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7 octobre 2019 1 07 /10 /octobre /2019 03:06
Le droit envisage de penser une humanité hors la loi - Après la Loi-Laurent de Sutter

Avons-nous besoin d'une telle inflation de lois ? Un déluge de lois. Aujourd'hui un gouvernement ne s'imagine pas sans une activité parlementaire frénétique, des lois, des lois, et encore des lois, agglutinées dans des codes, avec la volonté inexpugnable de tout prévoir par la loi, de tout couvrir, de se réavancer, aussi, vers ce qui avait été sorti de la loi par mai 68, comme l'usage de corps. La réforme, la réforme, la réforme… Un mouvement continu qui semble naturel. Plus on réforme plus on serait bon gouvernant. Et par réforme on entend non pas transformation mais législation.

 

Vivons-nous mieux ? Sommes-nous émancipés par cette montagne de lois impossible à connaître mais que nul ne doit méconnaître ? La loi a été écrite. Et nous devons nous y conformer. La loi borne donc l'horizon de ce qui est envisageable. La loi prévoit, elle retient. Elle a donc peur du réel qui peut advenir.

Ainsi le progrès humain a souvent requis d'en passer par un affrontement avec la loi, au nom d'autres références.

On répondra que la où il y a faible et fort la loi protège (une hypocrise de Lacordère, dit "chrétien social" je crois). Ceci; c'est comme l'immaculée conception. On ne le croise guère.

 

Laurent de Sutter, philosophe français, qui par son ton, et son esprit, m'ont rappelé Giorgio Agamben, et qui s'inscrit sans nul doute dans la même perspective critique, radicale, revisite, dans un travail dont on a du mal à se représenter le poids de préparation, les grandes traditions de pensée et de civilisation, pour montrer en quoi le droit et la loi ne se superposent pas. Dans "Après la loi", titre qui indique qu'il y a un au delà de la loi à penser, dans le droit, mais aussi une vie possible sans la contrainte pesante de la loi,  nous apprenons qu' il y a eu un droit humain florissant qui ne supposait pas la prééminence de la loi. Ce droit est pour Laurent de Sutter possiblement émancipateur. Car il est créatif, de nouvelles relations sociales.

"Avec la loi, il devient possible de primer le monde – ou, du moins, de faire comme si c’était possible "

La fonction de la loi est éminemment conservatrice. 

"La loi est le dispositif par lequel le champ des possibles politiques se trouve ramené à un état des choses constitué"."
 
Une société sans droit, oui, est une société inenvisageable, car fondée sur la loi, justement, du plus fort, mais on peut l'imaginer autrement que comme une machine productrice, sans fin, de lois. Ce qui est voir autrement la politique, bien évidemment. 

La Loi comporte inéluctablement la sanction, sinon elle est inopérante. Or, cela signifie que la loi ne se concrétise que dans la sanction, qui est le signe de son échec. Son échec à faire société. 

 

Athènes, où le putsch de la loi

 

Laurent de Sutter s'en prend à ce que d'habitude on ne touche pas… Sauf Nietzsche… Le moment athénien. C'est là où s'effectue le glissement du droit à la loi, et les romains, d'abord rechignant, reprendront cette logique. Mais partout ailleurs, soit en dehors de l'occident, d'après le philosophe d'autres manières de considérer le droit sont mobilisables. Des "trésors de la juridicité" malheureusement enfouis.

5 siècles avant JC, Clisthène met fin au gouvernement aristocratique athénien, et se crée un nouvel équilibre, l'isonomia. Chacun a sa part dans le gouvernement. En même temps le mot "nomos", surgit. La loi. Auparavant cette notion n'existait pas. On décidait, on "posait" des décisions, c'est "Thesmos". La grande révolution philosophique athénienne, dont on sait le lien (Vernant l'a bien montré) avec la démocratie, reprend cette idée de lois. Si on lit les philosophes, ils sont sans cesse en train de traquer des lois, qui justifieraient d'ailleurs les lois au sens juridique. Jusqu'à Kant, avec sa "loi morale en moi". Les philosophes ne cesseront de débusquer l'ordre dans la nature. Ordre que la loi devait refléter.

Il s'agit d'une rupture majeure, car auparavant, on arbitrait des litiges. Avec la loi s'affirme le règne de ce qui la produit, la Cité.  Les sophistes, dont la pensée tragique considérait que la loi était incapable de saisir la fluidité du monde, tentèrent de s'opposer à cette évolution, mais perdirent.

C'est donc une rupture. Là où naît la civilisation, en Mésopotamie, on évoquait "les sentences" plutôt que la loi.  Le savoir était considéré comme prophétique. Juger c'était donc savoir.  Voir ce qui pourrait se produire. Le contraire de la logique de la loi, qui clôture. Babylone était dotée de scribes et de devins, pas de législateurs et de philosophes.

 

Cicéron : il n'y a pas de droit hors la loi

 

Rome, résiste, un long moment, à la logique légale. Le droit y a été longtemps simplement droit civil. Un droit des citoyens. L'idée de jurisprudence implique que "Le droit n’est pas une affaire de normes, il est une affaire d’opérations ; il n’est pas une affaire de législation, il est une affaire de savoir – un savoir technique". C"est Cicéron, encore une fois, qui joue un rôle déterminant dans l'affaire.  Il insiste sur l'ordre nécessaire pour gouverner la cité, et ainsi s'en prend à la casuistique. Bref à la pensée des cas.  Cicéron se réfère à cet ordre cosmique que les stoïciens mettent en avant mais il s'appuie aussi sur Platon, sur la filiation athénienne de Rome. La philosophie était supérieure, donc. Mais… Laurent de Sutter nous rappelle que Cicéron n'était pas seulement un grand esprit mais le représentant d'intérêts de classe.  Ce qui se joue c'est le rapport de forces entre le Sénat aristocratique, et le peuple, qui a pu prendre des places dans la magistrature.  Il convient ainsi pour Cicéron de justifier la supériorité de la loi, et de la pensée, sur la jurisprudence. Ainsi à Rome  "le droit quittât le domaine de la connaissance expérimentale pour entrer dans celui de la police politique "

 
Fiqh
 

On a tendance à penser l'Islam comme la pensée par excellence de la force de la Loi. Pourtant l'analyse qu'en propose le philosophie est plus complexe.

"La distinction entre sharia et fiqh est essentielle à l’intelligence de l’islam : là où la première désigne l’ensemble des préceptes juridiques formant la révélation, le second désigne la science nécessaire à leur mise en œuvre. Le fiqh est ce sans quoi la révélation de Mahomet est condamnée à rester révélation". Le Fiqh est un savoir. Il procède de l'idée que du nouveau va survenir et qu'on devra l'interpréter. Laurent de Sutter établir tout au long de son livre la distinction entre le droit comme application d'un savoir, et comme production de lois.
 
 
Li
 
 
Chez Confucius, on trouve une opposition entre Li, les rites, et Fa, la loi. Cette dernière suppose la contrainte, elle est inférieure. La pensée confucéenne tend à produire de l'humanité, de la société, et donc des relations, mais pas de la loi. La loi est synonyme d'échec. Elle ne s'impose que parce qu'on a abouti au désordre. 
 

La pensée confucéenne influença le japon.

"le Japon, comme la Chine, développa une détestation profonde à l’égard de toute forme d’intervention juridique dans l’écheveau des liens humains. Les relations, en tant que structurantes de la communauté, étaient à cultiver davantage qu’à réguler – une culture qui n’était pas celle de normes imposées, mais d’obligations mutuelles visant à éviter tout conflit."
Le "Giri", c'est l'obligation de bien se comporter. En dehors de toute loi. 
Il est vrai que si l'on lit de vastes romans japonais comme "la pierre et le sabre", on ne parle jamais de lois, mais d'obligations sociales, et de honte.
"Entrer dans la société japonaise, c’est entrer dans le système de perceptions et d’émotions qui fait qu’une relation, quelle qu’elle soit, se trouve affectée de variables obligatoires si fines qu’elles vont jusqu’à en questionner ce caractère obligatoire lui-même."
 
 
Dharma
 

En Inde, "dharma", c'est soutenir. Perpétuer. Sur la base d'un savoir ici encore.

 

Maat

 

En Egypte ancienne, le Roi défend la vie (maat) et repousse le chaos encore (Ifset).

"les juges écoutaient les parties, de la même manière que l’individu vivant selon le principe se prémunit de la surdité, avant de séparer la maât de l’isfet dans le cas d’espèce. De sorte que juger, dans l’Égypte ancienne, n’entraînait aucun verdict de culpabilité ou de faute ; les juges se contentaient de déclarer une situation maâty ou âdja, à savoir « conforme à la maât » ou « dans la mauvaise voie ».
 
 
Talmud c'est à dire Etude
 

Dans la tradition juive, c'est bien connu, la loi dit toujours plus qu'elle ne dit. L'Homme ne peut qu'explorer la totalité, il ne peut pas la contenir. L'interprétation est donc sans fin.

"Tout est vrai : telle est la maxime essentielle du droit talmudique – tout est vrai, car tout est possible "
 
 
Toutes ces traditions nous invitent donc à imaginer un droit qui ne soit plus une obsession de légiférer, donc de borner, mais pourquoi pas de s'ouvrir plus largement aux cas d'espèce. C'est aussi une invitation en somme, c'est ainsi que personnellement je le lis, à délibérer sur ce que l'on vit, ensemble, plutôt que de légiférer sans cesse en appliquant un pouvoir d'office sur autrui. Délibérer pour créer de nouvelles formes de vie en société.
"Après la loi, il y a l’ensemble des moyens que les êtres humains ont inventé pour devenir plutôt qu’être". Laurent de Sutter offre, comme le dit le nom de la collection dans laquelle son livre paraît, une véritable "perspective critique". Il tente, brillamment, de poser les jalons d'une philosophie libertaire du droit, pièce d'une philosophie politique plus large. Philosophie qui redonne sa chance à la pensée et à la créativité devant les situations, plutôt qu'à la voix impérieuse et bornée de l'autorité.
 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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