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20 octobre 2019 7 20 /10 /octobre /2019 01:47
Griffe sur le monde - Croire aux fauves, Nasstaja Martin

Je connaissais Nasstasja Martin pour avoir lu à sa parution son très beau livre d'anthropologie sur l'Alaska, "Les âmes sauvages", où elle restituait les leçons apprises auprès d'un micro peuple animiste, tout en montrant comment ce peuple, mais aussi tout un monde, le premier exposé au réchauffement, montraient les voies d'une adaptation possible à la catastrophe en se réinventant (voir critique dans ce blog).

 

J'avais appris dans ce livre à mieux mesurer le conflit non verbalisé entre un environnementalisme occidental toujours fondé sur la séparation nature/culture (tout en renversant la logique de la sur consommation) et le rapport à la nature des peuples animistes parfois cités et admirés, dont la culture, aussi, est de plus en plus reformatée pour être commercialisée dans l'économie florissante du bien-être. Cet animisme réel est en effet, à maints égards, aux antipodes de la verdôlatrie moderne et du mouvement néo beatnik qui influence tellement les couches éduquées urbaines occidentales. Les animistes tuent, parfois en masse, parce que le temps leur impose de tuer d'un seul coup, et ils remercient les bêtes de les nourrir. On est loin du nihilisme platonicien qui s'ignore des anti corridas. 

 

Je ne savais pas, en lisant "Les âmes sauvages" ce qu'il était arrivé juste après cette immersion à la jeune trentenaire, disciple de Phillipe Descola, un anthropologue français très influent aujourd'hui  qui a beaucoup œuvré pour le dépassement de la pensée opposant nature et culture en montrant qu'elle n'a pas grand sens pour l'humain (toujours culturel, donc toujours naturel puisque plongé dans sa culture depuis son âge de nature). Nasstaja Martin travaille dans ce sillon là. Après avoir longuement étudié le monde animiste en Alaska, elle est ensuite passée de l'autre côté du Détroit de Béring, et s'est fondue dans la vie des Evenes, peuple russe de l'Est (Kamtchatka, un coin dédié aux essais militaires)., lui aussi animiste. Là, elle a subi un grave accident, auquel elle a survécu presque miraculeusement : elle a été attaquée par un ours, ou plutôt elle a rencontré un ours, et ils se sont battus, elle avec son piolet, lui en croquant littéralement sa tête. Rien de moins.

 

Il y a de drôles de hasard. J'ai tout de même peu lu d'anthropologie, mais j'ai lu le premier livre de N. Martin il y a trois ans. Il se trouve que je suis fasciné par les ours depuis toujours, il y en a d'ailleurs quelques uns à une heure et demie de chez moi, qui seront sacrifiés sur l'autel des conflits symboliques non purgés entre la paysannerie de montagne et un monde urbain qui l'humilie, l'ours servant de terrain d'affrontement. Mme Martin a donc, par sa quatrième de couverture de ce second livre réveillé mon souvenir du personnage mi ursulin de l'Hôtel New Hampshire de John Irving. Mais dans ce récit, c'est une autre version de l'amalgame avec l'ours que j'ai trouvée, beaucoup plus en phase avec ce que j'avais lu dans "Les âmes sauvages".  Je suis d'origine slave. Avec son histoire Mme Martin dont l'oeuvre débutante avait éveillé mon intérêt ne pouvait que l'accroître.

 

L'accident a permis à N. Martin de mieux comprendre ce qu'elle cherchait et ce qu'elle avait trouvée, toutes ces années. Ces temps ensommeillés de la convalescence lui ont permis de réfléchir, aussi, au rêve, à la lisière entre pensée occidentale et pensée animiste. Mme Martin est un être de la lisière, c'est cela qu'elle cherche, et c'est là qu'elle a trouvé l'ours. D'un côté de la frontière il y a la psychanalyste qui interprète les rêves, de l'autre l'amie Evene qui leur donne un sens cosmologique particulier. D'un côté le chamane est un passeur, de l'autre c'est un psychotique. Et Mme Martin est-elle devenue un peu dingue après le choc avec l'ours, ou bien à force d'errer sur les lisères, un peu chamane ?

 

C'est le récit de cet accident (on lui souhaite d'ailleurs d'avoir au mieux récupéré, éliminé les marques profondes, physiques et psychiques de la rencontre), sa maturation, ses suites, qu'elle raconte, dans un récit littéraire, mais pas vraiment éloigné de l'anthropologie, en continuité avec ses réflexions sur l'animisme, qu'elle publie sous le titre "Croire aux fauves". Mme Martin, impressionnante d'intelligence et de culture pour son âge, possède l'étoffe, on le sent, d'une très grande ethnologue. Elle le sera sans doute si l'on s'intéresse encore demain à ce pan des sciences sociales, ou aux sciences sociales tout court. On a l'impression parfois que l'avenir sera réservé à un mix de dite science de gestion ou de management, et de neuroscience. L'une des qualités du chercheur en sciences sociales est de savoir écrire, et nous savons déjà qu'elle la possède, avec ce récit à la fois intime et réflexif.

 

Après son grave conflit avec l'ours à l'été 2015, elle est recueillie par les Evenes, puis atterrit dans un vieil hôpital russe, un peu terrifiant, archaïque à certains égards, mais qui la sauve bel et bien, tout en lui disant, à la russe, "Vsio boudet khorocho", soit tout ira bien. On ne va pas s'en faire pour si peu, pensez-donc une tête disloquée par une mâchoire d'ours.

La description du passage dans l'établissement vaut son pesant d'or. Après avoir été sauvé par l'hôpital russe assez loufoque mais heureusement là, l'anthropologue s'en revient en France, après avoir été inspectée par le FSB (une française, qui a passé des années en Alaska, que fait-elle dans le coin ?). Le relais est pris par la Salpêtrière avec des complications. Tout cela est très sérieux, ce n'est pas une égratignure.

 

Que dire aux psys pour lesquels il s'agit d'un trauma, et pas d'un trauma ET d'une expérience ontologique de type animiste pour quelqu'un qui venu de la culture occidentale tente de comprendre de l'intérieur un autre monde de représentations depuis des années ?

 

Parmi les animistes, se dissoudre dans la nature n'est pas folie puisque l'individu ne se sépare pas d'une continuité évidente avec le monde, en Europe c'est précisément la folie que de perdre la sensation de son unicité. Or, il y a eu rencontre, et déchirure. L'ours et la femme se sont rencontrés, et ont échangé leurs sangs, l'ours a arraché des dents de la femme et un petit morceau de mâchoire. Il est donc nécessaire de se reclôturer, de cicatriser. Une agression est un viol. Il s'agit de se désinfecter.

"J’ai juste peur, peur de tout ce qui n’est pas refermé en moi, de tout ce qui s’y est potentiellement insinué. Il y a d’autres êtres à l’affût dans ma mémoire ; il y en a donc peut-être aussi sous ma peau, dans mes os. Cette idée me terrifie, parce que je ne veux pas être un territoire envahi. Je veux fermer mes frontières, jeter les intrus dehors, résister à l’invasion. Mais peut-être suis-je déjà assiégée."
 
 
Mais en même temps que faire de cette expérience qui porte à l'apogée la compréhension de ce sentiment de fusion avec un monde que ressentent les animistes qu'elle a tellement cherché à approcher ?
L'anthropologue repartira, évidemment, là bas. Et elle aura changé aux yeux des autres. Elle sera désormais celle qui a rencontré l'animal mais en est revenue vivante. Elle a regardé les yeux de l'ours, et l'ours a regardé dans ses yeux. Pour les Evenes, c'est son reflet dans les yeux de l'humain que l'ours a voulu griffer.  L'humain est une information terrible pour l'ours. C'est ce qu'il n'est pas devenu. "Mon corps est devenu un point de convergence" dit l'auteure, et les Evene le savent.
 
La cicatrisation a aussi incorporé une expérience indélébile. La rencontre avec l'altérité de l'ours. Et ce corps est le lieu où se croisent la modernité de la chirurgie et la griffe de l'ours. Une frontière. Là où l'auteure voulait précisément se tenir. Et l'interprétation psychanalytique occidentale de la rencontre l'irrite, car l'ours est pour elle un symptôme, bien évidemment, de ce qui se joue chez la victime. Or, c'est ce que l'anthropologue refuse, influencée qu'elle est par le discours animiste. L'ours est aussi un être. Il y a eu rencontre. Et elle pose cette belle question :
"Que s’est-il passé ici, pour que les autres êtres soient réduits à ne refléter que nos propres états d’âme ?". 
 
La question se pose à l'auteure : pourquoi a t-elle cherché l'ours ? Car elle n'a fait que le chercher. Et l'a trouvé. A t-elle cherché une limite qu'elle ne trouvait jamais ? Drôle de choix de vie en effet. Elle songe à Artaud qui réclame que l'Europe s'arrache à son aliénation (j'ai lu récemment le récit d'un écrivain qui part sur la trace d'Artaud au Mexique, et en revient… Catholique - "Au pays des rêves noirs" de Félix Macherez, mi brillant mi pathétique) . Dans ce monde animiste, elle se sent possiblement réconciliée. Il faut juste accepter de suspendre la pensée (ce qui pour elle ne doit pas être évident, car ça pense sacrément en elle).
 
Et ce qu'elle comprend, qui est très beau, c'est que ce n'est pas forcément, comme dirait Deleuze, les histoires à "papa et maman" qui la bousculent et la poussent à vivre ainsi, à aller dans le froid extrême, parmi ces peuples. Mais ce qui la traverse, et que nous pressentons tous...
La catastrophe. 
"J’ai rejoint les Évènes d’Icha et j’ai vécu dans la forêt avec eux pour une raison bien en deçà de celle d’une recherche comparative. J’ai compris une chose : le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les apparences."
Pour éviter la catastrophe il faudrait éviter justement, de voir le monde comme un autre monde que le nôtre.  De l'envisager autrement.
 
On ne saurait que conseiller ce singulier et très beau récit, qui mêle profondeur de champ anthropologico politique, et récit d'un parcours où une femme chute et se relève. En renaissant.
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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