« Les mots et les choses » est un livre pharaonique, qu’il est bien difficile de synthétiser, tellement il ouvre de portes sur des salons particuliers luxuriants où l’on pourrait (devrait) se poser longuement, au lieu de devoir parcourir le Louvre en une seule journée, au pas de charge. Mais voilà, nul n’a de devoir de lecteur. Le lecteur est souverain. Il se pose là où il veut dans un long texte complexe et exigeant. J’ai vu d’ailleurs que l’on a écrit récemment un essai fourni intitulé « Lire les mots et les choses », ce qui en dit long sur le livre de Foucault lui-même.
C’est peu de dire qu’il est difficile à aborder par la face nord, malgré la qualité du style de Foucault, d’une pureté classique, qui le distingue de nombre de chercheurs en sciences humaines. Les étudiants en sciences humaines et certains professeurs passables considèrent qu’il y a une manière d’écrire « scientifique » (à mon sens c’est un effet de clôture voulu, et paradoxalement, celui qui dénonce ces clôtures symboliques, c’est Bourdieu, celui qui dresse le plus de clôtures par son style. Il faudrait essayer de dire pourquoi, mais je n’ai pas le temps ici… Disons rapidement qu’avec ce style « objectif » Bourdieu veut se hisser au-dessus de la mêlée sans doute, et apaiser ses angoisses de transfuge social, échappant aux antagonismes qu’il analyse).
Chat n’est pas chien mais pourrait
Foucault dit que l’idée de cet essai qui explique tout bonnement les mécanismes profonds, enfouis, d’évolution des savoirs depuis la fin de la Renaissance, lui est venue de Borgès, qui dans une nouvelle propose un système de classement comique, paraissant sortir de l’esprit d’un aliéné. Or il n’est pas aliéné, il témoigne d’une autre perspective sur le monde.
« Ni l’homme, ni la vie, ni la nature ne sont des domaines qui s’offrent spontanément et passivement à la curiosité du savoir ». Ce dont il s’agit dans « Les mots et les choses », c’est bien de ce filtre du savoir.
On décèle l’influence de Nietzsche le perspectiviste, pour qui « le monde du chat n’est pas celui du fourmilier ». Michel Foucault s’y donne l’objectif, en creusant profondément au sein des savoirs, ce qui vient qualifier ce travail d’archéologique, de dévoiler ce qu’il appelle l’epistémè. Le sol de la pensée. Le paradigme des paradigmes. Ce qui, dans une civilisation, conditionne, en arrière-plan, toute connaissance possible. Par exemple, il n’y a pas de biologie possible avant le contemporain, parce que la catégorie du « vivant », n’est pas pensable. Il n’y a jusqu’alors que des êtres vivants et pas « le vivant », et donc l’histoire naturelle est possible mais pas la science naturelle telle que nous la connaissons.
Quand nous affirmons, nous affirmons les pieds sur un sol ferme, ce sol c’est l’épistémè. C’est « une expérience nue de l’ordre », une région en deçà même des mots, une perspective sur le monde qui permet la connaissance mais l’oriente et la limite.
« Quand nous disons que le chat le chien et se ressemblent moins que deux lévriers, même s’ils sont l’un et l’autre apprivoisés et embaumés, même s’ils courent tous deux comme des fous (….) quel est donc le sol à partir duquel nous pouvons l’établir en toute certitude ? ». Il serait en effet possible de disposer d’une clé de lecture qui nous conduirait à assimiler le chien et le chat, parce qu’ils habitent tous deux dans ma rue par exemple, et que ce critère-là est au cœur de la manière de connaître de mon temps.
Foucault dégage cette idée d’épistémè en étudiant les ruptures épistémologiques qui expliquent qu’on passe d’un « âge » à l’autre. Deux changements de civilisation. Le passage de la Renaissance à l’âge classique ou dit moderne, et le passage à la société contemporaine, c’est-à dire après la révolution française. Il va ainsi creuser profondément dans les savoirs de ces époques pour retrouver les épistémè, ce qui suppose de relier les conditions de production de ces savoirs hétérogènes, d’où l’immense travail, absolument incroyable, mené par Foucault pour aboutir à un tel livre. Si une épistémè surgit, alors elle peut mourir, comme celles de la Renaissance et de l’âge classique. Et c’est bien ce que Foucault a en tête. Le livre annoncera ainsi la « mort de l’homme », la pensée de l’homme comme objet de pensée, catégorie, étant une parenthèse historique selon lui. Un « pli » dans l’Histoire de la pensée.
Le « classique » ou le « moderne », fils de la représentation, comme possible représentation d’elle-même
Le livre commence avec une longue évocation, devenue célèbre, du tableau « Les ménines » de Velasquez, qui annonce l’âge moderne, dans la mesure où fondé sur des reflets, du peintre, du couple royal, il dit ce qui caractérise la nouvelle épistémè : la représentation, et la possible représentation comme représentation d’elle-même. Le tableau annonce ce qui sera le cœur de l’épistémè de l’âge classique naissant au 17eme siècle : une représentation libérée, capable de se représenter elle-même. Ce processus de libération de la représentation va permettre le développement de savoirs, et Foucault va explorer trois échappées de la connaissance : l’histoire naturelle, la grammaire, la pensée économique. Ces trois savoirs vont procéder du primat nouveau de la représentation.
Avant l’âge moderne, le monde était connu à travers la recherche de similitudes, de ressemblances, de proche en proche. Il fallait déchiffrer le monde. Représenter, par exemple par l’art, c’était imiter le monde, le répéter. On connaissait le monde à travers son observation et la lecture des textes, attentives aux similitudes comme signes laissés par le divin, déposés dans le monde et dans le langage. Le texte était incrusté dans le monde. Divination et interprétation se rejoignaient. Le savoir était herméneutique. Le savoir de la Renaissance oscille entre rationnel, magie, retour aux textes anciens. On doit déchiffrer le langage, qui a été troublé après l’épisode biblique de Babel.
Or, ce qui se passe avec l’âge moderne, c’est que les mots se séparent des choses, justement. Que le langage se décolle du monde et entre dans le domaine de la connaissance, ou plutôt « vient du côté » de la connaissance. Le langage devient un outil pour connaître, et il doit devenir le meilleur outil pour connaître, tout connaître. C’est ainsi que l’âge moderne, et c’est notamment la tâche historique des jansénistes de Port-Royal, est l’âge de la grammaire. A Port-Royal on distingue déjà le signifiant du signifié, le langage, dont la dualité est reconnue, devient un objet d’étude en lui-même, dénaturé. Il est au service de la connaissance et non pas un matériau à déchiffrer qui code la connaissance. Le langage doit devenir efficace, c’est une mécanique implacable au service de la connaissance, qui doit pouvoir tout nommer, pour que l’on puisse l’insérer dans l’ordre de la connaissance. La connaissance doit se doter d’un langage efficace, et non interpréter le langage. La fonction de divination va donc disparaître, elle ne subsistera que dans l’occultisme de plus en plus marginalisé.
Un passage célèbre du livre est celui qui traite de Don Quichotte. Pourquoi est-ce le roman de la modernité qui commence ? Parce que Don Quichotte, on le sait, est un texte vivant, un porteur de textes. Il erre dans le monde et cherche à confirmer que ces textes sont justes, il cherche à les valider. Il cherche donc des ressemblances avec le texte. Et c’est ainsi qu’il voit des dragons dans les moulins à vent. Don Quichotte est ainsi fou. Mais sa folie (on sait que c’est le sujet de prédilection de l’œuvre de Foucault sans doute) n’est que son appartenance à l’ancienne épistémè. Il n’est plus dans une épopée, où la quête chevaleresque déroule le texte, mais il essaie, pathétiquement, de justifier à tout prix le texte, mélancolique de l’ancien monde. C’est ce qui qualifie Quichotte comme fou, il ne pense pas dans la perspective de son temps. Et c’est le génie de Cervantès d’avoir écrit un roman, le premier roman moderne justement, sur l’apparition de la modernité, dont le chevalier à la triste figure est le témoin, par son obsolescence.
Il ne s’agit plus de chercher des signes, des ressemblances, dans le monde, mais d’analyser le monde. Si l’on compare c’est pour créer des catégories, des taxinomies. Il s’agit de nommer, d’abord et avant tout. Ainsi l’âge moderne est la grande époque de l’histoire naturelle, de ces tableaux botaniques ou animaliers, des jardins et cabinets d’Histoire naturelle. Connaître c’est nommer, bien discerner (et non chercher des similitudes).
Le savoir « ordonne la connaissance des êtres à la possibilité de les représenter dans un système de noms ». Ainsi la biologie ne peut pas se constituer, « le naturaliste c’est l’homme du visible structuré et de la dénomination caractéristique. Non de la vie ».
L’on va comparer, mais pour classer et réaliser des taxinomies, et à cet effet on va se servir d’unités de mesure et non du critère de seule ressemblance, sur lequel le doute est jeté.
Mais nommer c’est tout de même s’en tenir au seul visible, à la forme, à la grandeur relative des éléments. On délaisse la dissection pour s’intéresser à la surface, on préfère la botanique à l’étude des animaux. Tout nommer pour discerner, devient la tâche de l’époque.
En économie, la libération de la représentation va permettre un tournant majeur avec le « mercantilisme ». L’économie de cette époque pense en termes de richesse. Elle s’intéresse à la monnaie, essaie d’en comprendre la nature. Les mercantilistes vont saisir que la monnaie ne dépend pas de la quantité de métal précieux qu’elle incorpore, et ouvrir la voie à une vision de « la monnaie-représentation ». Jusqu’à présent, la conception de la monnaie témoignait de ce régime de la ressemblance de la Renaissance. La monnaie incorporait l’or ou l’argent, qui ressemblaient aux astres, au divin, et insufflaient de la valeur à la monnaie. Mais les mercantilistes comprennent que la monnaie bien comprise doit représenter la richesse du pays. Si elle est trop nombreuse, mal ajustée quantitativement, elle produit de l’inflation, beaucoup trop. Elle doit être présente dans une économie pour permettre l’élévation des salaires, en fonction de la croissance de l’activité, sans susciter une hausse des prix trop forte. De l’ignorance de ce mécanisme la grande Espagne surpuissante chutera, devenant un pays pauvre, relégué, pour avoir cru qu’importer des minerais précieux suffirait à sa richesse.
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