Et si ce grand mourant qui ne veut pas mourir, qui essaie d'entraîner avec lui tout le monde par le fond avec lui, indignement, passait sur le divan, qu'en serait- il ?
Je vous parle ici de deux essais qui tentent de psychanalyser le mode de production capitaliste, avec des approches un peu différentes, qui convergent cependant.
Le premier est clairement lacanien et me paraît relever de quelque accointance avec cette pensée du social selon Lacan, qui voit une vraie difficulté dans la disparition de la fonction paternelle.
Le second insiste sur l'apport de Keynes, dont la critique du mode de production capitaliste, qu'il veut néanmoins soigner, est selon les auteurs très proche des constats de Sigmund Freud, et notamment de sa découverte assez tardive et controversée, l'existence en tant que telle, d'une pulsion indépendante, "la pulsion de mort", ou Thanatos. Jusqu'à "Au delà du principe de plaisir", Freud pense que la destruction, la haine, relèvent d'une "gestion", pour rester dans le vocable économique, mal avisée des pulsions humaines. En vieillissant il se résigne à reconnaître une pulsion de mort qu'il intègre dans sa vision de la psyché mais aussi dans le fonctionnement vital. Ce travail d'intégration culmine avec "malaise dans la civilisation" au seuil de la seconde guerre mondiale. Ce virage pessimiste lui aliène une aile gauche de la psychanalyse qui croit à la bonté humaine corrompue par le fonctionnement social.
Gouvernés par l'infantile
Le premier essai, très récent, s'intitule on ne peut plus directement "Psychanalyse du capitalisme". David Monnier a le défaut de beaucoup de psys… Il est brillant mais brouillon, notamment en écriture. J'ai lu pas mal de psychanalyse maintenant… Et mis à part Freud, un écrivain de premier ordre, méthodique, c'est souvent le désordre. Et au milieu on trouve des pépites, comme le rapprochement entre le travail du dimanche et le fantasme du capitalisme, devenir une religion... Je pense que nos amis les psys écrivent comme ils ont l'habitude de penser dans leur pratique, de manière associative et flottante. Ils sont donc durs à suivre parfois. Répétitifs. Peu structurés. C'est riche mais c'est un peu le "souk" quoi…. Je retrouve cela dans la plupart des essais que je lis de leur part, à tel point qu'il en est difficile d'en garder une vue synthétique.
Pourquoi une psychanalyse du capitalisme ? Parce que le capitalisme est animé par des sujets, convertis à l'idée de la nécessité du capitalisme d'une manière ou d'une autre. La psychanalyse, c'est compliqué, oui, mais ça repose sur un tryptique assez simple : l'humain noue trois types de relations, avec maman, papa, et autrui. Or ces relations sont problématiques chez le capitaliste.
"si le capitalisme était un être humain, pas sûr qu’on le trouverait très bien portant."
L'auteur évoque de manière intéressante le temple du capital, les Etats Unis, qui ont voulu se séparer de leur mère anglaise, mais n'ont pas de père non plus… Se donnent au mythe du self made man. Pas de père, pas de Nom du Père en termes lacaniens. Ce sont les "Etats Unis" où habitent les étasuniens. Sans père (sans surmoi, sans loi morale au dessus de lui, sans règle sociale finalement, pour borner son désir), le capitaliste s'est inventé une religion propre, le capitalisme (scientiste mais croyante), et ici on retrouve le Freud critique de la religion ("l'avenir d'une illusion").La figure du père tout puissant lave le fils d'avoir désiré la mère… en retournant la culpabilité en haine, et en chassant toute culpabilité.
Le capitaliste est un parvenu. Il ne doit rien à personne ni à rien, ni aux autres, ni à la société, ni au passé.
(En lisant le livre, je pense à ces fonctionnements pré capitalistes où on abandonne pas celui qui représente le passé, et à ces systèmes capitalistes où celui qui a travaillé trente ans pour l'entreprise est jeté du jour à l'autre. C'est ce qui est arrivé par exemple à Guy Novès, entraîneur de l'équipe de France de Rugby… Dix fois champion de France, quatre fois d'Europe, un mythe vivant pour son sport. Et la plupart des gens du rugby lui adressent un immense respect. Le milieu du rugby est conservateur, il n'aime pas les sorties ratées, il aime les égards, mais de nouvelles figures y ont introduit la logique purement capitaliste, celle qui prévaut dans le football où l'on va - exception- jusqu'à vendre des joueurs (ce qui ne choque plus personne), mais aussi jusqu'à ajouter un joueur… Dans une transaction (je te paie ton joueur tant de millions plus un joueur que j'ajoute en nature, peu importe son lien avec nous, les liens s'effacent, les gens partent le lendemain de la victoire, rien n'a de sens en dehors du comptable). Le passé n'a aucune espèce de signification dans le football. On peut avoir gagné deux championnats d'Europe d'affilée comme Zidane et être sur la selette pour deux matches perdus. Il n'y a pas d'origine, on ne doit rien à rien ni à personne. Parfois, quand un entraîneur est un peu pré capitaliste... Qu'il soutient son joueur, comme Aimé Jacquet par exemple en 1998 avec Christophe du Garry, ou Deschamps avec Olivier Giroud, la presse capitaliste lui fond dessus… Ne pas reconnaître l'obsolescence est un crime. Je reviens donc à Novès (homme de droite mais conservateur), il est donc mis à la porte cyniquement, d'un jour à l'autre, saisi dans un piège dressé pour lui… C'est cela l'esprit capitaliste. On ne doit rien à personne, pas de dette morale. Pas d'origine, et pas de surmoi, juste la religion du profit censée tenir de liant. Il ne se sentira libéré que quand justice lui sera donnée, par les prud'hommes, mais cela a t-il dit, ne lui suffit pas. Il sera libéré quand sa dette de souffrance sera payée par un ressenti de souffrance équivalent en face. Novès est un être de liens. C'est une fidélité, toute sa vie dans un seul club comme joueur et entraîneur. Un club qui se considère comme une famille, notion extra capitaliste, puisque le principe est que l'on donne priorité à la formation, que l'on joue le même jeu de la catégorie débutant à l'équipe une et que les entraineurs et responsables à tous les niveaux sont des anciens joueurs. Cet homme de droite ne sait pas qu'il nage à contrecourant… Du capitalisme.)
Le passé pour le capitalisme n'est qu'un argument de vente, pendant qu'on inaugure les statues le capitaliste envoie des sms.
Mais cette négation du lien est évidemment une illusion. Posséder, on le sait, est l'obsession capitaliste. On critique le modèle pour négliger l'être pour l'avoir, ce qui est quelque peu illusoire, car à travers l'avoir, c'est évidemment l'être qu'on recherche, l'humain étant relationnel. On cherche à en remontrer aux autres. La négation du lien va de pair avec le narcissisme de ces dits self made man. Est-ce l'image qui pousse à faire de l'argent ou l'argent qui motive l'image ? Les deux sans doute. Quand Arnaud Lagardère pose ridiculement en maillot avec son trophée féminin… il dit quoi ? Il dit "regardez comme je suis beau et séduisant" (il se laisse croire qu'il l'est), regardez ce que je peux m'acheter, regardez mon essence (mon sang) qui me permet d'acheter ce que je suis et ce que j'ai".
Drôle de confusion mentale.
Le capitalisme infantilise. Il refuse la frustration. Il se croit libre de toute détermination, comme un ado en crise (je ne vous dois rien de toute façon !). Il hait la dépendance, et pourtant il la pratique.
Un de ses aspects infantiles est aussi d'imaginer un consommateur asexué. Il y a un versant qu'un nietzschéen qualifierait de nihiliste dans le capitalisme, mais qu'ici on désigne comme infantile : Il n'arrive pas à faire de la femme une pure travailleuse (il est bien obligé de faire avec les congés maternité, même si désormais il peut inciter les femmes au top de leur productivité ) congeler leurs ovocytes et à avoir recours à la PMA).
Pas de parents, pas d'Histoire. Le capitalisme n'aime pas l'Histoire. Le sujet capitalisme fuit. Si vous parlez avec lui dans un bureau, il est toujours dérangé par un SMS ou un mail, il n'est jamais disponible pour ce qu'il fait. Il n'a pas de passé. Il n'a pas de présent pour ne pas avoir de passé. Il ne doit rien à personne. Il est toujours tourné vers la nouvelle frontière. Le capitalisme est une obsession de mobilité.
La grande idée de Keynes, qui a lu Freud, et il y a des liens entre l'entourage de Keynes (Léonard et Virginia Woolf notamment) et Freud, c'est que l'argent n'est pas neutre, ce que les libéraux classiques prétendent. L'argent est marqué par la psychologie. Il est porteur de nos angoisses. Le capitalisme tente de se rendre maître du temps, qu'on lui a d'ailleurs reproché de voler à Dieu. A cet égard c'est un projet prométhéen, il s'agit de remplacer Dieu.
"L’argent est un objet étrange qui à la fois calme l’angoisse – vous disposez d’un stock de précaution – et l’accroît. Il permet de changer d’avis, d’être irrationnel."
Le taux d'intérêt est un indice de l'angoisse, tout comme la "préférence pour la liquidité", mise en évidence par Keynes. Pour ses adversaires ultra libéraux, le taux d'intérêt récompense l'effort d'épargne, pour Keynes, c'est un phénomène psychologique qui relève de l'irrationnel, et qui saisi par les mouvements de foule, peut déclencher des tsunamis financiers. La Banque Centrale est une figure paternelle qui de temps en temps vient restaurer "la confiance" par sa parole.
Keynes ne cessera de lutter contre cette tendance à aimer l'argent pour lui-même, il plaidera on le sait, pour l'euthanasie des rentiers, combattra l'étalon or, un rituel barbare, avant guerre et en 1945, perdant, les deux fois. Il applaudira l'idée d'une monnaie fondante… Ne servant que comme support de l'échange, impossible à accumuler. Il y avait quelque chose de maladif selon lui dans la confusion entre argent et richesse. Elle ne peut conduire qu'à mourir sur un tas d'or. La solution pour l'humanité est dans la création, dans la sublimation. La thésaurisation est une recherche illusoire d'immortalité selon les propos mêmes de Keynes.
La thésaurisation procède du refoulement pulsionnel évidemment. Le principe de plaisir se voit contenu, canalisé la thésaurisation, puis par l'investissement, on ne consomme pas tout immédiatement. Ceci Keynes et Freud en sont conscients ensemble. Le capitalisme est puritain (comme l'a dit aussi Max Weber en montrant son lien avec l'esprit protestant).
Comme dans le premier essai nous retrouvons aussi le caractère infantile du capitalisme, la libido narcissique devenant libido d'objet, puis à nouveau narcissique, puis d'objet, processus constamment alimenté par le marché.
Freud portait un diagnostic plus sombre, fataliste, sur l'histoire de l'humanité, car il était conduit à toujours réévaluer la puissance de la pulsion de mort à partir du moment où celle-ci peut se rendre maîtresse de moyens infiniment puissants. La conclusion du "Malaise dans la civilisation" vaut encore aujourd'hui encore comme interrogation quotidienne.