"Autrefois pour faire la Cour/On parlait d'Amour/Pour mieux prouver son ardeur/On offrait son cœur/Maintenant c'est plus pareil/ Ca change Ca change/ Pour séduire le cher Ange/ On lui glisse à l'oreille/Ah- Gudule !/Viens m'embrasser/et je te donnerai/un frigidaire/un joli scooter/un atomixaire/ Et du Dunlopilo/ (…) des draps qui chauffent/un pistolet à gaufres/un avion pour deux/ Et nous serons heureux !"
La complainte du Progrès, Boris Vian
Ne nous racontons pas d'histoires, s'il vous-plaît : on peut toujours jouer sur les mots, parler de "croissance verte", etc... Mais si nous voulons sauver la planète et notre espèce au point alarmant où nous en sommes, alors nous devons bien entendu moins consommer, pour moins consumer la planète exténuée par à peine deux cents ans de capitalisme industrialisé. Et les pays riches où nous vivons, même s'ils s'appauvrissent (pas pour tous certes), devront moins consommer et se passer de beaucoup de cochoncetés, qui occupent d'ailleurs des tas de gens à les produire en se demandant pourquoi et pas avec une grande joie à la clé. Donc nous tous sommes tous en question. Car si les richesses et notamment le patrimoine sont très inégalitaires, la consommation est élargie, et chacun de nous est lié à la chaîne.
Mais comment penser la sortie d'une telle addiction ?
Pour le moment, elle n'est pensée que fugacement, et de manière contradictoire. Les mêmes qui distribuent des tracts pour la décroissance le matin, manifestent pour "plus de pouvoir d'achat" l'après-midi.
Sans bien entendu minimiser une seconde les difficultés à boucler les fins de mois, on peut tout de même aussi, et on devra bien s'y résoudre, à se demander pourquoi, nous maintenons ce régime et comment en sortir. Et à interroger la norme de consommation elle-même. Nous verrons que d'ailleurs le consumérisme… A cet effet paradoxal d'appauvrir, en privant de certains bienfaits.
Les fins de mois difficiles ne sont donc pas du tout à impensables d'un point de vue critique car elles dépendent aussi d'une structure particulière des besoins. Et d'ailleurs, le mouvement des gilets jaunes l'a montré en parlant, souvent, de l'obligation de prendre sa voiture et de la gaver d'essence.
Le mérite de l'excellent l'essai tout frais de Razmig Keucheyan (un spécialiste des théories critiques contemporaines); "Les besoins artificiels, comment sortir du consumérisme" est d'apporter une tentative de pensée systématique d'une sortie d'un consumérisme échevelé, en bon ordre, fondé sur des principes philosophiques solides. En l'occurrence issus du marxisme et de certaines de ses interprétations. On dit souvent que Marx manque de pensée de l'humain, et on verra ici que ce reproche est tout de même injuste. Cet essai qui utilise pourtant des idées qu'il est facile de rendre incompréhensibles avec un peu de scholastique… (par souci de clôture) est d'une grande clarté. C'est un essai qui sans renoncer à quelque rigueur veut parler à tous ceux qui veulent, cependant, s'intéresser à ces enjeux (et lire un livre tout de même). J'aime bien quand on prouve qu'on peut écrire des textes subtils sans snobisme. C'est donc que c'est possible.
L'essai choisit comme fil rouge la pollution lumineuse. Nous passons notre temps dans des endroits éclairés, et nous ne pouvons plus voir le ciel étoilé. L'extension de la marchandise, ainsi, nous prive d'un bienfait que les premiers hommes, si pauvres, connaissaient. On en est à revendiquer la création de réserves d'obscurité… C'est insolite et cela nous conduit à nous interroger sur la notion de besoin. De quoi aurions-nous besoin ? Quels besoins sont superflus ou nocifs ? Mais déjà on voit que le monde dans lequel nous vivons, qui n'est pas celui de la philosophie, mais de l'ordre marchand, empêche qu'on se pose la question. Puisqu'il est fondé sur la création de nouveaux besoins, de nouveaux produits, de nouveaux marchés, qui nous conduiront où ? En tout cas ni à la satisfaction puisque le toujours plus est la règle, ni à la sobriété nécessaire, pour simplement, survivre.
Or, nous avons besoin de survivre… Pour continuer à avoir besoin.
Deux théoriciens post marxistes ont essayé de penser la notion de besoin. André Gorz, largement revisité aujourd'hui et la presque inconnue Agnès Heller (hongroise), éditée il y a longtemps par Maspero, mais dont on ne peut pas retrouver un livre en français (misère de l'édition française en non fiction). Dans les années soixante la critique intellectuelle de la consommation a été très puissante. D'Henri Lefèvre aux situationnistes, en passant par Pasolini que l'auteur ne cite pas. Mais elle s'est estompée ensuite, sans doute le chômage de masse en est -il la cause, puisque la croissance est censée revenir (on l'attend vainement) et remédier au problème, dont on finit par comprendre qu'il n'en est pas un, mais plutôt le fruit d'un arbitrage.
Mais le désastre environnemental remet au premier plan la critique de la société de consommation.
Il nous est certes dit qu'il est indigne de critiquer la consommation quand certains meurent de faim. Mais les mêmes … Meurent non pas d'un besoin non couvert, mais d'une éradication à l'accès d'un besoin dont il n'apparaissait pas possible de barrer l'accès, comme le droit de respirer.
Les associations de consommateurs doivent reprendre leur lustre un peu flétri et fusionner avec les syndicats, car la grande force du capitalisme est, par le biais du fétichisme de la marchandise, d'opposer consommateur et producteur dans le même homme, alors que c'est en le réconciliant que l'on pourra rétablir une certaine liberté.
Certes c'est un dur combat, car prouver la programmation de l'obsolescence n'est pas aisée. C'est pour cela que la société a besoin d'une alliance producteur (salarié)/consommateur (ce qui suppose de distinguer stratégiquement ce qui les oppose et doit être surmonté et ce qui les unit). Il est nécessaire de lutter pour que les prix, les étiquettes incorporent la valeur réelle des objets, c'est à dire ce qu'elles coûteront vraiment à l'usage, et des informations sur les conditions de leur production.
Ainsi d'après l'auteur si la valeur d'usage devient peu à peu dominante sur la valeur d'échange, la société capitaliste sera en passe d'être dépassée. Une perspective historique est donc d'émanciper les objets. Un objet émancipé est robuste, on ne le change que s'il y a une vraie plus value technologique et pas un détail pitoyable qui conduit à surconsommer les ressources planétaires et à créer des Himalaya de déchets, L'objet émancipé est compatible avec d'autres objets, ainsi le seul chargeur universel peut économiser 50 000 tonnes de déchets électroniques en UE.
Il s'agit d'aller vers un "communisme du luxe". L'expression semble paradoxale, mais le luxe n'est pas le haut de gamme, la Commune de Paris parlait d'un luxe communal pour tous. L'objet redevient luxueux s'il est singulier, et non réservé aux fortunés. Un joli manteau unique, cousu par soi-même est un luxe, comme une œuvre d'art unique. Une petite broche de rien du tout, mais non standardisée, c'est du luxe.
Le luxe tient plus "de l'incommensurable que du calcul".
Dans cette société de la vitesse de rotation marchande, un point clé est le salariat de la logistique. Ce salariat possède la puissance dont disposait autrefois les mineurs du charbon. Dans le "juste à temps", le livré-emporté, la dilution de la fabrication dans la chaîne de transport pour s'avérer plus flexible, le salariat de la logistique peut intervenir et bloquer la machine. Si le salariat avait une stratégie syndicale inspirée par un projet de changement de société et non par le gain électoral dans les instances, il se donnerait pour objectif une croissance forte dans ces secteurs clés où le capitalisme est fragilisé. Dans l'esprit de l'auteur, une alliance entre les consommateurs conscients et les salariés de la logistique, encerclant la folie marchande, est à même de faire vaciller le système économique qui est en passe de susciter une extinction massive des espèces, et de réchauffer l'atmosphère de plusieurs degrés, sans parler des conditions de travail qu'il impose.