émerger, et il peut aussi se dire pour lui-même. C’est ainsi que la notion de « littérature » prend un sens tout à fait nouveau, et autonome. C’est aussi le point de départ d’une interrogation sur la langue, qui n’a pas pris fin.

 

La question de l’homme et de sa possible disparition en tant qu’objet de connaissance

 

A la fin de ce parcours, Foucault revient à l’âge classique. L’ « homme », alors, n’était pas une catégorie de pensée. Et ici, Foucault répond remarquablement à une objection qu’on pourrait lui adresser. Au 18ème siècle on ne cessait de parler de « nature humaine ». C’est justement pour Foucault ce qui est le témoignage de l’absence de science de l’humain. A l’âge classique, l’homme est le Sujet du discours. Et de citer Descartes : « Je pense, donc je suis »… Le « Je suis », dans la formule, n’est pas étudié en lui-même, puisque tout est dans le discours. Il faudra pouvoir se poser la question « Qu’est ce que je suis ? » , la question des sciences humaines. Elle ne pourra être posée que quand le doute portera sur le langage dont l’Homme est le sujet. On prendra ainsi l’Homme comme objet.  Lui qui est aussi le principe de toute production, et qu’il se retrouve au milieu des « vivants ».

L’homme est saisi par le travail, le langage, la biologie. C’est une « figure de la finitude » insiste Foucault.

La figure de connaissance de l’homme ouvre en même temps sur l’impensé. Puisqu’on peut étudier l’homme, apparaît la possibilité de ce qu’il n’a pas pensé. L’inconscient, par exemple. L’anthropologie apparaît aussi, comme moyen de retrouver l’essence de l’Homme et en même temps comme moyen d’accéder à sa relativité. Les sciences humaines se constituent ainsi quand l’homme apparaît comme l’objet du savoir. Les sciences humaines étudient l’Homme en tant qu’être traversé, mais être de représentation. Par rapport aux sciences comme la biologie, l’économie, les sciences du langage, ce sont des sciences « du redoublement ».

L’Histoire, aïeule des sciences humaines, s’impose à toutes les sciences humaines. Aucun des contenus des sciences humaines ne peut rester stable. L’Histoire accueille les sciences humaines, leur donne un sol, et les menace tout à la fois en minant leur prétention à l’universalité. Foucault assigne à la psychanalyse et à l’ethnologie un rôle particulier au sein des sciences humaines, parce qu’elles manifestent la fonction d’inquiétude permanente qui est de leur nature. La psychanalyse s’approche du Désir, c’est-à-dire de l’impensé. Elle fait sans cesse, aussi, surgir de nouveaux éléments de cette Loi du langage qui préoccupe les sciences humaines. L’ethnologie, quant à elle, traverse toutes les sciences humaines et les oblige à la regarder. Mais plus encore psychanalyse et ethnologie « dissolvent » l’homme en se tournant vers l’inconscient des cultures et des individus. La psychanalyse et l’ethnologie ne cherchent pas à théoriser l’homme. Ni la linguistique d’ailleurs.

On sait qu’à l’époque de Foucault, la littérature se concentre sur le langage. Or « le formalisme », pour Foucault est à prendre au sérieux comme un possible nouveau basculement de l’épistémè.  Basculement que Nietzsche avait annoncé, la fin de l’Homme. L’Homme est apparu, comme sujet de connaissance, quand le langage a éclaté, et de voir, avec la linguistique, la sémiologie, la théorie littéraire, le langage se reconsolider à nouveau, Foucault se demande si la figure de l’Homme ne sera pas reléguée à nouveau. Foucault est prudent, mais il rappelle encore une fois que « l’Homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain ». La dernière phrase est très connue, où l’auteur imagine la figure de l’Homme, effacée sur le sable, par l’avancée de la mer.

 

Tentative de retour critique sur « les mots et les choses » (humble, j'insiste)

 

Maintenant, le lecteur que je suis, qui avait étudié la pensée des « Mots et des choses » et utilisait autrefois la notion d’épistémè dans ses dissertations, mais ne l’avait jamais lue in extenso (ce qui réclame de l’abnégation, veuillez me croire), se pose bien des questions.

 

Ce qui ressort du livre, c’est d’abord, la sortie, dans les années soixante, d’une vision téléologique de l’Histoire et de l’Histoire des idées, pour un homme très à gauche comme l'auteur. Foucault n’est donc pas du tout dans l’optique de Sartre selon laquelle le marxisme est l’horizon indépassable de la pensée. Il propose une vision chaotique de l’histoire des idées. Exit donc Hegel et Marx, sans vraiment de charge contre eux (d’ailleurs Marx ne se réduit pas à son historicisme indéniable, loin s’en faut, ce que ses critiques les plus lourdingues essaient de faire croire).  « Les mots et les choses », c’est l’entrée d’un certain chaos dans l’Histoire des idées. On peut adhérer au réalisme de cette vision.

 

Toutefois, si les constructions de l’auteur sont convaincantes, j’ai du mal à saisir ce qui provoque le changement des épistémè. Foucault en reste à une vision idéaliste, c’est-à-dire interne à l’Histoire des idées, même s’il décrit les enchaînements plus profondément que bien des interprètes de l’apparition de la modernité, qui en restent à des considérations de surface. Mais il n’empêche que l’on ne comprend pas ce qui provoque, au fond du fond, le glissement d’une épistémè à une autre. Enfin, moi, je ne le saisis pas…

Et je ne peux pas m’empêcher de penser que ce glissement est un glissement de terrain. Qu’il est donc, matériel.  J’en reste à l’idée selon laquelle c’est l’évolution matérielle du monde qui vient bouleverser les fameuses épistémè.  Par ailleurs, en pensant l’économie comme conséquence, et peut-être pas assez en amont, il me semble que Foucault élude aussi les effets du pur politique, relié à l’économie. Entre l’âge moderne et l’âge contemporain il y a tout de même la révolution française -démocratique-bourgeoise (pas nommée une seule fois) et la révolution américaine, ce qui n’est pas rien… L’idée du progrès, et donc l’historicité, semblent liés à ces évènements, autant qu’à l’emballement de la révolution industrielle. L’ignorance de l’évènement s’ajoute donc à une impasse, peut-être, sur l’en deçà même de l’épistémè.

Foucault écrit à une époque où l’Histoire préfère les structures aux évènements. Il est d’ailleurs indéniablement un « structuraliste » qui se tient auprès de Levi-Strauss et de Barthes, mais on a du mal à considérer par exemple, qu’un évènement majeur comme l’apparition du « Nouveau Monde » ne pèse pas sur l’Histoire de la pensée. On ne saisit Descartes, Montaigne et Pascal, par exemple, qu’à cette lumière-là. Car tout vacille. Et c’est peut-être aussi là que l’Homme commence à se regarder lui-même puisque au dehors l’incertain l’emporte. Les sciences humaines commencent -elles au XXème siècle ? Cela se discute. Il y a longtemps on m’a appris que leur initiateur était Machiavel, et d’autres remontent à Aristote. Peut-être que Foucault ne met-il pas assez de chaos dans son chaos ?

Le lecteur saisit bien que l’on passe de l’âge de la ressemblance à celui de la représentation puis à celui de l’Histoire, mais ces évolutions se nouent uniquement dans la sphère perméable du monde de la compréhension du monde. Et si Foucault repère des moments où le glissement commence (Smith pour l’économie, Cuvier pour la science naturelle), pourquoi se produisent-ils ?

On saisit que si ces changements sont communs à plusieurs sphères, c’est par le truchement des transformations du langage. Mais la source première, où est-elle ? Qu’est-ce qui vient affecter le langage ?

Foucault dit souvent « il se passe un évènement »… Et puis il décrit une mutation de la pensée. Mais pourquoi ? Est-ce un mécanisme endogène à la pensée ? Pourquoi ne resterait-elle pas immobile ? A mon sens (en toute humilité, mais si on lit on doit bien se forger un avis) Foucault a tort de considérer que la pensée est une bulle. Ce sont des forces sociales, des individus inscrits dans le social, qui s’emparent des idées.

 

Je dois bien évoquer la grande critique adressée à Foucault, au moment du virage néolibéral des années 1980, c’est son « anti humanisme ». Personnellement, cela me laisse assez froid. L’idée nietzschéenne selon laquelle l’humain est un « être qui se doit d’être surmonté », et que l’humain est humain trop humain ne m’irrite pas, et que je sache Nietzsche et Foucault ne réclament pas que l’on redevienne des animaux. Je ne partage pas les prémisses de ces dits humanistes critiques, comme la croyance (intéressée politiquement) dans un libre-arbitre qui renvoie seulement à soi, à son « choix ». Le fait que l’on en sorte ne me pose nullement souci. Ce serait une libération, d’ailleurs, pour beaucoup, les chômeurs qui sont dits responsables de leur sort, ou les personnes en souffrance psychique accusés (d’ailleurs par la psychanalyse aussi en partie) de choisir leur sort. Le choix n’est pour moi qu’une métaphore du résultat d’un entrechoc entre des causalités. Donc, d’une certaine manière, il me semble qu’avec Spinoza, qui nous inscrit dans une chaine de causalités, l’Homme des « humanistes » est déjà mort.

L’homme abstraitement universel, lui, celui de Kant, et de ses héritiers « humanistes » (bien relatifs), est mort et bien mort, à mon sens, avec le résultat catastrophique du « droit d’ingérence » ou du « devoir », et des chimères d’exportation politique. Mais chaque jour nous voyons qu’un universalisme abstrait, politique et moral, est absurde, sans nier évidemment le fait que nous soyons tous d’une commune humanité réelle, et que cela a de profondes conséquences (qui empêchent de sombrer dans un relativisme radical). Mais voilà, on doit toutefois se souvenir qu’artiste contemporain en réussite dans le troisième arrondissement de Paris n’est pas tout à fait le même sort humain qu’enfant kurde à Afrine. L’humain est un être culturel, et il ne peut pas décider de ne pas l’être au motif qu’internet nous relie tous. Il nous relie mais n’aplanit pas l’Histoire. En cela la notion d’épistémè est tout à fait juste, il me semble, et elle nous permet de nous méfier d’une certaine conception de « la » Vérité, trop pure.

 

L’Historicisme, pour sa part, n’a pas été balayé. Mais il est ironique et grinçant de constater que ce sont les critiques de Foucault, qui a combattu l’historicisme en montrant l’importance d’un certain chaos, qui le revitalisent aujourd’hui en parlant sans cesse de chemin unique de la politique, d’ « adaptation » nécessaire. Le néolibéralisme qui critiquait l’idée de « la mort de l’homme » soumet l’homme à une nouvelle Histoire à laquelle on doit se soumettre absolument, refusant d’ailleurs d’interpréter et de discuter tout signe qui montrerait que cette adaptation ne va pas vers une Fin de l’Histoire heureuse mais vers un effondrement terrible.

 

On ne peut pas lire Foucault aujourd’hui sans penser au transhumanisme. Est-ce une manifestation de « la mort de l’homme » annoncée ? D’ailleurs ni saluée ni déplorée par Foucault, dans la lignée de Nietzsche selon laquelle on doit juste accepter ce qui est.

 

Le code a peut-être supplanté l’Homme. Encore faudrait-il démontrer que cela est possible. Personnellement je doute qu’une pensée sans corps, donc sans émotion, soit possible. Mais c’est peut-être archaïque de ma part. Peut-être qu’on peut créer de toutes pièces un système émotif ?  On peut reproduire des fibres nerveuses, je pense, comme en témoignent certaines greffes.

 

 Un autre signe de « la mort de l’Homme » peut être l’évacuation de tous les principes humanistes, quand on parle de biotechnologie aujourd’hui. Ce n’est plus à partir d’une conception de l’Humain que l’on argumente, mais à partir du désir. Je désire donc j’ai droit. J’ai droit A un enfant par exemple, quelle que soit ma situation. Une pensée qui place l’humain en son centre n’acceptera pas qu’on puisse assimiler un être humain à un Bien et pointera tout ce qui en découle.

 

Imaginons ce que signifierait vaincre la mort. C’est un « non sens » de notre point de vue, la vie et la mort étant indissociables, la vie consistant à différer la mort. Mais en restant chez Foucault, on peut penser que dans une autre épistémè l’immortalité serait envisageable, qui sait ? De notre horizon actuel l’immortalité semble aussi attractive, qu’affreuse (quel ennui), mais aussi impensable. Mais demain ? C’est l’utilité du concept d’épistémè : il nous oblige à nous dire que ce que nous pensons ne pouvait pas être pensé autrefois, peut être très difficile à penser ailleurs, et que demain on pourra penser de l’impensable aujourd’hui. L’Histoire des idées n’est donc pas forclose.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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