"Je ne suis personne d'important ni ne suis spécialement brillante"
Lettre ouverte au premier Ministre Rajoy, en tant que porte parole de la plate forme des victimes des hypothèques, Ada Colau
Ada Colau, après quatre ans d'un premier mandat dense et agité, a été réélue in extremis Mairesse de Barcelone récemment, contrairement à son amie Manuela Carmena, l'ancienne juge, figure de la rupture avec le franquisme, qui a perdu la direction de Madrid. Ada Colau, devenue une figure populaire pour avoir mené la lutte contre les expulsions massives du logement en Espagne, après l'explosion de la bulle immobilière dans le pays, peut raisonnablement être qualifiée de libertaire, ou de socialiste libertaire (après tout elle utilise parfois des concepts marxistes, comme celui d'hégémonie, emprunté à Gramsci), même si elle n'utilise pas ces vocables, les "isme" ou les "aire", ne donne pas dans le dogmatisme idéologique mais dénote par son souci de partir du réel urbain pour construire une pensée qui s'énonce clairement. Elle se réfère toujours aux projets collectifs auxquels elle adhère, à leur charte fondatrice et à leurs orientations. Cette mère de famille conduit aujourd'hui une expérience "municipaliste" à grande échelle dans une immense ville mondialisée, avec la ferme intention d'être une personne utile à un processus de reconquête du politique par le peuple contre les dérives oligarchiques et affairistes, en commençant par la base, la ville, mais avec l'ambition de proposer une alternative au néolibéralisme et à l'extrême droite à l'échelle européenne. La municipalité, c'est un élément fort de l'histoire politique espagnole, et de la gauche ibérique. Car on doit se rappeler que la République de 1931 a vu le jour après des élections municipales, qui ont vu les élus anti monarchistes déclarer la fin de la Royauté, unilatéralement, et l'obtenir.
J'ai voulu approfondir la compréhension de cette élection hors du commun puis de ce renouvellement, même compliqué. Ce dernier a été acquis grâce aux voix de ciudadanos, ce mouvement "citoyen" de centre droit…. Conduit à Barcelone par Manuel Valls notre ancien Premier Ministre, très hostile à Ada Colau, cette dernière suggérant par ailleurs que Valls était une torpille envoyée par SUEZ, multinationale d'origine française avec laquelle elle a engagé un combat sans merci pour la municipalisation du service de l'eau... Mais Manuel Valls était très à cheval sur l'anti indépendantisme, et la seule solution pour éviter la conquête de la Mairie par les partisans du destin national catalan était d'apporter son soutien à la quadragénaire alter mondialiste. Décidément, les dernières élections auront été dures pour l'ancien Maire d'Evry.
J'ai donc cherché à en savoir plus (je suis attaché à Barcelone par mes origines, ma grand-mère, son fils, et une grande partie de la famille exilée en France en 1939, chassés par les fascistes, et aussi mes visites, mes lectures littéraires, historiques ou politiques) et à mesurer si cette expérience politique aux promesses ambitieuses, dont nous n'avons qu'un équivalent en France dans un esprit assez proche (Grenoble) avait atteint ses objectifs. A l'heure où il semble que la démocratie est appelée à un renversement du vertical vers l'horizontal, ces épopées pionnières sont pleines de leçons. Je sais d'expérience que quatre ans, ce n'est pas grand chose pour une ville. On met par exemple en moyenne trois ans pour bâtir une crèche, de la prise de décision à l'inauguration, si tout se passe bien. Et Ada Colau est arrivée à la tête de la Mairie, sans disposer d'une majorité, loin s'en faut même, mais à la tête du groupe d'élus le plus fort. Une équipe dotée de compétences fortes, de sérieux intellectuels et militants la composant, mais sans expérience de gestion institutionnelle publique, qui ne connaissait pas la Mairie de l'intérieur, immense Maison. On sait que dans ce cas, la première année est consacrée à comprendre où l'on a atterri, et c'est ce qu'Ada Colau confirme elle-même. Pendant un an ce fut le chaos, l'apprentissage du minimum pour se lancer à l'assaut de la réalité.
J'ai donc pris le temps de lire ce qui s'est écrit d'un peu travaillé à propos de cette expérience récente, qui va donc continuer. Ce sera le dernier mandat d'Ada Colau, mais le "municipalisme" égalitaire ne voudra pas s'en tenir là.
Des sources catalanes et espagnoles
L'édition française n'a rien publié à ce sujet. Le nombrilisme français est tout de même… accablant. J'ai donc lu d'abord un livre écrit en espagnol (c'est la première fois dans ce blog que je parlerais de livres écrits dans une autre langue que la mienne, non traduits), "Ada Colau, la cuidad en comun", de Steven Forti et Giacomo Russo Spena. Un essai sérieux, certes plein d'empathie pour l'expérience de "Barcelone en commun", qui propose un long entretien avec la Mairesse pour conclure. Pour autant ce n'est pas non plus une hagiographie ou un livre de propagande, mais un livre fondé sur une enquête réelle, qui n'élude pas les difficultés rencontrées et les échecs.
Ensuite, un essai québécois, francophone, un peu dans la même veine, du précédent, "Squatter le pouvoir, les Mairies rebelles d'Espagne", de Ludovic Lamant, qui pour sa part, évoque les situations des différentes villes où les listes dites "citoyennes" soutenues par Podemos, ont gagné en Espagne en 2015. Une véritable vague, puisque six millions d'espagnols se sont retrouvés concernés, d'un seul coup, par ce type de gestion. Le livre consacre de larges passages à Ada Colau et son équipe, Barcelone étant la seconde ville d'Espagne.
J'ai aussi lu le livre écrit par Ada Colau et Adria Alemany, quand Ada était leader de la PAH, association de droit au logement. Il porte le titre de "Si se puede !" (oui on peut, yes we can…) cronica de una pequena grande victoria, et il est sous-titré "Stop desahunios" (stop aux expulsions).
Je me permets aussi de renvoyer ceux qui s'intéressent au destin de Barcelone à une vieille chronique que j'ai réalisée dans ce blog à ses débuts (2011) sur "Barcelone(s)" de Manuel Vasquez Montalban, un essai du romancier fameux, sur l'histoire de sa ville. Et tant qu'à y être, on peut lire Montalban, ou Mendoza.
J'ajoute que l'élection d'Ada Colau, qui a une photo de Federica Montseny dans son bureau (ministre anarchiste, première femme en Europe à ce poste, sous el frente popular, réfugiée à Toulouse ensuite, et au caractère difficile… Comme celui de mon aïeule qui la tutoyait. Mais tout le monde se tutoie en Espagne) tire sans doute ses sources anciennes dans la vieille tradition libertaire, très forte, de Barcelone, qui trouve là une résurgence inattendue. Le point d'orgue en a été la guerre civile en 1936, la CNT, syndicat libertaire, et la FAI (émanation politique) étant très puissants en Espagne, mais surtout en Catalogne, et à Barcelone, où la collectivisation d'une grande partie de l'économie a été accomplie à leur initiative. Ils ont ensuite été pris en tenaille entre Franco et… les communistes armés par Staline, mandatés pour réprimer tout ce qui était de gauche mais hors de leur contrôle. Puis chassés vers les Pyrénées pour les survivants, livrés aux camps infâmes pour beaucoup, puis certains rejoignant la Résistance. Ils seront les premiers, sur des tanks, à entrer dans Paris à la libération. Qui voudra comprendre cette originalité espagnole et catalane (Léo Ferré, dans sa chanson "les anarchistes", chante "la plupart espagnols, allez savoir pourquoi…"), pourra se référer à de très nombreuses sources sur la guerre d'Espagne, de différents genres. On peut citer par exemple (je ne cite que des livres que j'ai lus) le livre de Hans Magnus Ezensberger sur le leader anarchiste Durruti et sa fameuse colonne, les œuvres d'Historien de Bartolomé Benassar, Guy Hermier ou de Pierre Broué sur la guerre d'Espagne, le livre de Victor Alba sur le POUM, parti proche du trotskysme et des libertaires principalement implanté en Catalogne pendant la guerre, et plus largement la profusion d'œuvres littéraires qui concernent cette période et ses suites, comme les vieux livres d'Arthur Koestler, "Les soldats de Salamine" de Javier Cercas (chroniqué dans ce blog), "La capitana" d'Elsa Osorio évoqué aussi dans ce blog, Dulce Chacon… les romans de Ledesma. Le livre étonnant de Bernanos, "Les grands cimetières sous la Lune", ou encore Malraux, berné par les staliniens toutefois. Et bien entendu l'indispensable et sublime "Hommage à la Catalogne" de Georges Orwell. On ne manque pas de choix. La littérature espagnole et catalane est hantée par la guerre civile.
Du milieu populaire au fauteuil de "la ville des prodiges" (Mendoza)
Ces préalables effectués, entrons dans le vif du sujet. Ada Colau a 45 ans, elle est issue de la classe moyenne barcelonaise acquise au vote socialiste après la dictature. Elle commence à se politiser au lycée, à militer autour de causes qu'on qualifie comme "sociétales" en France, puis suit des études de philosophie, étudiant notamment Hannah Arendt, ce qui semble en effet l'avoir marquée. Après un Erasmus en Italie, elle s'implique dans l'alter mondialisme alors effervescent, puis contre la guerre du Golfe, où elle s'affirme comme agitatrice. Elle vit elle-même la précarité, enchaîne les petits boulots. Travailller comme père noël….Traductrice. Au milieu des années 2000 une bulle immobilière immense se constitue en Espagne sous la direction de la droite comme du zapaterisme. En 2006 on construit dans le pays autant de logements qu'en France, Allemagne, Italie réunies… La correction devait nécessairement venir et pour des dizaines de milliers d'espagnol, c'est la descente aux enfers, selon un schéma assimilable à celui de la crise américaine des hypothèques.
C'est alors que la future Mairesse s'engage dans le droit au logement, rencontre son futur mari dans le mouvement, avec lequel elle aura deux enfants. En 2009 la "PAH" (plate-forme des victimes des hypothèques), son organisation, est un petit comité qui établit des objectifs stratégiques clairs : mobilisation des logements vacants, contrôle des prix. Le mouvement se développe, et au carrefour avec le mouvement des indignés, prendra une importance spectaculaire. La PAH organise des piquets anti expulsion, des consultations d'avocats, des occupations et des "escraches", inspirées des concerts de casserole argentins, que l'on va tenir devant les domiciles de députés austéritaires. Elle écrit au premier Ministre de droite, "Ils sont blessés que nous puissions aller protester devant leur maison. Je le comprends. Moi aussi je n'aimerais pas cela. Mais si à l'occasion ils étaient venus assister à une expulsion, ils auraient compris qu'il s'agit de quelque chose d'infiniment plus blessant"
A l'hiver 2014, les réunions en petit comité s'enchaînent. Des personnalités se regroupent autour d'Ada Colau, issues du mouvement des Indignés, de la PAH, et conviennent qu'il est temps d'effectuer un saut politique. Ils se méfient des partis, et n'ont nullement envie de participer à une opération de témoignage. S'ils se lancent, c'est pour la victoire. En Mai, le jeune Parti Podemos, issu aussi du mouvement d'occupation des places, parvient à réaliser 8 % aux européennes. Ada Colau, très connue, est sollicitée par les partis, et décline. Elle n'a pas d'estime pour les partis. Dans son livre sur le logement, de 2013, voici comme elle parle des deux principales formations : "durant le gouvernement du Parti socialiste on a libéralisé les locations, ce qui suscita leur hausse récurrente, la variation de leur prix et leur qualité dégradée. Quand le parti populaire a gouverné il a libéralisé le foncier, a décrété le "tout urbanisable" (…) et on donna libre cours à la spéculation sur les terrains, la réhabilitation urbaine et à la corruption généralisée liée à tout cela". A la fin de son premier mandat, elle a concédé qu'elle avait constaté que les partis étaient encore pire que ce qu'elle pensait.
En juin , elle a démissionné de la PAH et un appel à une liste citoyenne est publié. On y lit notamment "nous ne voulons pas de coalition ni une soupe d'acronymes". Une première réunion, forte de deux cents personnes, se réunit puis la stratégie implique de recueillir le plus possible de signatures autour de l'appel… On parvient à l'automne à trente mille. Des assemblées se tiennent partout dans la ville. On est à huit mois des municipales. Sur la base du rapport de forces créé, la plate forme citoyenne organise un gros évènement ouvert, y compris aux partis. C'est une séquence où divers scandales entachent la vie politique, et donnent encore plus de force à l'idée d'une alternative au système partidaire. Des négociations s'ensuivent, et des petites formations s'agrègent autour de la plate forme, sur la base d'un code éthique, dont un des symboles est le plafonnement de l'indemnité des élus à 2200 euros. Mais on note aussi des mesures de transparence très fortes, et contre les conflits d'intérêt. Les petits partis acceptent la logique de la plate forme : il n'y aura pas de quotas sur la liste, les partis auront leurs représentants, sans pondération au regard du passé. La campagne ne sera financée que par crowdfunding et dons, sans fonds publics ni emprunt. On repart de zéro, sans non plus les exclure en tant que partenaires, mais l'ossature, c'est le mouvement citoyen. Podemos n'est pas en situation de peser à Barcelone et Pablo Iglesias aura l'intelligence de soutenir sans sourciller la campagne. Le programme va être élaboré en deux mois, dans un processus interactif liant de très nombreuses rencontres sur le terrain et l'usage du numérique. Six cents propositions sont réalisées. La campagne de ce qui devient "Barcelone en commun" est acharnée de travail. On estime à cent mille personnes le nombre de barcelonais ayant assisté à une rencontre. Une centaine de réunions avec les associations ou autres groupements se sont tenues. En mai Ada Colau tient un meeting, dans un quartier en difficulté (20 % de chômage), où mille cinq cent personnes sont présentes. Elle y dit notamment ceci :
"Ils nous disent que nous manquons d'ordre. Et nous, nous disons que nous voulons de l'ordre, après leur chaos de corruption, d'expulsions massives, de chômage, précarité et misère".
Les sondages donnent la liste, légitimée par un vote primaire de quatre mille barcelonais, dans une course indécise avec les catalanistes. La personnalité d'Ada Colau est pour beaucoup dans la campagne, qu'elle incarne. Des gens disent vouloir voter "pour la femme qui empêché les expulsions". Finalement, Barcelone en commun arrive en tête d'une élection très fragmentée avec un quart des voix. Elle ne bénéficie que de onze conseillers, pour une majorité absolue à 21 sièges. Il va falloir gouverner par compromis. Mais personne d'autre n'est en capacité de former une majorité même temporaire. Le parti populaire (la droite classique) et les socialistes sont très bas.
A la tête de Barcelone, se dresse donc une quadragénaire de philosophie plutôt libertaire, venue du mouvement social radical, sans aucune attache dans la bourgeoisie. Il est évident qu'on trouve ici un écho de l'histoire de "la rose rouge" barcelonaise, où la droite n'a jamais été puissante. Mais par où l'héritage est-il passé, alors que ceux qui auraient pu le transmettre ont été exilés ou tués ? Pourtant il existe. "Ce qu'on fait dans sa vie, résonne dans l'éternité" dit le Général, citant Marc Aurèle dans le blockbuster Gladiator. Des guerres perdues ne le sont pas toujours à long terme, et on ne peut pas toujours saisir pourquoi. L'école de Platon, fermée par les chrétiens, a pris sa revanche à la Renaissance.
Peut-être, parce que la mémoire reste dans les livres.
L'analyse du vote est très claire : Barcelone en commun a rallié à elle les classes populaires en difficulté de la ville, et les abstentionnistes habituels. Le résultat est un vote de classe clair et net. Elle a aussi réussi à chiper des électeurs habituellement acquis aux socialistes, trop compromis par leur dérive pro finance et les scandales. La victoire barcelonaise s'inscrit dans une vague citoyenne absolument inédite, touchant Madrid, ville acquise aux conservateurs pourtant, Valence, Saragosse, Cadix, la Corogne ou encore Ferrol… Le fief de Franco. Les "Maires du changement" se coordonneront tout au long de leurs mandats. Et Ada Colau cherchera à tisser des liens forts avec d'autres villes européennes, que ce soit avec des expériences proches, comme à Naples, ou sur des sujets circonstanciés, comme avec Paris, pour faire pression sur l'UE, par exemple sur les règlements de pollution automobile.
Avancer, malgré tout
Ada Colau devient Mairesse d'une ville qui a su renaître autour du projet olympique, et revaloriser un patrimoine glorieux, mais qui peu à peu s'éloigne de ses habitants, se concentre sur le tourisme, devenu incontrôlable et piétinant sur la vie des barcelonais. Dans la dernière période, la Mairie s'est ralliée au néolibéralisme, initiant une série de privatisations. Ada Colau dispose d'un soutien fort dans une société mobilisée, mais aussi pleine d'attente et pas forcément disposée à patienter. Par contre, elle est un obstacle pour les indépendantistes en pleine effervescence, qui tiennent la Généralité, puissante institution, car sa position n'est nullement un ralliement à leur cause. Les frontières, les délimitations nationales, ce n'est pas sa grille de lecture. Toutefois elle approuve le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Les catalanistes, y compris les "révolutionnaires", ne cesseront pas de lui mettre des bâtons dans les roues, alors que leurs adversaires l'accuseront de complicité avec la sécession. Elle sera obligée de changer d'alliance et de se tourner vers la social démocratie catalane en fin de mandat. Face à elle, le système économique qui tient les médias, est évidemment hostile et essaie tout de suite de décrédibiliser la nouvelle gestion, tenue de nouer des alliances. La Mairie ne peut agir que dans le cadre de ses compétences. Dans ce contexte difficile, Ada Colau va, non pas produire des miracles, mais tenir le cap et assumer, sans cesser d'avancer et de lutter. Allant chaque semaine au contact avec les habitants. Pour elle, le conflit est au cœur de la démocratie, idée qu'elle partage avec Podemos et autres lecteurs de Chantal Mouffe. Elle ne s'en offusque donc pas. Elle a un atout, c'est de croire sincèrement que la ville est une base, parce qu'on y vit ensemble, que les questions y sont concrètes et ne peuvent pas être aisément troublées par des faux semblants idéologiques. Mais elle voit beaucoup plus loin, dans une optique municipaliste de bas en haut, qui puise aussi bien dans de vieilles sources libertaires que dans les expériences du Chiapas, importantes pour l'alter mondialisme, et aujourd'hui au Rojava, peu cité étonnamment.
La réduction des inégalités, particulièrement vivaces en Espagne, est la priorité de la nouvelle équipe qui se concentre sur l'urgence sociale. Les enveloppes d'intervention urbaine sont l'objet d'un redéploiement sur les quartiers les plus en difficulté et certains grands projets de prestige sont mis sous la pile. Et la Mairie est avant tout soucieuse des besoins de première nécessité, comme permettre qu'au moins, on se nourrisse bien à l'école. Elle internalise des fonctions de soutien, par exemple face à la précarité énergétique, que les mouvements sociaux essayaient de pallier seuls. Le budget social augmente… D'un tiers. En même temps la Mairie affirme son hostilité à l'accumulation capitaliste, et développe un plan d'aide à l'économie coopérative et aux entreprises qui s'engagent contre la précarité des contrats. Les garderies privées et les pompes funèbres sont municipalisées. Les privatisations programmées sont stoppées. Le gros morceau est l'eau, gérée par Suez, concédée dans des conditions contestables. Un bras de fer juridico politique s'engage, la Mairie en appelant au soutien populaire et programment un référendum, afin de faire pression sur la Généralité qui peut bloquer la municipalisation. L'issue sera pour le second mandat. La Mairie adopte des sanctions financières contre les opérateurs énergétiques qui n'appliquent pas les mesures prévues en prévention des coupures.
En matière de transport public, Ada Colau hérite d'une situation minée. Elle s'engage personnellement dans le déminage d'un conflit avec les syndicats, jusqu'à prendre à témoin la population. Le bilan est positif avec un élargissement du métro, des lignes de bus supplémentaires, des voies en site propre. L'utilisation du vélo augmente très significativement (14 %) grâce à la diversification des disponibilités. Dans l'espoir de désintoxiquer la ville, l'équipe lance les superillas, aires urbaines où la voiture est réservée aux résidents.
Bien évidemment, le droit au logement était l'axe privilégié du programme. Et la joute a eu lieu. En 2022, le nombre de logements sociaux aura doublé. Mais l'on partait, il est vrai, de très bas, et on est encore loin du schéma français pourtant insuffisant. La Mairie a acheté près de 300 appartements pour éviter des expulsions. Une mesure connue en France, mais plus inédite en Espagne, et décidée de manière moins flexible qu'en France, a été d'imposer un tiers de logements sociaux à toute opération immobilière. Les aides aux rénovations sont conditionnées à des exigences de prix à la location (ce qui est une politique connue ici, mais nouvelle là bas). Et puis il a fallu contrecarrer les effets du tourisme intensif sur le logement, comprenant la problématique Airb'nB. La construction d'hôtels nouveaux a été renvoyée à la périphérie dans un but dissuasif et pour garder une ville centre vivante. Après avoir prouvé que le système de location touristique était détourné à des fins de location de droit commun, et contrôlé par une concentration financière dissimulée derrière de pseudos échanges citoyens, la ville a infligé des amendes à Airb'nB et Homeaway. La Mairie a déployé une centaine d'inspecteurs à la recherche des locations illégales, créant un rapport de forces afin de pouvoir finalement passer un accord avec les plate formes, autour de règles communes. C'est un aspect de la méthode Ada Colau : ne pas opter pour le conflit pour le conflit, chercher à discuter, mais dans le cas où la situation s'enlise, frapper fort pour ramener l'interlocuteur au goût du compromis, gagnant aussi pour la Mairie qui ne pouvait pas éternellement mener la bataille du contrôle incessant et de la sanction. Par ailleurs, la Mairie ne s'est pas gênée pour lancer une plate forme alternative.
Sur les aspects éthiques, les conseillers municipaux des autres groupes que celui de BEC ont refusé d'appliquer les engagements de Barcelona en commun. Donc le groupe a appliqué unilatéralement les plafonds d'indemnité, et reversé le restant à des actions sociales. Le salaire de la Mairesse a été baissé.
La participation était évidemment une exigence, qui s'est traduite par la même méthode hybride que pendant la campagne, articulant une stratégie d'utilisation facile du web pour proposer et évaluer, et les rencontres physiques. La Mairie a tout de même entériné le principe d'un référendum annuel à partir de propositions issues des citoyens. Sur le plan digital, la gestion d'Ada Colau se détache du modèle de soumission aux grands réseaux obtenant les licences d'accès aux données publiques. Au contraire, on a décidé une politique d'open source conçue pour être utilisée par tous. Un de enjeux est l'information est la possibilité d'un accès des petites entreprises aux marchés publics. Il faut mentionner une action particulièrement innovante : la création d'un système de recueil des expressions des lanceurs d'alerte contre la corruption et la gestion délétère. Un million d'euros, ce qui est considérable, a été alloué à la lutte contre les discriminations LGBTI.
On s'attendait de la part d'une femme à une politique féministe. Le choix a été de frapper un grand coup sur le problème le plus grave : 22, 4 millions ont été affectés à des actions contre les violences conjugales et sexistes. La Mairie s'est engagée dans une relecture de genre des politiques publiques dans leur transversalité.
La Mairie a été à la pointe de l'action des villes européennes pour accueillir les réfugiés, position courageuse, soutenue par un vaste mouvement social. Ada Colau l'avait dit : sans le soutien populaire, elle se heurterait au conservatisme, à la peur.
Moments difficiles
Mais la mandature a aussi connu des échecs. La politique de la culture n'a jamais décollé, elle ne représente que 5 % des dépenses, ce qui est peu si l'on compare aux villes françaises. Les élus se sont succédé à ce poste de responsabilité sans permettre de stabilité. Certainement on en était resté à des slogans pendant la campagne. Ada Colau a effectué son auto critique sur le sujet à la fin du mandat en des termes politiques sérieusement pesés, sonnant la lecture de Gramsci, affirmant que sans changement culturel, le changement n'avait aucune chance de s'opérer.
Comme souvent en Espagne - un écrivain comme Munoz Molina (voir dans ce blog) disait son regret à ce sujet, déplorant l'enfermement dans les querelles statufiées du passé pour s'exonérer du poids du présent - la symbolique mémorielle, les changements de nom des places et des rues, a occupé le conseil municipal. Les rues barcelonaises ont été épurées des relents franquistes. Je ne m'en plaindrai pas, étant petit fils de républicaine exilée, barcelonaise, mais enfin ce n'est pas cela qui va permettre un nouveau regard sur le monde, un accès à la beauté et à la richesse des œuvres, qui transforment les vies. Ces joutes opposent, créent de la polémique et du clivage, et irritent les adversaires en les humiliant.
La question de la sécurité a été difficile à aborder, car bien évidemment la répression n'est pas la passion d'Ada Colau, mais en outre les services de Police échappant à la Mairie n'ont pas été très zélés devant l'arrivée des nouveaux élus. La tentation d'appuyer sur la faiblesse supposée de la gauche radicale était forte. Le trafic de drogue a été un souci, soulevé dans les discussions de quartier. Les projets urbains piétonniers, ont été accusés d'attiser l'insécurité. De plus, un souci particulier s'est posé sur la façade maritime : le cas des vendeurs à la sauvette et de la contrefaçon. Ada Colau a été prise en étau entre son souci de ne pas affamer les gens et les pressions des commerçants légaux. Elle a du osciller, essayant de trouver une nouvelle voie en incitant à l'entrée dans un cadre légal coopératif, mais avec peu de succès. Elle a du donc recourir à la sanction, ce qui a du être désenchanteur pour elle et pour des franges militantes très portées sur l'idéologie. Bien évidemment, quand des contacts sont noués entre ciudadanos, parti "citoyen" de droite, et Manuel Valls, qui se présentait comme le nouveau Clémenceau quand il était à Matignon, après avoir géré l'Intérieur, le but est de renverser Colau en utilisant cette thématique.
Ada Colau a du aussi dépenser son énergie dans la tentative d'étendre l'expérience à de plus larges cercles de la Catalogne, ce qui n'a pas été un franc succès, l'équipe municipale étant d'ailleurs consciente de la priorité à donner à la consolidation de sa gouvernance.
Mais la grande affaire, complexe pour Ada Colau, fut l'immense tourbillon déclenché par les indépendantistes catalans, et leur passage à l'acte, en 2017, en organisant un référendum pour l'indépendance, suivi comme on le sait d'arrestations, tout cela agrémenté d'immenses manifestations de part et d'autre, violemment réprimées pour certaines, comme le furent celles des indignés. La ligne d'Ada Colau était claire : priorité au dialogue d'abord. Il ne saurait être question de répression. Ensuite, le repli national lui était une notion bien lointaine, mais elle a reconnu dans le même temps que la demande de souveraineté devait se comprendre comme telle, comme une exigence de souveraineté … populaire, face à un Etat livré à la finance et à la mondialisation mercantile. C'est ainsi qu'à titre personnel elle a souhaité un référendum, et a voté pour l'indépendance, sans engager sa qualité de Mairesse. L'inclination républicaine du catalanisme lui convient plus que la monarchie, et elle a d'ailleurs débaptisé la place Juan Carlos, l'élève de Franco, qui abdiqua suite à des scandales financiers Mais pour elle cette indépendance s'inscrirait nécessairement dans une vision confédérative de l'Espagne et de l'Europe. Pour autant, cette position intelligente et nuancée, l'a menée à être la cible des deux camps à couteaux tirés, ce qui a semé le trouble dans les fragiles équilibres municipaux et ralenti l'action de changement. Bien évidemment, les indépendantistes avaient dans l'orbite la main mise sur la Mairie au prochain coup.
Mais la jeune élue ne s'est pas laissée impressionner. Elle en avait vu d'autres, dans le mouvement contre les expulsions. Elle raconte, dans son livre "Si, se puede", les réactions des institutions, face à la croissance de la PAH : "Pour discréditer le mouvement ils ont fouillé dans notre passé, diabolisé notre travail et plongé dans notre famille. Ils nous ont dénudés comme rarement on dénude l'intimité d'un politique. Les porte paroles de la plateforme, ceux qui durant les derniers mois ont été les plus exposés aux médias, nous avons été l'objet des attaques les plus farouches"
Ada et Pablo ?
S'est posée aussi et se posera demain la question de la relation à Podemos. Les relations entre Ada Colau et Pablo Iglesias sont bonnes, et ce dernier manifeste un grand respect pour elle, et lui a signifié en lui proposant de l'aider au niveau européen. Mais Barcelone en commun, ce n'est pas pour autant Podemos. Les routes se sont croisées, depuis longtemps, dans l'alter mondialisme, et les mouvement d'occupation des places. "Des milliers de citoyens s’étaient mis à occuper les places du pays. Ils exprimaient leur ras-le-bol face aux scandales de corruption d’élus. Ils dénonçaient les coupes chaque mois plus sévères dans les budgets publics. Ils réclamaient d’autres manières de faire de la politique. Ils récupéraient l’espace public. Tout avait commencé le 15 mai 2011 au soir, sur la place Puerta del Sol à Madrid. Le nom de code donné à leur révolte était tout trouvé: le 15-M." rappelle Ludovic Lamant.
Mais les barcelonais sont municipalistes, viscéralement. On retrouve il me semble des nuances encore perceptibles entre des traditions léninistes, que Pablo Iglesias a connues de près, et une conception plus libertaire, fédéraliste de la politique. Même si ces débats paraissent dépassés, ils constituent des "génétiques" qui ont encore leur importance dans la manière d'aborder les problèmes.
Les personnalités de Colau et d'Iglesias sont très différentes, aussi. La Mairesse de Barcelone est dans l'empathie avec la population, à l'aise en son sein, elle vient du mouvement social où elle a réalisé des prouesses, Iglesias est un politique pur et dur, qui observe de très près le peuple et connaît parfaitement ses problèmes. L'une a choisi l'engagement social dans le droit au logement, l'autre l'enseignement théorique en sciences politiques. Iglesias s'est fait connaître par son émission de débat politique, il parle souvent d'efficacité, tandis qu'Ada Colau est parvenue à respecter l'indépendance de mouvements sociaux qu'elle a évité d'asphyxier, mais qui ont tout de même souffert du départ de leurs cadres vers les responsabilités municipales.
Sur la question qui agite ces familles politiques, à propos du dépassement de la notion de "gauche", en lien avec la formule possible du "populisme", Ada Colau partage et ne partage pas tout à fait le point de vue d'Iglesias. Qui d'ailleurs change, en fonction des évènements aussi. Les deux leaders se rejoignent sur la nécessité de ne pas reproduire la vieille gauche fossilisée, avec ses guerres de tranchée, son folklore verbal ou d'autre nature. Stérile. L'essentiel est de parler au peuple de ce qu'il vit et de s'appuyer sur sa force pour chercher des failles et proposer une alternative à la finance comme à l'extrême droite européennes. Ceci étant, Ada Colau assume peut-être plus aisément son héritage philosophique. Iglesias élude volontairement un discours général sur les valeurs, que la plus émotionnelle Ada Colau a plus de facilité à manier sans paraître sectaire pour autant.
Ada Colau a dit et redit qu'elle resterait une activiste toute sa vie, qu'elle était là pour deux mandats et qu'elle ne s'inquiétait pas du tout de son avenir au regard de son vécu. Elle ne se considère pas comme indispensable, mais utile, et ne cesse de l'affirmer, mais il est vrai que son comportement simple l'atteste. Ce qui favorise une identification certaine avec les couches populaires qui soutiennent Barcelone en Commun.
hasta...
Reste qu'en 2018 un sondage barcelonais montre que 68 % des barcelonais se disent satisfaits de la gestion de la Mairie. Ce qui est un résultat très élevé, qui participe de la réélection acquise, donc, de la Mairesse citoyenne et activiste. Dans un contexte de reflux de la gauche de la gauche (la déception Tsipras n'y est pas pour rien, manifestant comme l'impossibilité d'une alternative. De plus, les hésitations stratégiques chez Podemos, sur fond de division interne menant même à une scission, ont troublé l'électorat, Podemos perdant de son originalité. Cependant une élection ne se gagne pas sur un bilan, car il s'agit de choisir pour demain. Ceci, le destin de Churchill devrait le rappeler à chacun. Cet homme, au sommet de sa gloire après la défaite d'Hitler, sauvant son pays, et tenant seul au monde, pendant des mois, perd les élections la paix arrivée. Les électeurs sont-ils inconséquents, ingrats ? Oui et non. Ils ne votent pas pour le passé. Churchill était un tempérament de guerre, et les anglais voulaient terminer la guerre, et du pain et des roses. Ils eurent donc la Sécurité Sociale.
C'est incontestable, Ada Colau, en peu de temps, a commencé à réhumaniser Barcelone et à la sortir de la vocation de Disneyland et de magot, doucement, pas à pas. Mais si les espagnols ont réappris avec leur crise violente le sens du tragique perdu en occident, l'impatience trépigne. Expliquer les obstacles et les questions de temporalité, tout en faisant rêver pour gagner, c'est une équation difficile. Ada Colau et ses amis ont en tout cas démontré qu'il n'était pas du tout farfelu de vouloir avancer vers une démocratie plus réelle, moins délégative, déverticalisée, et se dotant de mécanismes contre la formation d'une oligarchie. Ce n'est pas rien, sur le terrain de la complexité catalane. Ce n'est pas rien dans une ville parmi les plus brillantes dans la constellation mondiale des métropoles. Ada Colau, par sa ténacité, restera - qui sait ?- peut-être une grande fondatrice.