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8 septembre 2019 7 08 /09 /septembre /2019 11:52
Quelques réflexions en passant sur "la politique de la culture" (en apéritif des joutes de vos municipales)

"Toute licence en art"... Cette expression provient d'un dialogue fameux entre les exilés André Breton et Léon Trotsky qui s'essayèrent à écrire un manifeste pour la culture.  Contre toute attente, c'est l'ancien dadaïste Breton qui proposa un "sauf si" pour continuer la phrase... Et "Le Vieux" comme l'appelaient ses amis biffa la suite. Toute licence en art, un point c'est tout, considérait alors l'ancien chef implacable de l'Armée Rouge. Dans l'exil, cet homme d'une culture extraordinaire, qui plus jeune continuait à se tenir informé des querelles littéraires françaises ou italiennes dans son train parcourant le front de la guerre civile, avait eu loisir de songer au destin des artistes russes ralliés à la révolution, tel Maïakovski, et à ce que devenait l'art sous le stalinisme. Peut-être songeait-il aux avertissements d'une autre grande cultivée, Rosa Luxembourg, sur l'impasse obligée de l'atteinte à la liberté d'expression. Elle mène tout droit à la dictature et à la stérilité du peuple.

 

Politique et culture font toujours ménage, mais point heureux

 

Toute licence en art. Oui.

Mais ne nous illusionnons pas. La culture a toujours dansé un tango infernal avec le pouvoir. Elle est au départ, d'ailleurs, la pure expression du politique. L'œuvre de symbolisation de la communauté constituée. Elle se confond très vite avec la religion et l'appel au sacré. L'autonomie de l'art est une évolution récente. Et l'on ne peut parler que d'autonomie et pas d'indépendance. L'artiste est toujours en dialectique avec des moyens de diffusion, de financement, des règlementations, qui procèdent de logiques de pouvoir politique et économique. Il a toujours su, ou presque (sous le stalinisme ou le fascisme ce n'est pas vrai, sauf exception dans le cinéma russe par exemple), composer avec le pouvoir, pour le berner, profiter des fantasmes de grandeur du Prince, ou rebondir sur son emprise (comme un joueur de rugby sait parfois profiter de l'adversaire, en recueillant l'énergie du choc pour se retourner et accélérer).  C'est ainsi grâce à l'absolutisme de Louis XIV que nous avons la source insolente de Molière à notre disposition. Les artistes savent d'ailleurs que la contrainte n'est pas forcément une asphyxie pour l'artiste, mais une ressource. Ils la préfèrent parfois au vide du désert, angoissant (le vertige de la page blanche). Ne négligeons pas aussi les tourments que les artistes ont du subir, même quand ils ont réussi à composer. Racine, par exemple, obligé d'ignorer ses maîtres jansénistes pour complaire au Souverain.

 

Les signifiants vides

 

Nous allons rentrer dans une année d'élections municipales, et la culture étant fortement décentralisée, le sujet va revenir sur le devant de la scène. Comme toujours, il est à craindre que les mêmes slogans reviendront. La cohorte des signifiants vides. On entendra parler cérémonialement de "démocratisation de la culture", d''accès de tous à la culture", expressions qui s'apparentent, tellement elles sont usées, à des rituels banalisés (comme le salut à la fin d'un combat de judo). Le pire à mon sens est "culture de proximité", une expression qui laisse rêveur. La culture finalement y est envisagée du point de vue du type qui est content de trouver à se garer sans difficulté. Quelle profondeur de champ ! La culture, personnellement, m'évoque plutôt le lointain que le proche. Puisqu'elle est censée me sortir de ma zone de confort.  La proximité ne démocratise pas grand chose. Je me souviens d'aller au théâtre d'Aubervilliers rempli par les navettes parisiennes. Les frontières relèvent du symbolique, du désir, de la vie de l'esprit.

En réalité il est bien difficile de penser une "politique culturelle" et c'est pourquoi on nous propose des mots magiques, parfois à la lisière du ridicule. Ainsi en est-il de la notion de "tiers lieu"... Les rapports proposent de créer des tiers lieux, ni la maison, ni le travail. Bref, il faudrait réinventer le bistrot.

Et la définir c'est d'abord se demander à quoi elle sert.

Que pourrait-elle apporter que son absence laisserait regretter ? Car après tout, certains phénomènes, comme le mouvement hip hop, enfantant du rap et du graffiti devenu street art, s'est privé de toute aide publique, ou bien très à la marge.. Au contraire cette culture a longtemps été clandestine pour une part, illégale (et l'est encore parfois), et combattue (par la police et la justice). Avant que les notables s'offrent les oeuvres des ex clandos contre lesquels ils portaient plainte, sur le marché de l'art. Et pourtant, cette culture s'est installée durablement. Le hip hop est même devenu la musique dominante dans la jeunesse. Si on remonte le temps, le mouvement romantique n'a pas eu besoin de politique culturelle pour s'affirmer comme un de ceux qui marqueront l'histoire de l'art, mais encore celle des idées. L'impressionnisme fut un art de marginaux scandaleux, haïs de l'académie, qu'il laissera en morceaux. 

 

L'art est politique, mais ce n'est pas faire de la politique

 

Oui, la culture a toujours un pied dans le politique, avons-nous dit, et en même temps la politique semble avoir peu de prise sur elle. La politique ne peut tenir le pinceau du peintre. Et puis… Bien des penseurs ont écrit à ce sujet, d'Adorno à Rancière, l'art militant s'avère inintéressant. Le didactique ne mobilise que ceux qui sont déjà convaincus. Est politique en art ce qui dans sa démarche même, disait Adorno, se heurte à la logique industrialiste du monde. L'art édifiant, sans même parler de l'art de propagande, ne produit rien de bien intéressant, sauf exception géniale.  Actuellement, on note une vague de repolitisation (superficielle donc dangereuse) de l'art, au sens où l'on porte attention au discours explicite des œuvres, ce qui produit des dérives regrettables. Ainsi les films sont récompensés pour leur contenu moral voire pour la sociologie de leur casting, pour la "thématique" qu'ils évoquent. Blanche Gardin a commis un laïus grinçant à ce sujet après l'obtention de son Molière, en expliquant que si elle ne le gagnait pas l'année de "me too", alors elle ne l'aurait jamais eu. Je trouve que Jacques Audiard a créé de grands films comme "Un prophète", " Sur mes lèvres"... Mais il a eu une palme d'or pour "Dheepan", qui est un nanar, parce que le film traite de réfugiés. Ken Loach a un quasi droit à un prix à Cannes, lui aussi, alors que ses films ne sont pas toujours du niveau du tragique "Le vent se lève". C'est une forme d'auto censure progressiste fort dommageable. Les œuvres immorales et amorales peuvent être extraordinaires. Apprécier une œuvre n'empêche pas d'être conscient de tel ou tel aspect de l'œuvre plus sombre, de la biographie de l'artiste ou je ne sais quoi. Mais considérer une œuvre à partir de grilles de lecture politiques, et souvent, monolithiques, est absurde.  Aux Etats-Unis on boycotte Woody Allen pour une accusation privée, dont d'ailleurs personne ne sait ce qu'elle recouvre, mais on utilise le réalisateur pour envoyer un signal, selon le principe "la fin justifie les moyens". Brûlera t-on bientôt Sade, Bataille, Genet, Gide ? En ce sens, la politique menace l'art, en le poussant au conformisme craintif et en réduisant la légitimité artistique à une question morale. La conformité progressiste ou réactionnaire, c'est toujours de la conformité. L'œuvre d'art est grandiose, parce qu'elle a sa marque unique. Elle est irréductible. Elle est ainsi anti conformiste par nature. On devrait tout pardonner aux artistes, sauf de produire des œuvres inintéressantes, tant que l'on reste dans le domaine de l'art. 

 

La politique est binaire, malheureusement. Elle est la plupart du temps marquée par les conceptions de Carl Schmitt, juriste nazi conseillé comme lecture obligatoire par l'ex numéro deux de "Podemos".... "La politique consiste à distinguer ses amis de ses ennemis". Or, on ne peut pas apprécier une œuvre avec un regard binaire. "Voyage au bout de la nuit" est grandiose, du point de vue de sa capacité de description d'une réalité de son siècle, du point de vue de l'invention d'une langue. Mais on peut aussi y voir les prolégomènes de la dérive infernale de Céline, dans sa vision du monde misanthrope et même dans son style, qui évoque le primat de la forme, de ce qui subjugue. On peut comprendre son admiration pour Hitler.

 

Le manque de contenu de "la démocratisation"

 

Il existe bien des illusions en matière de démocratie culturelle. La superstructure permettrait de réaliser ce que l'infrastructure refuse. En clair, on pourrait effacer à peu de frais ce que les inégalités profondes, reproduites, ancrées, naturalisées, ont produit. Des rapports différents à la culture. C'est la même illusion qui conduit à considérer qu'en réformant le langage (si cela est possible d'ailleurs), comme avec l'écriture inclusive, on va réformer les pulsions. J'en doute, personnellement. Mais je suis peut-être de ceux qui ont le masochisme de douter de ce qui conforte. Pourtant, les faits sont là : la gratuité ne suffit pas pour que chacun se précipite sur les livres des bibliothèques. Disant cela, on ne légitime pas la fin de cette gratuité, car dans cet espace là, tout de même, des rencontres avec la littérature ont été et restent possibles.  Nous pouvons constater, aussi, que des personnes aux revenus modestes pourront consacrer un budget personnel important à leur culte de Johnny Halliday, mais rester imperméables à la culture accessible, à deux pas de chez eux. 

Pour d'autres, "démocratiser", c'est dénaturer, c'est "se mettre au niveau". C'est appréhender l'art comme animation, d'où l'engouement immense des édiles pour les arts de la rue, contre lesquels je n'ai rien (même s'ils m'ennuient à dire vrai). Par exemple, il me paraît scandaleux que la télévision de service public, pour respecter ses obligations en matière culturelle, programme du théâtre de boulevard pathétique. C'est vraiment un signe de mépris pour le public.  

 

Si l'on doit penser un lien entre la démocratie et la culture, je crois que c'est en remettant en cause le primat de l'offre culturelle, son emprise, et sa monopolisation. C'est en approchant, donc, la démocratie, à travers sa composante essentielle qui est la liberté. 

 

Pourquoi aime t-on tel type de production culturelle ? Parce qu'on y a été nourri. Parce que nos habitudes cognitives ont été modelées par l'expérience imposée par l'offre. Le mensonge des cyniques qui légitiment leurs productions insipides, obscènes de mépris envers ceux qui les regardent, est celui-ci : "les gens demandent cela". Il n'y a rien de plus faux ! Ce ne sont pas les gens qui ont réclamé la télé réalité, c'est la télé réalité qui a envahi les écrans, munie d'une stratégie de conquête des esprits, et soutenue par des forces de diffusion extrêmement puissantes. La télé poubelle a éduqué des générations. Comment s'étonner que l'on mange ce qu'on est éduqué à manger ? Par curiosité, après l'incendie de Notre Dame, j'ai regardé sur Internet les images de la comédie musicale d'il y a vingt ans, qui connut un succès immense et inaugura le renouveau du genre en France. C'est calamiteux, à tous les points de vue. On se moque du monde. Même les gens qui aimaient ces agitations ridicules à l'époque le voient avec le recul. Mais voila, c'est ce qui était proposé.  Proposez à des enfants du mauvais chocolat industriel ils ne sauront jamais ce que peut être un bon chocolat, mais ils aimeront le chocolat.

 

A mon sens, mais je suis en train de penser là, en écrivant (qu'on comprenne bien le sens de ce billet), on doit d'une manière ou d'une autre briser cette logique de la rencontre trop simple entre une offre et une demande. Faire coexister plusieurs offres, c'est bien (arte c'est très bien), mais cela ne suffit pas, car la culture de masse est conçue comme les sodas. Elle est bourrée de sucres rapides. Elle gagne, donc, aisément. Mais pour autant devons-nous nous résigner à la mal bouffe sous prétexte qu'elle a du succès, et que le succès serait "démocratique" ? Non. La démocratie n'est pas la tyrannie de la majorité, et pas non plus celle de la quantité. La démocratie, c'est de pouvoir s'extraire de l'assigné.

Aujourd'hui, même la politique culturelle, dans ses secteurs les plus "valorisés", confond quantité et démocratisation. D'où le succès consensuel de ces grands défilés de l'art "de rue", les machines de Nantes et de Toulouse. Les masses s'y pressent. C'est impressionnant, c'est astucieux, c'est innovant. Il y a du savoir faire. On se rappelle des machines de Vinci (l'artiste pas la multinationale). Et puis ? Et puis, rien. Ces carnavals unilatéraux ne changeront guère le régime des représentations humaines, à mon sens. On rentre chez soi, on a pris des photos sur son i phone, qu'on met en ligne, on dit que c'était "vraiment très impressionnant" (ça peut l'être, au coût consenti), et ensuite ? Le marketing territorial est satisfait. D'ailleurs on se demande pourquoi, car il est impossible d'évaluer l'impact. "On a parlé de la ville". Oui. C'est ce genre de considération qui conduit les villes à vouloir le passage du Tour de France.

 

Transmission traduction, passeurs

 

Alors, qu'entendons-nous par briser cette logique de confrontation directe de l'offre à la demande, qui en réalité se traduit en pouvoir de l'offre soumise à l'impératif de rentabilité ?

Je crois que les personnes qui ont eu l'opportunité d'entrer sur le sentier de la culture, doivent se replonger dans leur propre expérience et en tirer les leçons. Ce sont toujours des moments de transition qui ont été décisifs. Des moments fondés sur la rencontre et la traduction. Certains parlent de "médiation culturelle", mais tout de suite on songera à une filière, un diplôme et ce n'est pas mon propos ici. Si je prends mon expérience, la médiation est passée par des moments d'écoute de musique dans la chambre de copains, où je lisais des fanzines du grand frère. Ou encore par le charisme, indéfinissable, de ma prof de français de seconde. De sa manière de prononcer le nom de "Meaulnes". De son invitation à écrire une petite analyse de texte, qu'elle jugea comme parfaite (un texte où une biche était une métaphore, je ne m'en souviens plus). Et de là découla un désir. D'aller plus loin. Et ensuite, alors, la beauté vous entraîne, vous en découvrez de plus en plus de nuances et de significations, vous la contextualisez et elle prend alors d'autres significations. Et l'aventure d'une vie est initiée.  A l'origine, il y a donc une transmission, une traduction, une initiation. Comme le partage d'un secret.

C'est ce secret qui attise le désir. La culture ne saurait être un devoir démocratique. C'est presque un vice, dans un monde utilitariste, et c'est le mieux qu'il puisse lui arriver. Les jeunes lecteurs ont toujours regardé le haut des étagères qui leur était interdit.

Ma prof de français n'était pas du tout "démocratique", je m'en souviens. Au contraire, elle était un peu hautaine, son regard partait vers le plafond, elle semblait regarder un horizon que je ne connaissais pas, et qui avivait ma curiosité. Et c'était cela qui me fascinait. Je me demandais comment on pouvait devenir une telle femme. Et je savais que derrière, il y avait la littérature. Je ne me souviens pas du nom de cette prof. Qui a mon avis ne savait pas comment elle procédait. 

 

Ce sont ces moments d'identification, de naissance de désirs, de stimulation de la curiosité, qui comptent, dans "la démocratie", je crois. Une porte s'entrouvre. Vous savez que derrière c'est difficile, mais que c'est infini aussi. Pour ma part je lis beaucoup de biographies, de témoignages, de grands artistes ou penseurs. Et pour tous il y a ces moments là. Ce n'est jamais l'œuvre seule qui s'impose. Il y a un désir qui conduit vers l'œuvre, et un ingrédient humain qui participe de sa première interprétation, qui vient la traduire, finalement. Je prends le premier exemple qui me vient : Gilles Deleuze. Si vous regardez les émissions de l'abécédaire de Deleuze (ce que je ne saurait trop vous conseiller), vous le verrez raconter sa pré adolescence provinciale, sa rencontre avec un type plus vieux, avec lequel il discutait longtemps, qui lui a fait lire…. Anatole France. Et qui a joué ce rôle de passeur, de traducteur, et a su transmettre le sens de son propre désir, pour susciter le désir chez le jeune Deleuze. Et puis Deleuze a fait son chemin, il a lu, a varié ses lectures. Et puis il était prêt pour entendre la philosophie. Quand il l'a rencontrée, le déclic a été immédiat. Plus tard, Deleuze a revu ce passeur, dans les milieux gauchistes parisiens qu'il fréquentait. Et bien évidemment, il n'était plus impressionné du tout. Et pourtant, sans lui, Deleuze ne serait peut-être pas devenu Deleuze. Ou il aurait pu l'être, mais il aurait fallu un autre traducteur, un autre initiateur au désir.

 

Il est évident que plus ces moments de "traduction" qui sont donnés engagent émotionnellement, corporellement, et reposent sur la force des liens, plus ils sont susceptibles de déclencher des ondes de désir. C'est ainsi que j'ai eu la chance dans le passé de pouvoir expérimenter un projet dans la petite enfance, de festival culturel autour d'œuvres associant des adultes éducateurs, des tous petits enfants, et leurs parents. Mais aussi des personnels de puériculture moins versés dans les pratiques éducatives. L'initiative a eu un succès qui a dépassé toutes nos attentes, et le jour de l'exposition, nous avons du recourir à des immenses tentes tellement nous avions reçu d'œuvres, dont la qualité nous avait "bluffés". Une déferlante de participants s'est déplacée pour voir les œuvres, dans le musée d'art contemporain et ses alentours préemptés par nos soins. La plupart n'y étaient jamais venus. Et après avoir vu leur création au milieu des autres, ils sont allés admirer les œuvres contemporaines du musée. Nous avions ménagé des espaces de transition, certaines œuvres étant installées dans le hall, ainsi que l'organisation d'un spectacle vivant. La gratuité était consentie pour la soirée. En réalité, en une soirée… Le musée a du voir défiler plus de personnes qu'en plusieurs mois. D'ailleurs si les personnels de médiation du musée nous ont merveilleusement aidés, les grands chefs nous ont snobés… Pourquoi ? Parce que si tout le monde est là, comment pourrait-on encore profiter des effets de distinction que l'on a recherchés ? Derrières les slogans, les opinions, les 'éléments de langage", il y a des non dits. Notre action démontrait que le musée n'était pas condamné à son splendide isolement. Cette démonstration étant dangereuse. Mais pas pour tous. Pas pour ceux qui animent les ateliers "mains à la pâte" dans les coulisses des musées. Ainsi il n'y a pas de fatalisme, car il y a des alliances possibles.

 

Le monde de la culture se protège encore de ces logiques par une expression qui joue le rôle de barbacane. Le "socio culturel". Il y aurait une barrière, une rupture épistémologique entre le culturel qui se veut "social" et la culture.  Or, la culture a toujours été une trajectoire. Un lecteur vit une vie de lecture. Un amateur de peinture élargit sans cesse sa connaissance de la peinture. L'art est d'abord, toujours, contact, puis initiation, puis approfondissement. La culture est ce continuum. Jack London le savait, lui qui a écrit des livres pour enfants mais aussi "Le talon de fer", un des romans politiques les plus avisés de l'Histoire.

 

Je suis d'avis de cesser de parler de "démocratisation de la culture", donc, mais plutôt de se comporter démocratiquement. Et une piste est finalement assez simple à penser. Elle n'est pas moralisatrice (tu dois connaître), elle n'est pas utilitariste (la culture te servira), elle n'est pas un appel à la distinction (tu dois en être), qui a pour revers l'exclusion. Elle est juste ce qui a toujours été : je transmets la bonne nouvelle. Il y a un secret derrière la porte où je suis allé. Viens, je te montre par où j'y suis allé. Comme un jeu enfantin qui nous rend hésitants et puis dans lequel nous fonçons en courant.

 

Nous devrions ainsi mixer les écoles et les crèches à des résidences d'artistes ou encore à des centres d'entraînement de sportifs de haut niveau, à des fermes, ou encore à des quincailleries. Le désir a ses modèles, ses figures de référence, autant de rochers sur la rivière pour passer de l'autre côté. Là où l'on se vivra comme créateur ou comme marcheur libre dans la forêt de la culture sans fin. Le désir naissant chez l'enfant peut entraîner dans son sillage toute la famille. 

 

A propos de l'offre

 

La politique culturelle, donc, si elle est possible, je ne sais pas… Peut-être que non, peut-être que seule la fonction conservatoire, patrimoniale, finalement, est surtout possible ? Mais si elle est possible comme politique de transformation sociale, elle n'est pas pure mise à disposition d'une offre, ou encore pure consommation. La consommation reproduit, elle répond à une demande qu'une offre utilitariste, "à sucre rapide", a elle-même constituée. Les chèques culture ne peuvent pas tenir de politique culturelle, mais de caution culturelle.  Ils procèdent d'une vision mercantile de la culture qui considère l'art comme un contenu assimilable à n'importe quel contenu, comme celui d'un tube de dentifrice. Et c'est bien ainsi que l'ont compris les jeunes italiens, qui ont utilisé le chèque Renzi en allant voir des commerçants qui leur rachetaient, un peu moins chers, leurs chèques. Adressez vous aux gens en consommateurs, ils se comportent en consommateurs. Derrière cette idée du chèque culture, j'ai bien peur qu'il y ait une arrière pensée qui est de se mettre dans la poche les diffuseurs de "contenus" pour des raisons politiques. Je ne dis pas qu'il est illégitime de se comporter comme un "public" de l'art. C'est mon cas. Ce que je pointe, c'est qu'une politique culturelle n'a pas grand intérêt si elle se borne à permettre de la consommation d'art en subventionnant la production ou l'achat. Le marché, finalement, saurait le faire, et même, comme "HBO", en s'occupant des niches de consommateurs exigeants, aujourd'hui.

 

Pour autant je vois où me mène ma réflexion et je ne voudrais pas dire qu'il s'agirait d'oublier l'offre de culture. Bien évidemment, non. Justement, le chèque culture oublie qu'il est nécessaire de structurer de manière stratégique une offre de culture, car le simple mécanisme de marché ne peut pas donner lieu à une culture aussi féconde qu'elle pourrait l'être. Même s'il est vrai, que de tous temps, des artistes ont su devenir grands, sans le soutien d'aucune institution publique. Et que cela, aussi, donne à penser. A penser quoi ? Que la culture c'est d'abord de l'art, et de la production de l'art. Si un couple d'originaux juifs américains ne s'était pas mis à enregistrer des noirs de Memphis, contre toute attente, en plein sud étasunien raciste… La soul music n'aurait pas révolutionné la musique contemporaine. Personne ne les a aidés, mais il y avait des radios, et puis ils ont créé un studio. Ensuite Otis Redding est venu dans le studio, et cela, personne ne pouvait le planifier. Si vous n'avez pas de maison d'édition, vous n'avez pas de livres. A cet égard (cela n'est pas du ressort municipal, encore que l'on pourrait y réfléchir à comment aider l'offre et à quelles conditions), la politique culturelle serait volontariste, si elle aidait réellement l'offre à hauteur de la prétention culturelle de la France. A mon sens les librairies indépendantes devraient être exonérées d'impôts et de charges. Au lieu de financer le CICE qui ne sert absolument à rien. L'esprit intransigeant du prix unique du livre, ou des quotas de diffusion, qui ont permis au pays de résister à l'uniformisation américaine, ne s'est pas fait entendre depuis longtemps.

 

Et puisqu'on va parler des villes… Pour celle ou celui qui y grandit, elle est le reflet de ce qui compte dans la société où il va être nécessaire de grandir, en s'adaptant.  Dans ma ville, et je n'incrimine personne, car ce sont les résultats de causes croisées, d'origines diverses, il n'y a plus qu'un seul cinéma généraliste au centre ville pour 450 000 habitants. Sur la place principale de la ville, il n'y a aucun lieu culturel. Sauf l'orchestre de la Mairie, qui lui ne peut pas disparaitre suite à une renégociation des loyers. Il y a heureusement les bibliothèques, les médiathèques, les musées, et même… Les églises, qui à dire vrai, sont devenues des lieux patrimoniaux autant que de spiritualité.  Il y a bien des raisons de penser que le numérique n'est pas neutre. Ce qui n'est pas dire qu'il n'est que négatif. Mais ici, un aspect du numérique me vient à l'esprit, comme danger, c'est justement la "dématérialisation".  C'est à dire une culture devenue spectrale, notamment dans notre urbanisme.  Ce qui n'existe pas dans notre environnement, a du mal à exister tout court. Il est bien plus difficile, par exemple, d'être hostile aux "marchés financiers", une abstraction, qu'à son voisin. C'est ce dernier qui est donc souvent rendu responsable. La guerre sans images n'existe pas. Ce qui a une image semble parler pour le monde entier, devient un phénomène social. L'édilité est liée au sacré. L'invisibilité de l'art risque de susciter sa marginalisation, excepté chez ceux qui sont déjà capables d'abstraction. Le mythe démocratique attaché au numérique risque ainsi d'être anti démocratique au possible. Quand la grande librairie a disparu de la place principale de ma ville, j'ai compris, malgré tous les arguments juridiques, incontestables, que les gens qui dirigeaient la ville avaient perdu une bataille majeure. Leur prétention à endiguer l'emprise du marché sur la cité était mise en déroute.

 

Passions 

 

J'ai parlé des traducteurs et passeurs. Ce que j'attends peut-être des "politiques culturelles", c'est que leurs responsables partagent au moins des fantasmes et des passions avec nous, ce qui était un peu la politique des mécènes de la Renaissance, ou de Malraux avec son caprice de confier la voûte de l'opéra Garnier à Chagall, ou de Pompidou avec l'alors inadmissible Beaubourg.  Je préfèrerais un édile passionné, fou de peinture expressionniste, qui voudrait partager cette passion avec tous, et forcerait la démocratie en ce sens, oui, plutôt qu'un édile campé sur un positionnement réaliste politique, et saupoudrant le territoire de subventions pour financer "la culture locale". 

L'opposition entre "soutenir la culture locale" et "la culture élitiste" me semble absurde. Personnellement, je me fiche du code postal des artistes, je ne m'intéresse à leur ancrage que du point de vue de ce qu'elle m'apprend à comprendre dans la culture même. 

De plus, il n'y a pas de culture d'élite. Il y a ce qui suscite l'admiration, l'émotion, la passion. Et il y a le reste. 

 

Une œuvre, pour être belle, à mon sens, doit refléter un point de vue et non l'âme prétendue d'un territoire.

 

Si elle ne comporte pas de point de vue elle est démagogue, elle procède du marketing, et elle méprise son public. Elle est la réponse à un besoin de consommation identifié.

 

(Mais pour autant tout ce qui est "commercial" n'est pas à négliger. Je sais aussi que depuis longtemps, et peut-être encore plus aujourd'hui au vu de l'immensité de l'économie culturelle, les artistes peuvent se glisser dans les mailles du commerce, comme ils se jouaient de la censure morale. Leurs producteurs alors n'étaient pas dupes. La production de "déjeuner chez Tiffany's" qui fait jouer habilement à Audrey Hepburn le rôle d'une prostituée à domicile, sans que cela ne choque personne dans l'amérique puritaine de l'époque, et qu'au contraire on considère le film comme un sommet du glamour, savait de quoi il s'agissait. Et aujourd'hui quand on produit la saison 1 de True détective, qui est une œuvre d'art splendide, on veut tout à la fois gagner de l'argent et donner les commandes à des artistes authentiques. Un artiste n'est d'ailleurs pas exempt de l'amour de l'argent, possiblement, tout en restant un artiste incapable d'imaginer le moindre compromis esthétique.)

 

Mais "le local"... En lui-même, ne peut pas être l'axe privilégié d'une politique culturelle… Locale. Bien évidemment, le prisme territorial guide l'éducation artistique ou l'investissement. Mais que serait une politique culturelle qui se replierait sur la diffusion du "local" ? 

Réponse :

Une politique folklorique, ou une politique clientéliste, mais certainement pas une politique culturelle. L'action culturelle, comme le dit un nom de festival Breton, consiste à produire la rencontre, avec d'"étonnants voyageurs".

 

L'éducation artistique d'abord et avant tout

 

Le focus local de la politique culturelle, ce devrait être l'éducation artistique, plutôt que la "gestion" d'un secteur de supposés influenceurs de gauche ou de droite. Toute personne devrait pouvoir accéder à l'apprentissage pratique d'un art, si elle en est désireuse, sans obstacle financier ou faute d'offre. Voila un objectif de civilisation simple, évidemment loin d'être hors de portée immédiate, et qui soulève certes ensuite bien des questions  éthiques et financières. Mais un tel droit devrait venir s'incorporer à une nouvelle génération de droits humains, dont on pourrait se réclamer jusqu'à obtenir un jour leur concrétisation. 

 

Pourquoi un droit ? Parce que l'art est sublimatoire, et s'avère indispensable pour nous permettre de supporter notre condition, mais aussi parce qu'il cultive ce que la philosophe Martha Nussbaum appelle "les émotions démocratiques". La capacité à considérer le point de vue d'autrui en particulier. A comprendre que l'autre est autre mais un autre moi-même aussi. Si nous sommes capables de rire ensemble au même moment en regardant un film c'est une confirmation anthropologique essentielle. L'expérience d'autrui, réelle ou fictive, m'aide dans ma propre vie. L'art porte en lui une force de civilité, même si cela n'a rien d'automatique et que des artistes nazis ont existé. Mais même ceux là prétendaient à une forme d'idéal civil, délirant et paranoïaque. La première exigence, de loin, de tout pouvoir territorial, devrait être dans le domaine culturel de se mettre au service d'une élévation des possibilités ouvertes à l'éducation, à tout âge, en créant les liaisons nécessaires entre le monde de l'art et celui de l'éducation et de la formation. Quitte à bousculer les uns et les autres, car ne pensons pas que la concrétisation d'une telle volonté soit une évidence. C'est certainement à ce prix d'une culture de l'émotion démocratique que nous éviterons les jihads de demain, et non à base de discours insipides sur "la citoyenneté" qui ne touchent plus personne tellement ceux qui la prononcent ont montré leur absence de civisme.

 

Imaginer une politique culturelle, c'est nécessairement changer de culture du politique

 

Développer les moments et les espaces de traduction et de transmission, soutenir une offre avec des objectifs politiques déclarés, imposer la présence urbaine de la culture à l'encontre des logiques de marché, refuser de se laisser porter par le roulis consumériste, ne pas s'en tenir à l'évènementiel et à l'animation marketée, ou encore travailler inlassablement à l'éducation artistique… 

… Rien n'est vendeur là dedans, pour obtenir des voix. Ou bien difficilement. 

Tant que l'on reste dans le paradigme de la vieille démocratie représentative appuyée sur la joute électorale, la nécessaire démagogie, le simplisme et l'apparence, alors, oui, certainement, de telles politiques ne sont pas électoralement rentables. C'est dans le cadre d'une société démocratique fondée sur la délibération, sur l'horizontalité, que chacun pourrait prendre conscience de ces nécessités et des avancées qui en résulteraient. Tant que l'on reste dans un univers politique consumériste, il ne produira que de la consommation. Imaginer une politique culturelle, c'est changer de culture politique. Mais qui sait ? Bien des ingrédients sont là. En tout cas il semble que l'ancien soit sérieusement vermoulu, jusqu'aux fondations.

En attendant il nous reste l'art ! 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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