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5 août 2019 1 05 /08 /août /2019 21:45
Tel quel ! – Logique du pire, éléments pour une philosophie tragique –  Clément Rosset

 

 Penser, pour la plupart des penseurs, c’est ordonner. Or, Clément Rosset dégage, dans son ouvrage « Logique du pire, éléments pour une philosophie tragique », une lignée philosophique qui, à l’encontre des courants dominants de la pensée, ne pense le monde que comme chaos. Cette voie est contraire à celle du Logos qui cherche à déchiffrer l’ordre du Cosmos, ainsi ces penseurs sont parfois même écartés du corpus philosophique.

Cette lignée passe par les sophistes, Lucrèce (parfois assimilé à un simple poète), Montaigne (pas toujours reconnu comme philosophe, parfois à peine homme de lettres), Pascal (écrivain, pour certains), Nietzsche (fou). Elle se différencie, selon Rosset, d’une verve que l’on peut simplement qualifier de « pessimiste ». Le pessimiste explique que l’ordre est négatif, le tragique lui, évoque l’impossibilité même de percevoir un ordre qu’il serait ensuite conduit à qualifier. Il nous renvoie ainsi à une certaine terreur, Rosset le qualifie de terroriste. Quand Pascal dit « je ne suis pas un homme nécessaire », il ouvre sur la terreur de notre insignifiance. Ainsi les pessimistes trouvent un principe du monde, tel Schopenhauer, dans la volonté. Et en réalistes qu’ils veulent être, décrivent une impossibilité de sortir de cet ordre. Mais pour les tragiques, pas question d’ordre mais de ruiner l’idée même d’un principe organisateur premier.

Du coup les tragiques peuvent paradoxalement se retrouver du côté d’une certaine jubilation devant le hasard. L’art pour eux, n’est pas comprendre quelque ordre et le représenter, mais un art d’accueil du hasard. Le pessimiste regarde vers la paranoïa, alors que le tragique est une tentative de guérison par la prise de conscience de l’insignifiance totale.

Clément Rosset souligne que cette pensée tragique, minoritaire en philosophie, rejoint paradoxalement un certain bon sens populaire, synthétisé par l’expression « c’est la vie », « c’est comme ça ». Ainsi, Rosset compare ces tragiques aux psychanalystes en ce qu’ils font advenir à la parole ce que tout le monde sait déjà (le malade sait déjà, pour Freud, ce qu’il a, mais il ne peut pas le formuler). Et que sait-on ? Qu’il est impossible de croire, car on ne sait même pas préciser à quoi l’on croit. Conséquence : il ne sert à rien de combattre les croyances, puisque les croyants savent déjà au fond d’eux qu’ils croient à des chimères, argumenter auprès d’eux ne sert à rien. Il est vrai que les échecs répétés de la raison contre le fanatisme, le racisme, donnent raison aux tragiques. Le croyant est de mauvaise foi, pour faire un jeu de mot. Il sait que son besoin est de croire, et il transforme sa foi en source plutôt qu’en projection, dont il sait au fond la véritable fonction (par croyant on entend ici tous les croyants, y compris les croyants laïques, ceux qui adhèrent à des « ismes » et s’y conforment ou cherchent à s’y conformer en parlant d’émancipation qui plus est).

 

Rosset défend les tragiques, en montrant qu’ils sont toujours attaqués « de biais », pour autre chose que le fond de leur pensée. Ainsi Platon a réussi à détruire la philosophie sophiste, être « sophiste » devenant un adjectif péjoratif (j’avoue que moi-même, pourtant tout faut platonicien, je suis contaminé, mais je me promets de m’amender) en les traitant de démagogues, et on attaque Nietzsche sur ses supposés héritages.

La grande affaire du tragique, c’est l’approbation du monde (ceci étant d’autres philosophies conduisent à l’acceptation ce me semble, comme le stoïcisme, non au nom du chaos mais justement de l’ordre qui ne peut se déplorer, puisqu’il ne dépend pas de nous). Approuver ce qui est, ou faire le pas de côté (se suicider), telle est l’alternative de l’homme. Les tragiques nous appellent à accepter ce qui est. Parce que se réfugier dans la référence à une essence, injustement irrévélée, est artifice (l’essence de l’Histoire, l’essence de la nature humaine).

Ce tragique est-il différent de celui de « la tragédie » d’antan ? Non selon Rosset. Certes, il s’agissait de destin dans les textes de Sophocle, mais par ce mot il faut comprendre « ce qui est ». Or ce qui est, survient du hasard.  Le grand penseur du hasard, tragique radical, absolument imperméable à toute récupération idéologique et toute morale, est Lucrèce en son grand poème luxuriant « de rerum natura ». La matière elle-même est productrice de hasard (et possiblement d’ordre, ce qui n’est pas du tout contradictoire, le hasard signifie qu’il n’y a aucun principe premier, mais il peut susciter des types d’ordonnancement, ou bien du désordre, ça dépend de comment on le regarde).

Il n’y a pas d’essence. Il n’y a pas de nature, observable en elle-même. Il n’y a que du hasard, et parfois on le nomme « nécessité » comme Spinoza, mais c’est du hasard. Socrate, tout à sa maïeutique, demande à Hippias le sophiste ce qu’est la beauté. Hippias répond : « c’est une belle fille ». Ce qui existe existe, un point c’est tout.  Pas d’essence de la beauté. Juste une existence qui est là et que l’on qualifie de beauté. Socrate, lui, veut remonter de la belle fille aux Idées essentielles. Mais nous constaterons qu’il est fort difficile de définir la beauté.

 

Le tragique c’est aussi une sorte de rire. Non le rire ironique, qui se réclame toujours d’un contre discours.  C’est un rire de « naufrage ». Et ici Rosset reprend la sublime explication du rire de Bergson, qui dit que le rire procède « du mécanique plaqué sur le vivant ». Quand la vie se dérègle, bloque, une énergie se décharge dans le rire. Celui-ci est une reconnaissance du chaos.

 

En quoi ces tragiques sont-ils louables ? D’abord ils sont d’une tolérance radicale, puisque les pensées des autres ne sont rien, comme d’autres.  Et en même temps, ils accueillent tout, venu du hasard. C’est une tolérance radicale. Les tolérants font de la tolérance « une valeur », mais les tragiques tolèrent tout car il n’y a pas de valeur. Notamment pas ces valeurs naturelles qui seront les fondations de la pensée des Lumières. Ces dernières remplacent la transcendance par la nature, or pour les tragiques c’est tout aussi vain. Les droits naturels, les concepts kantiens, ne sont que des remplaçants des prescriptions divines.

 

Le tragique met en question jusqu’à la nature et la notion de vérité, jusqu’à l’être même (ce qui paraît tout de même difficile à suivre, quand je me cogne le pied contre un caillou, je sens qu’il y a de l’être). Les tragiques considèrent que tout est convention, que tout est issu d’un processus d’interprétation, que tout est perspective (Nietzche), que tout s’inscrit dans une epistémé (Foucault). Pour Gorgias, « Rien n’est », « si quelque chose était, ce ne serait pas pensé », et cela échapperait au langage. Il n’y a pas de nature pure (en cela je suis d’accord, et on pourrait aussi dire que la phénoménologie dit la même chose, puisque rien n’est que pénétré par la conscience qui se l’approprie). Pascal a dit cette idée avec une incroyable netteté :

« La coutume est une seconde nature (…) J’ai bien peur que cette nature ne soit-elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature ». Il est impossible de remonter jusqu’à une « nature » qui ne soit pas humaine. Et d’ailleurs, la nature, même sans l’humain, était un devenir.

La position des anthropologues contemporains rejoint la pensée tragique : la nature et la culture sont artificiellement opposées par le langage. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de « nature » à proprement parler.

 

Les tragiques nous conduisent donc à considérer notre vanité à vouloir comprendre le monde autrement que de manière superficielle. Idée assez terrifiante en effet. La connaissance ne nous renvoie qu’à nous même. Ils nous livrent à l’étrange étrangeté freudienne, cette étrangeté qui surgit au milieu du plus familier. Devant ce Rien, que reste-t-il ? Le divertissement selon Pascal (on se souvient que Giono a fait un beau roman sur sa fameuse phrase sur le Roi sans divertissement, aussi malheureux que le pire des miséreux).

 

Attention, les penseurs tragiques sont anti-métaphysiques, mais ne renoncent pas à penser, à généraliser, mais les généralisations qu’ils opèrent sont considérées comme agencements provisoires. Et c’est bien ce sur quoi se basent les sophistes : il n’y a que des situations. Les saisir en tant que telles est la tâche du philosophe.

D’où le vertige qu’il y a à les lire.

On peut ne pas les suivre, certes.

Mais on songera alors, si on est honnête, à ce que demande Nietzsche : « quelle quantité de vérité es-tu prêt à supporter ? ».

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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