Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
3 novembre 2019 7 03 /11 /novembre /2019 23:36
A la reconquête d'un bien commun : l'attention - CONTACT-Matthew B. Crawford
"Il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue. Ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair. C’est pourquoi, toutes les fois qu’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi."
 
Simone Weil
 

Notre activité cérébrale devient une somme de confettis tellement elle est sollicitée de ci et de là, pour obtenir notre assentiment consommateur.  Ce n'est pas seulement la planète que le contemporain détruit, mais toute "une écologie de l'attention" selon le philosophe (et mécanicien… justement) Matt B. Crawford, dans son essai formidable et original, "CONTACT" qui propose de ranger l'attention dans la liste des fameux "biens communs" (récemment je lisais un urbaniste, qui voulait y adjoindre la nuit, qui disparait sous la pollution lumineuse). L'attention est un luxe, et d'ailleurs les aéroports vous proposent de vous la payer par accès aux fameux salons privés. L'attention n'est pas qu'un problème de santé, sur la route ça devient très vite un souci moral, ou de justice. A l'encontre d'un certain discours du développement personnel, ce n'est pas dans le fait de "se retrouver" que l'auteur voit le chemin, mais dans un retour aux choses, profondément contre narcissique.

"Car c’est lorsque nous sommes engagés dans un domaine de compétence pratique que le monde se présente à nous doté de sa réalité propre, indépendante du moi. Inversement, le moi s’y manifeste comme un être en situation qui ne s’est pas forgé tout seul."
 
Gabarits au dehors
 
Le travailleur "de ses mains" met en œuvre des stratégies, telle que l'utilisation de "gabarits" (le bout de bois qui sert à couper des bouts de bois identiques sans mesurer à chaque fois), des références qui lui permettent de concentrer son attention sur ce qui est essentiel. Un cuisinier par exemple, agence sa cuisine, dispose les couteaux, il habite ainsi son lieu de travail, qui est comme "une extension" de son corps. Rien à voir avec l'organisation taylorienne, imposée au travailleur, de force, ignorant son savoir propre. La connaissance humaine baigne dans le monde. L'essai de Crawford est fondamentalement anti kantien.
'D’après Kant, pour éviter toute forme de partialité dans le raisonnement moral, nous devons nous considérer nous-mêmes, ainsi que nos semblables, non pas comme des individus mais comme des représentants du genre « être rationnel » et entrer en relation à travers le filtre de cette abstraction.'
 
Il existe aussi des gabarits culturels, qui orientaient les personnes dans le monde. La modernité les a dissous.
"Et, apparemment, l’individu contemporain ne s’en sort pas très bien sur ce front, du moins si l’on en juge par des indicateurs comme les taux d’obésité, d’endettement et de divorce."  Mattthew B. a son coté Houellebecq.   Sans gabarit, on est perdu.
Le principal intérêt de la fac, par exemple, ce sont les horaires.
"l’exemple de notre cuisinier devrait nous alerter sur le fait que l’idéal visant à nous libérer de toute influence extérieure néglige toute une série de facteurs qui contribuent à l’excellence d’une performance humaine.
 
L'art de vivre passe par une continuité avec le dehors. Il y a un savoir impressionnant, et un sentiment de puissance d'agir, dans l'exemple du joueur de hockey qui ne fait plus qu'un avec sa crosse, ou du skieur qui sent la montagne vibrer sous ses carres. Un savoir non médié par des mots, mais qui ensuite, saurait se mettre en mots.  L'auteur est de ces penseurs qui considèrent que nous pensons avec notre corps, de cette tradition matérialiste là  (celui de Spinoza et Nietzsche). Le corps est capable de penser du contre intuitif, comme le motard qui contrebraque pour tourner (tout le livre est émaillé d'exemples pratiques souvent vécus par l'auteur). La pensée s'inscrit dans la mémoire du corps. Pour ceux qui ont regardé la finale de la coupe du monde de rugby (pour moi hier), l'essai incroyable de Chelsin Kolbe, le toulousain, ne lui demande pas de penser, au sens où il se représente longuement l'action à mener, y met des mots. C'est une pensée du corps, subtile, géniale, éduquée par des milliers d'heures d'entrainement. Le corps sait, et l'adversaire est là, l'ailier s'avance, crochète, et arrive au paradis du joueur. C'est un savoir complexe, puisqu'il prend en compte la terre, sa souplesse, la connaissance de soi, comme l'automobiliste sent la route vibrer. 
Or, si vous mettez un casque de réalité virtuelle à Kolbe ou si vous aseptisez trop les voitures, vous perdez le savoir, et vous créez en réalité du danger, par l'aliénation. A vrai dire (parenthèse) cet essai est une manière de réactualiser et de concrétiser le vieux thème de l'aliénation.
Alors que notre société est très influencée par Descartes et Kant, et la rationalité refermée sur elle même, l'auteur en appelle à une "cognition étendue".
 
Un savoir qui implique autrui, y compris dans la confrontation et l'acceptation de la transmission
 
L'essai stupéfiant de Kolbe nous démontre aussi que savoir, c'est "trianguler" avec d'autres personnes.  Le savoir est profondément social, car c'est au contact, au frottement, des autres, et aussi par la transmission (niée) que le savoir authentique naît. Il n'y a pas de luthier purement théorique. Il y a un luthier pratique, et éduqué par ses Maîtres. Ce que l'on voit par exemple dans de belles scènes, je me souviens, d'"un cœur en hiver" de Sautet. Nous avons besoin de gabarits culturels pour être libres. Ainsi de règles du jeu pour nous exprimer, comme le jazzman a besoin du thème.
 

Nous avons au tout début du propos effleuré la dimension politique du livre. Revenons-y. 

"Le fantasme de l’autonomie se paye au prix de l’impuissance. Et de l’impuissance naît la fragilité d’un moi qui ne peut tolérer ni conflit ni frustration. Cette fragilité, à son tour, augmente notre docilité face aux forces et aux intérêts qui, par le biais des représentations les plus séduisantes, sont censés nous éviter une confrontation directe avec le monde". Notre aliénation est flattée, récupérée.  Dès la petite enfance, avec les tablettes numériques nounous aujourd'hui. Nous en devenons maladifs.  L'auteur parle carrément de fabrique de l'autisme. Sans stigmatiser l'autisme. Mais même si l'on s'évertue à dire "mon enfant est différent", il suffit d'avoir visité un foyer pour enfants autistes, pour comprendre que ce n'est pas une condition qui se résume à la différence, mais qui engage de la souffrance aussi. 
 

MBC développe longuement l'exemple du joueur de machine à sous, et me rappelle la saison 3 de Twin Peaks avec Kyle Mc Lahan totalement "out" à Las Vegas. Le joueur se perd dans la machine.

"on cite des cas de forcenés qui ont continué à jouer les pieds dans l’eau pendant une inondation. Ils sont tellement absorbés qu’ils deviennent totalement insensibles à leur environnement."

Le drogué de la machine à sous cherche l'hypnose et on la lui donne, il y a même des options relance automatique dans certains pays. Rien à voir avec la relation avec la moto, qui est une relation de puissance.  Le monde actuel nous transforme en joueurs de machines à sous, et Lynch a sans doute commis une métaphore assez large. 

 
"lorsque notre perspective de carrière la plus plausible est un emploi de bureau, à savoir une profession où le lien entre cause et effet tend à être fragmenté ou opaque ; lorsque la vie domestique repose de plus en plus sur la sous-traitance (repas tout préparés, travaux de rénovation confiés à des travailleurs immigrés) ; lorsque la base matérielle de la vie moderne est de plus en plus occultée, et que les occasions d’exercer une activité qui exige une compétence spécialisée sont délocalisées outre-mer, là où on fabrique encore des choses, ou bien plus près de nous, mais dans des lieux socialement invisibles, où les choses sont entretenues et réparées ; ou encore lorsque ces opportunités migrent vers des sites presque secrets, où les élites orchestrent les grandes dynamiques commerciales et politiques – dans ces conditions, l’expérience de l’agir individuel nous échappe peu à peu. On croit désormais de moins en moins à la possibilité même de contempler un quelconque effet direct de nos actes dans le monde et de ressentir que ces actes sont véritablement les nôtres."
 
Or, tout en nous rendant hétéronomes au possible… Le monde moderne nous réclame sans cesse plus d'autonomie, qui ne peut qu'être fausse. L'angoisse est au rendez-vous de cette contradiction.
 

Nous devons nous rappeler que le monde est habité par d'autres et que la subjectivité comme y insistait Hegel ne nait que dans l'intersubjectivité.

"Nous vivons dans un monde défini par nos prédécesseurs et déjà saturé de sens bien avant notre entrée en scène. Nous sommes « jetés » au milieu du fleuve du réel et, la plupart du temps, nous empruntons à autrui des significations déjà établies." On parle dans cesse de "reconnaissance", même les managers libéraux, mais la reconnaissance n'est possible que dans un système de gabarits culturels  communs contraire au fantasme de l'hyper individualisme.
 

.La relation à l'autre pour être enrichissante, constituer un gabarit, sur lequel je pourrais me repérer, doit être franche, assumée dans son rapport d'altérité, et non nivelée à l'extrême, chaque personne étant ramenée à une abstraction par le politiquement correct libéral et une fausse idée de l'autonomie. On a poussé tellement loin cette abstraction de l'individu que dans les salles de sport fréquentées par l'auteur personne n'ose proposer de vraie musique, on met de la musique d'ascenseur mièvre pour ne fâcher personne. Il ne peut rien se passer et il ne peut rien arriver et personne ne vous fera rien découvrir. Tout est ainsi désérotisé au sens où l'amour n'est pas possible. L'auteur célèbre une "érotique de l'attention", en revenant au sens premier de l'Eros. "L’injonction d’être un individu nous angoisse, et le remède à cela, paradoxalement, c’est le conformisme." Il montre d'ailleurs comment le système de l'opinion fabrique une vision décontextualisée, donc désincarnée des individus.

 

La leçon des fabricants d'orgues

 

A l''encontre de ces modèles mortifères, il y a tous ces exemples que nous donne le livre, qui ne sont pas donnés en modèles mais en inspiration, comme les rencontres avec des profs de fac mais aussi souffleurs de verre, ou avec des fabricants d'orgue. 

"quiconque explore en profondeur un art ou une compétence spécifique approfondit son pouvoir de concentration et de perception. Il acquiert une intelligence plus grande des objets qu’il traite et, si tout se passe bien, la qualité devient pour lui une préoccupation viscérale, car il s’initie à une éthique qui veut qu’on se soucie au premier chef de ce que l’on fait. En général, cela passe par l’exemple d’un individu, d’un modèle qui incarne cet esprit artisanal." Ce sont des modèles éthiques aussi, car par ces chemins s'expriment la lumière de la transmission et de l'indispensable valeur d'autrui. On retrouve tout à fait la Arendt de "la crise de la culture" pour laquelle la liberté n'est possible qu'au sommet de la transmission où s'ouvre une porte pour chaque génération. Personne ne peut révolutionner le blues sans visiter le blues. Picasso n'est rien de libre sans l'Histoire de l'art.

"la dialectique de la tradition et de l’innovation permet au facteur d’orgues de comprendre sa propre inventivité comme la prolongation d’une trajectoire dont il a hérité. C’est très différent du concept moderne de créativité, qui s’apparente à un concept crypto-théologique : la création ex nihilo."
 
On songe aussi fortement aux travaux des psychologues du travail français sur la différence entre travail prescrit et travail réel, et sur la souffrance liée à l'empêchement du travail. Ce n'est pas de travailler qui produit la souffrance, mais d'empêcher de travailler bien, d'exprimer sa puissance dans l'œuvre, en taylorisant.
 
 
Thérapeutique
 

Ce livre devrait logiquement ouvrir la voie à une véritable thérapeutique de l'attention, il converge avec le discours que proposent des haptonomes, ou encore des hétérodoxes freudiens, comme Alexander Lowen (qui a tenté une synthèse entre la réconciliation avec le corps et l'association freudienne), ou ces sophrologues qui vous donnent à palper des grains de raisin séchés.

"ce que nous percevons est déterminé par ce que nous faisons". 

Mais pour faire bien il faudrait que cette thérapeutique soit sociale, que l'on s'attaque à la logique des machines à sous, à l'aliénation organisée. Mais après tout, la somme des refus, la somme des volontés d'échapper au monde de la machine à sous, peuvent construire un monde plus puissant que son adversaire pathogène, qu'en sait-on ?

 
Finalement, j'ai retrouvé là un prolongement passionnant de la critique des Lumières que les penseurs critiques allemands exilés aux Etats-unis ont formulée. Les Lumières ont transformé la Raison en mythe. Le prix en a été lourd. Une raison refermée sur elle-même est malade. Elle change le monde en objet ou bien l'ignore passablement. Nous, êtres de Raison, devons nous efforcer, de sortir de l'En Soi.
 
 
 
 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com
  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
  • Contact

Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


ete2010-035.jpg

 

 

D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

Recherche

Catégories