Je connaissais Nasstasja Martin pour avoir lu à sa parution son très beau livre d'anthropologie sur l'Alaska, "Les âmes sauvages", où elle restituait les leçons apprises auprès d'un micro peuple animiste, tout en montrant comment ce peuple, mais aussi tout un monde, le premier exposé au réchauffement, montraient les voies d'une adaptation possible à la catastrophe en se réinventant (voir critique dans ce blog).
J'avais appris dans ce livre à mieux mesurer le conflit non verbalisé entre un environnementalisme occidental toujours fondé sur la séparation nature/culture (tout en renversant la logique de la sur consommation) et le rapport à la nature des peuples animistes parfois cités et admirés, dont la culture, aussi, est de plus en plus reformatée pour être commercialisée dans l'économie florissante du bien-être. Cet animisme réel est en effet, à maints égards, aux antipodes de la verdôlatrie moderne et du mouvement néo beatnik qui influence tellement les couches éduquées urbaines occidentales. Les animistes tuent, parfois en masse, parce que le temps leur impose de tuer d'un seul coup, et ils remercient les bêtes de les nourrir. On est loin du nihilisme platonicien qui s'ignore des anti corridas.
Je ne savais pas, en lisant "Les âmes sauvages" ce qu'il était arrivé juste après cette immersion à la jeune trentenaire, disciple de Phillipe Descola, un anthropologue français très influent aujourd'hui qui a beaucoup œuvré pour le dépassement de la pensée opposant nature et culture en montrant qu'elle n'a pas grand sens pour l'humain (toujours culturel, donc toujours naturel puisque plongé dans sa culture depuis son âge de nature). Nasstaja Martin travaille dans ce sillon là. Après avoir longuement étudié le monde animiste en Alaska, elle est ensuite passée de l'autre côté du Détroit de Béring, et s'est fondue dans la vie des Evenes, peuple russe de l'Est (Kamtchatka, un coin dédié aux essais militaires)., lui aussi animiste. Là, elle a subi un grave accident, auquel elle a survécu presque miraculeusement : elle a été attaquée par un ours, ou plutôt elle a rencontré un ours, et ils se sont battus, elle avec son piolet, lui en croquant littéralement sa tête. Rien de moins.
Il y a de drôles de hasard. J'ai tout de même peu lu d'anthropologie, mais j'ai lu le premier livre de N. Martin il y a trois ans. Il se trouve que je suis fasciné par les ours depuis toujours, il y en a d'ailleurs quelques uns à une heure et demie de chez moi, qui seront sacrifiés sur l'autel des conflits symboliques non purgés entre la paysannerie de montagne et un monde urbain qui l'humilie, l'ours servant de terrain d'affrontement. Mme Martin a donc, par sa quatrième de couverture de ce second livre réveillé mon souvenir du personnage mi ursulin de l'Hôtel New Hampshire de John Irving. Mais dans ce récit, c'est une autre version de l'amalgame avec l'ours que j'ai trouvée, beaucoup plus en phase avec ce que j'avais lu dans "Les âmes sauvages". Je suis d'origine slave. Avec son histoire Mme Martin dont l'oeuvre débutante avait éveillé mon intérêt ne pouvait que l'accroître.
L'accident a permis à N. Martin de mieux comprendre ce qu'elle cherchait et ce qu'elle avait trouvée, toutes ces années. Ces temps ensommeillés de la convalescence lui ont permis de réfléchir, aussi, au rêve, à la lisière entre pensée occidentale et pensée animiste. Mme Martin est un être de la lisière, c'est cela qu'elle cherche, et c'est là qu'elle a trouvé l'ours. D'un côté de la frontière il y a la psychanalyste qui interprète les rêves, de l'autre l'amie Evene qui leur donne un sens cosmologique particulier. D'un côté le chamane est un passeur, de l'autre c'est un psychotique. Et Mme Martin est-elle devenue un peu dingue après le choc avec l'ours, ou bien à force d'errer sur les lisères, un peu chamane ?
C'est le récit de cet accident (on lui souhaite d'ailleurs d'avoir au mieux récupéré, éliminé les marques profondes, physiques et psychiques de la rencontre), sa maturation, ses suites, qu'elle raconte, dans un récit littéraire, mais pas vraiment éloigné de l'anthropologie, en continuité avec ses réflexions sur l'animisme, qu'elle publie sous le titre "Croire aux fauves". Mme Martin, impressionnante d'intelligence et de culture pour son âge, possède l'étoffe, on le sent, d'une très grande ethnologue. Elle le sera sans doute si l'on s'intéresse encore demain à ce pan des sciences sociales, ou aux sciences sociales tout court. On a l'impression parfois que l'avenir sera réservé à un mix de dite science de gestion ou de management, et de neuroscience. L'une des qualités du chercheur en sciences sociales est de savoir écrire, et nous savons déjà qu'elle la possède, avec ce récit à la fois intime et réflexif.
Après son grave conflit avec l'ours à l'été 2015, elle est recueillie par les Evenes, puis atterrit dans un vieil hôpital russe, un peu terrifiant, archaïque à certains égards, mais qui la sauve bel et bien, tout en lui disant, à la russe, "Vsio boudet khorocho", soit tout ira bien. On ne va pas s'en faire pour si peu, pensez-donc une tête disloquée par une mâchoire d'ours.
La description du passage dans l'établissement vaut son pesant d'or. Après avoir été sauvé par l'hôpital russe assez loufoque mais heureusement là, l'anthropologue s'en revient en France, après avoir été inspectée par le FSB (une française, qui a passé des années en Alaska, que fait-elle dans le coin ?). Le relais est pris par la Salpêtrière avec des complications. Tout cela est très sérieux, ce n'est pas une égratignure.
Que dire aux psys pour lesquels il s'agit d'un trauma, et pas d'un trauma ET d'une expérience ontologique de type animiste pour quelqu'un qui venu de la culture occidentale tente de comprendre de l'intérieur un autre monde de représentations depuis des années ?
Parmi les animistes, se dissoudre dans la nature n'est pas folie puisque l'individu ne se sépare pas d'une continuité évidente avec le monde, en Europe c'est précisément la folie que de perdre la sensation de son unicité. Or, il y a eu rencontre, et déchirure. L'ours et la femme se sont rencontrés, et ont échangé leurs sangs, l'ours a arraché des dents de la femme et un petit morceau de mâchoire. Il est donc nécessaire de se reclôturer, de cicatriser. Une agression est un viol. Il s'agit de se désinfecter.