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2 octobre 2019 3 02 /10 /octobre /2019 00:12
Consommer moins pour ne point se consumer - Les besoins artificiels, comment sortir du consumérisme", Razmig Keucheyan.

"Autrefois pour faire la Cour/On parlait d'Amour/Pour mieux prouver son ardeur/On offrait son cœur/Maintenant c'est plus pareil/ Ca change Ca change/ Pour séduire le cher Ange/ On lui glisse à l'oreille/Ah- Gudule !/Viens m'embrasser/et je te donnerai/un frigidaire/un joli scooter/un atomixaire/ Et du Dunlopilo/ (…) des draps qui chauffent/un pistolet à gaufres/un avion pour deux/ Et nous serons heureux !"

La complainte du Progrès, Boris Vian

 

Ne nous racontons pas d'histoires, s'il vous-plaît : on peut toujours jouer sur les mots, parler de "croissance verte", etc... Mais si nous voulons sauver la planète et notre espèce au point alarmant où nous en sommes, alors nous devons bien entendu moins consommer, pour moins consumer la planète exténuée par à peine deux cents ans de capitalisme industrialisé. Et les pays riches où nous vivons, même s'ils s'appauvrissent (pas pour tous certes), devront moins consommer et se passer de beaucoup de cochoncetés, qui occupent d'ailleurs des tas de gens à les produire en se demandant pourquoi et pas avec une grande joie à la clé. Donc nous tous sommes tous en question. Car si les richesses et notamment le patrimoine sont très inégalitaires, la consommation est élargie, et chacun de nous est lié à la chaîne.

Mais comment penser la sortie d'une telle addiction ?

Pour le moment, elle n'est pensée que fugacement, et de manière contradictoire. Les mêmes qui distribuent des tracts pour la décroissance le matin, manifestent pour "plus de pouvoir d'achat" l'après-midi.

Sans bien entendu minimiser une seconde les difficultés à boucler les fins de mois, on peut tout de même aussi, et on devra bien s'y résoudre, à se demander pourquoi, nous maintenons ce régime et comment en sortir. Et à interroger la norme de consommation elle-même. Nous verrons que d'ailleurs le consumérisme… A cet effet paradoxal d'appauvrir, en privant de certains bienfaits.

 

Les fins de mois difficiles ne sont donc pas du tout à impensables d'un point de vue critique car elles dépendent aussi d'une structure particulière des besoins. Et d'ailleurs, le mouvement des gilets jaunes l'a montré en parlant, souvent, de l'obligation de prendre sa voiture et de la gaver d'essence.

 

Le mérite de l'excellent l'essai tout frais de Razmig Keucheyan (un spécialiste des théories critiques contemporaines); "Les besoins artificiels, comment sortir du consumérisme" est d'apporter une tentative de pensée systématique d'une sortie d'un consumérisme échevelé, en bon ordre, fondé sur des principes philosophiques solides. En l'occurrence issus du marxisme et de certaines de ses interprétations. On dit souvent que Marx manque de pensée de l'humain, et on verra ici que ce reproche est tout de même injuste. Cet essai qui utilise pourtant des idées qu'il est facile de rendre incompréhensibles avec un peu de scholastique… (par souci de clôture) est d'une grande clarté. C'est un essai qui sans renoncer à quelque rigueur veut parler à tous ceux qui veulent, cependant, s'intéresser à ces enjeux (et lire un livre tout de même). J'aime bien quand on prouve qu'on peut écrire des textes subtils sans snobisme. C'est donc que c'est possible. 

 

L'essai choisit comme fil rouge la pollution lumineuse. Nous passons notre temps dans des endroits éclairés, et nous ne pouvons plus voir le ciel étoilé. L'extension de la marchandise, ainsi, nous prive d'un bienfait que les premiers hommes, si pauvres, connaissaient.  On en est à revendiquer la création de réserves d'obscurité… C'est insolite et cela nous conduit à nous interroger sur la notion de besoin. De quoi aurions-nous besoin ? Quels besoins sont superflus ou nocifs ? Mais déjà on voit que le monde dans lequel nous vivons, qui n'est pas celui de la philosophie, mais de l'ordre marchand, empêche qu'on se pose la question. Puisqu'il est fondé sur la création de nouveaux besoins, de nouveaux produits, de nouveaux marchés, qui nous conduiront où ? En tout cas ni à la satisfaction puisque le toujours plus est la règle, ni à la sobriété nécessaire, pour simplement, survivre.

Or, nous avons besoin de survivre… Pour continuer à avoir besoin.

 

Deux théoriciens post marxistes ont essayé de penser la notion de besoin. André Gorz, largement revisité aujourd'hui et la presque inconnue Agnès Heller (hongroise), éditée il y a longtemps par Maspero, mais dont on ne peut pas retrouver un livre en français (misère de l'édition française en non fiction).  Dans les années soixante la critique intellectuelle de la consommation a été très puissante. D'Henri Lefèvre aux situationnistes, en passant par Pasolini que l'auteur ne cite pas. Mais elle s'est estompée ensuite, sans doute le chômage de masse en est -il la cause, puisque la croissance est censée revenir (on l'attend vainement) et remédier au problème, dont on finit par comprendre qu'il n'en est pas un, mais plutôt le fruit d'un arbitrage.

Mais le désastre environnemental remet au premier plan la critique de la société de consommation.

Il nous est certes dit qu'il est indigne de critiquer la consommation quand certains meurent de faim. Mais les mêmes … Meurent non pas d'un besoin non couvert, mais d'une éradication à l'accès d'un besoin dont il n'apparaissait pas possible de barrer l'accès, comme le droit de respirer.

"Chaque année, 7 millions de personnes meurent de la pollution de l’air dans le monde, 20. 2 milliards d’enfants vivent dans des régions où les niveaux de pollution sont supérieurs aux normes édictées par l’OMS".
 
Alors quels sont nos besoins ? Il y a ce qu'Agnès Heller appelle le besoin comme "concept limite", celui de manger un minimum de calories, de vivre au dessus d'une certaine température. Mais même ces concepts limites sont historicisés. Par exemple, on mange avec des couverts. Et plus personne ne questionne l'utilité des couverts. Il y a ensuite "le bien être". Il est plus relatif encore. Ce qui était acceptable il y a trente ans ne l'est parfois plus du tout.
 
Il existe aussi des besoins qui ne sont pas biologiques, mais pourtant authentiquement humains, comme la culture. Agnès Heller, pour les séparer du superflu, les appelle "besoins radicaux". 
 
Mais en fait, qu'est ce qui décide de nos besoins ? C'est d'abord ce qui est disponible. C'est donc la production. Le consommateur imagine ses besoins en fonction de ce que la production rend possible. Par exemple aucun d'entre nous ne ressent le besoin impérieux d'aller sur Saturne en vol bas de gamme.
 
La dynamique du capitalisme est double : elle crée sans cesse de nouveaux besoins, elle les attise, et en même temps elle étouffe certains besoins ("la déprivation", concept emprunté à la psychanalyse, à D. Winnicott) pour en exalter d'autres. Comme on le voit avec l'air (qu'on n'a pas encore trouvé le moyen de vendre, mais on vend l'eau depuis longtemps).  La réduction du temps de travail doit permettre d'élargir nos besoins, d'accéder à des besoins radicaux. Tout en retrouvant une souveraineté à l'égard des besoins nocifs que le marché nous vend comme sucre rapide.
 
Il me semble que l'auteur a raison d'en revenir à la distinction essentielle entre valeur d'usage (la satisfaction que l'on retire) et valeur d'échange (la valorisation monétaire du produit). Notre société n'est fondée que sur cette dernière, et c'est ce rapport qu'il est nécessaire de rebasculer. Parfois on oublie ce point essentiel, et on voit des débat lunaires… par exemple est-il "justifié" que tel champion de foot gagne des sommes astronomiques que toute une ville ne gagne pas ? Mais bien sûr que non. Sauf que notre système économique ne se pose pas les questions ainsi. Le champion est payé en fonction de la nécessité que le marché considère, au regard de ce qu'il rapportera. Et le marché, d'ailleurs peut être totalement irrationnel, ce qui crée des bulles spéculatives. Le capitalisme est fondé sur la valeur d'échange. Un produit qui pollue et tue est comptabilisé comme une richesse, alors que la bienveillance n'a aucune valeur.  Entrer dans la valeur d'usage, c'est sortir du capitalisme, c'est renverser totalement la perspective. C'est intégrer une société où les besoins, qui seraient l'objet d'un consensus, organiseraient la production, le travail, et la reconnaissance du travail effectué. Complet retournement.
 
 
Nos besoins sont artificiellement créés par la vitesse de rotation des marchandises nécessaires à l'accumulation du capital, mais de plus la standardisation les rend aliénants. L'aliénation se traduit aussi par de véritables addictions, d'où le surendettement, "l'oniomanie", pathologie de l'achat compulsif désormais à portée d'un click. L'addiction fonctionne ici au symbolique (la "distinction" de Bourdieu, à avoir qu'on consomme beaucoup pour s'affilier à un groupe, le sien ou celui auquel on aimerait appartenir. Georges Perec en a fait un roman sublime d'intelligence, "Les choses") et non à la substance contenue.  L'addiction marchande est plus radicale, car on peut survivre sans alcool mais "on ne peut pas survivre sans argent dans les sociétés capitalistes". Il existe aujourd'hui des groupes de débiteurs anonymes comme pour l'alcool. Le face à face avec la marchandise est redoutable, sa logique de rotation rapide envahit tout, elle a colonisé l'art par exemple.
 
C'est pourquoi selon l'essayiste, la grande lutte de civilisation à mener est de contrecarrer l'obsolescence programmée, d'obtenir une extension des garanties à dix ans, d'étendre les garanties à toutes sortes de consommations, ou encore de constituer un réseau de pièces détachées indépendant pour réparer tout ce qui peut l'être et subvertir la logique marchande.  L'auteur s'y attarde longuement, montrant par exemple les pratiques perverses qui constituent à empêcher de réparer un ordinateur "monobloc", obligeant à la racheter, et bien d'autres exemples de consommation artificielle. Le capital parvient même à nous vendre l'obsolescence programmée avec les extensions de garantie, marché énorme. Ce système qui est censé nous offrir le choix nous fournit du standard planifié, et en outre il parvient à nous vendre ses ladreries.
 

Les associations de consommateurs doivent reprendre leur lustre un peu flétri et fusionner avec les syndicats, car la grande force du capitalisme est, par le biais du fétichisme de la marchandise, d'opposer consommateur et producteur dans le même homme, alors que c'est en le réconciliant que l'on pourra rétablir une certaine liberté.

"La nécessité d’hybrider le mouvement ouvrier et le mouvement écologiste se double d’une autre urgence : faire converger les producteurs et les consommateurs."
 

Certes c'est un dur combat, car prouver la programmation de l'obsolescence n'est pas aisée. C'est pour cela que la société a besoin d'une alliance producteur (salarié)/consommateur (ce qui suppose de distinguer stratégiquement ce qui les oppose et doit être surmonté et ce qui les unit). Il est nécessaire de lutter pour que les prix, les étiquettes incorporent la valeur réelle des objets, c'est à dire ce qu'elles coûteront vraiment à l'usage, et des informations sur les conditions de leur production.

 

Ainsi d'après l'auteur si la valeur d'usage devient peu à peu dominante sur la valeur d'échange, la société capitaliste sera en passe d'être dépassée. Une perspective historique est donc d'émanciper les objets. Un objet émancipé est robuste, on ne le change que s'il y a une vraie plus value technologique et pas un détail pitoyable qui conduit à surconsommer les ressources planétaires et à créer des Himalaya de déchets,  L'objet émancipé est compatible avec d'autres objets, ainsi le seul chargeur universel peut économiser 50 000 tonnes de déchets électroniques en UE.

 

Il s'agit d'aller vers un "communisme du luxe". L'expression semble paradoxale, mais le luxe n'est pas le haut de gamme, la Commune de Paris parlait d'un luxe communal pour tous. L'objet redevient luxueux s'il est singulier, et non réservé aux fortunés. Un joli manteau unique, cousu par soi-même est un luxe, comme une œuvre d'art unique.  Une petite broche de rien du tout, mais non standardisée, c'est du luxe.

Le luxe tient plus "de l'incommensurable que du calcul".

 

Dans cette société de la vitesse de rotation marchande, un point clé est le salariat de la logistique. Ce salariat possède la puissance dont disposait autrefois les mineurs du charbon. Dans le "juste à temps", le livré-emporté, la dilution de la fabrication dans la chaîne de transport pour s'avérer plus flexible, le salariat de la logistique peut intervenir et bloquer la machine. Si le salariat avait une stratégie syndicale inspirée par un projet de changement de société et non par le gain électoral dans les instances, il se donnerait pour objectif une croissance forte dans ces secteurs clés où le capitalisme est fragilisé. Dans l'esprit de l'auteur, une alliance entre les consommateurs conscients et les salariés de la logistique, encerclant la folie marchande, est à même de faire vaciller le système économique qui est en passe de susciter une extinction massive des espèces, et de réchauffer l'atmosphère de plusieurs degrés, sans parler des conditions de travail qu'il impose.

"Il s’agit de remettre au goût du jour le « répertoire d’action » des associations de consommateurs les plus combatives : labels syndicaux, listes blanches, boycott, buycott, dénonciation de la publicité mensongère, testing,"
Mais il et temps de faire feu de tout bois, et par exemple de changer les institutions pour qu'elles puissent s'opposer à l'hydre consumériste. Face au court termisme marchand le livre cite la proposition de Dominique Bourg d'instaurer une assemblée de l'avenir qui envisagerait le long terme et pourrait censurer les lois des assemblées si elles menacent le durable.
 
Bref, il s'agit d'émanciper la marchandise, pour que la consommation cesse de nous transformer, nous-même, en marchandise. Périssable en soi.
 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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