Notre activité cérébrale devient une somme de confettis tellement elle est sollicitée de ci et de là, pour obtenir notre assentiment consommateur. Ce n'est pas seulement la planète que le contemporain détruit, mais toute "une écologie de l'attention" selon le philosophe (et mécanicien… justement) Matt B. Crawford, dans son essai formidable et original, "CONTACT" qui propose de ranger l'attention dans la liste des fameux "biens communs" (récemment je lisais un urbaniste, qui voulait y adjoindre la nuit, qui disparait sous la pollution lumineuse). L'attention est un luxe, et d'ailleurs les aéroports vous proposent de vous la payer par accès aux fameux salons privés. L'attention n'est pas qu'un problème de santé, sur la route ça devient très vite un souci moral, ou de justice. A l'encontre d'un certain discours du développement personnel, ce n'est pas dans le fait de "se retrouver" que l'auteur voit le chemin, mais dans un retour aux choses, profondément contre narcissique.
Nous avons au tout début du propos effleuré la dimension politique du livre. Revenons-y.
MBC développe longuement l'exemple du joueur de machine à sous, et me rappelle la saison 3 de Twin Peaks avec Kyle Mc Lahan totalement "out" à Las Vegas. Le joueur se perd dans la machine.
Le drogué de la machine à sous cherche l'hypnose et on la lui donne, il y a même des options relance automatique dans certains pays. Rien à voir avec la relation avec la moto, qui est une relation de puissance. Le monde actuel nous transforme en joueurs de machines à sous, et Lynch a sans doute commis une métaphore assez large.
Nous devons nous rappeler que le monde est habité par d'autres et que la subjectivité comme y insistait Hegel ne nait que dans l'intersubjectivité.
.La relation à l'autre pour être enrichissante, constituer un gabarit, sur lequel je pourrais me repérer, doit être franche, assumée dans son rapport d'altérité, et non nivelée à l'extrême, chaque personne étant ramenée à une abstraction par le politiquement correct libéral et une fausse idée de l'autonomie. On a poussé tellement loin cette abstraction de l'individu que dans les salles de sport fréquentées par l'auteur personne n'ose proposer de vraie musique, on met de la musique d'ascenseur mièvre pour ne fâcher personne. Il ne peut rien se passer et il ne peut rien arriver et personne ne vous fera rien découvrir. Tout est ainsi désérotisé au sens où l'amour n'est pas possible. L'auteur célèbre une "érotique de l'attention", en revenant au sens premier de l'Eros. "L’injonction d’être un individu nous angoisse, et le remède à cela, paradoxalement, c’est le conformisme." Il montre d'ailleurs comment le système de l'opinion fabrique une vision décontextualisée, donc désincarnée des individus.
La leçon des fabricants d'orgues
A l''encontre de ces modèles mortifères, il y a tous ces exemples que nous donne le livre, qui ne sont pas donnés en modèles mais en inspiration, comme les rencontres avec des profs de fac mais aussi souffleurs de verre, ou avec des fabricants d'orgue.
"quiconque explore en profondeur un art ou une compétence spécifique approfondit son pouvoir de concentration et de perception. Il acquiert une intelligence plus grande des objets qu’il traite et, si tout se passe bien, la qualité devient pour lui une préoccupation viscérale, car il s’initie à une éthique qui veut qu’on se soucie au premier chef de ce que l’on fait. En général, cela passe par l’exemple d’un individu, d’un modèle qui incarne cet esprit artisanal." Ce sont des modèles éthiques aussi, car par ces chemins s'expriment la lumière de la transmission et de l'indispensable valeur d'autrui. On retrouve tout à fait la Arendt de "la crise de la culture" pour laquelle la liberté n'est possible qu'au sommet de la transmission où s'ouvre une porte pour chaque génération. Personne ne peut révolutionner le blues sans visiter le blues. Picasso n'est rien de libre sans l'Histoire de l'art.
Ce livre devrait logiquement ouvrir la voie à une véritable thérapeutique de l'attention, il converge avec le discours que proposent des haptonomes, ou encore des hétérodoxes freudiens, comme Alexander Lowen (qui a tenté une synthèse entre la réconciliation avec le corps et l'association freudienne), ou ces sophrologues qui vous donnent à palper des grains de raisin séchés.
"ce que nous percevons est déterminé par ce que nous faisons".
Mais pour faire bien il faudrait que cette thérapeutique soit sociale, que l'on s'attaque à la logique des machines à sous, à l'aliénation organisée. Mais après tout, la somme des refus, la somme des volontés d'échapper au monde de la machine à sous, peuvent construire un monde plus puissant que son adversaire pathogène, qu'en sait-on ?