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25 janvier 2012 3 25 /01 /janvier /2012 08:59

o-dingos-o-chateaux-de-jacques-tardi-900335485_ML.jpgJe prends prétexte de la parution de l'excellente adaptation BD d'"Ô dingos, Ô châteaux" par le grand Jacques Tardi pour évoquer un peu cette figure qui m'est si chère : Jean-Patrick Manchette.

 

C'est la quatrième adaptation de Manchette réalisée par le dessinateur. Ces deux là étaient nés pour se rencontrer et ce fut d'ailleurs le cas : ils collaborèrent à un projet commun : "Griffu".

 

Tardi est le dessinateur de l'aliénation populaire. De la nausée. Il n'a pas son pareil pour dépeindre les ambiguités entre la matière et les corps meutris par le social. Il est indépassable pour dessiner la laideur et l'horreur et leur banalisation, et il traque la déshumanisation aussi bien dans la première guerre mondiale (adaptation de Céline et autres...) que dans le monde contemporain.

 

Tardi devait donc travailler avec Manchette, ce dynamiteur du roman policier et scribe de la dépossession de soi. Et célébrer son oeuvre trop courte, marquée par un sentiment d'échec et le silence, puis interrompue une seconde fois par une mort précoce en 1995. Espérons que Tardi continuera : il a encore du pain sur la planche.

 

"Ô dingos, O chateaux" n'est pas le roman le plus cité de Manchette, mais j'ai une tendresse particulière pour lui. D'abord il est très drôle et jubilatoire. On y rit aux dépends de malfrats maladroits, obtus et sous estimant leur adversaire : une victime désignée qui va se révéler contre toute attente une bombe humaine intenable. On y traverse une France centrale hébétée et enlaidie par la société de consommation, moutonnière et passive. L'humour méchant de Manchette s'y déploie parfaitement. S'y exprime aussi la radicalité politique de l'auteur : contre le mensonge et l'hypocrisie sociale, contre l'argent qui a tout supplanté, et pour lequel on n'hésite pas un instant à tuer son propre neveu, un enfant, pourri lui aussi par la télévision et la marchandise.

 

Manchette s'est emparé du roman noir pour le subvertir. D'ailleurs le roman noir français ne s'en est jamais vraiment remis...

 

Influencé par le jeune Marx, par ses lecteurs allemands (Adorno, Benjamin, Marcuse), et surtout les situationnistes et leur critique de la société du spectacle, Manchette entre dans le polar pour aller sur "les lignes de communication de l'ennemi" : dans la culture de masse. Il est avant tout fasciné par le cinéma, et son écriture s'en ressent.

 

L'oeuvre de Manchette est émouvante, car elle est l'histoire d'un échec, celui de l'artiste qui essaie de transformer le monde. Et d'emblée les romans expriment cette aporie et l'impossibilité à se libérer de l'emprise de la société de consommation : pieuvre qui s'est saisi de chacun et empêche toute émancipation véritable. Manchette met en scène sa propre perdition littéraire et politique à travers ses personnages.

 

Dans les oeuvres de Manchette, les êtres sont aliénés par la marchandise qui s'impose comme réalité brutale. Elle est partout, et Bret Easton Ellis n'a rien inventé en saturant ses livres de marques, de détails commerciaux. Les voitures deviennent  chez Manchette de véritables protagonistes, les armes sont détaillées comme dans un catalogue et sont pareils à des accessoires corporels. Ce n'est pas un hasard si Manchette commence à écrire en 1965, date de parution du roman "Les choses" de Georges Perec, qui dit tout de l'installation du modèle consumériste.

 

 Les personnages vivent dans le malaise, abrutis par l'alcool, les médicaments et la cigarette, fatigués et dans l'impasse sexuelle. Leurs corps sont agressés. Ils sont souvent confrontés au retour dans la forêt pour fuir les assassins qui les traquent, mais celle-ci est hostile, ils en sont coupés, et c'est pire. On ne peut pas fuir et l'échec de l'installation au Larzac est pressenti à travers ces errances de personnages qui retournent en ville pour boucler la boucle.

 

Manchette a trouvé son inspiration dans le roman noir américain, celui des Hammett (son modèle) et Chandler. Le roman de la désillusion. Le roman des détectives qui n'ont rien d'idéal, qui se perdent dans la ville, sont des balises dans le désordre plutôt que des dénoueurs d'intrigue.

 

On ne comprend pas vraiment Manchette si on n'a pas lu le fabuleux "Moisson rouge" de Dashiel Hammett (je ne saurais trop vous le conseiller), livre fondateur semble t-il du roman noir. Un détective envoyé par des assurances, qui n'a peur de rien et ne se pose pas de questions, remue la tourbe d'une petite ville où ne règne que corruption, alors que le bien et le mal ne sont plus distingués. Jusqu'à tout retourner... Finalement pour rien. Un roman de jubilation aussi, servi par une écriture minimaliste, comportementale, c'est à dire qui se contente de décrire, sachant que le point de vue omniscient de l'auteur est un mensonge de plus. Après Marx, Nietzsche, Freud, il n'est plus possible de parler de raison objective. Le romancier doit donc renoncer à tout psychologisme déplacé : il doit livrer les actes, qui parlent d'eux-mêmes. Manchette se délectera de ce style dit "behaviouriste", direct, et s'amusera avec lui, mélangeant par exemple les tournures élégantes et la vulgarité, pour déstabiliser le lecteur. Allant jusqu'à singer la maladresse de style, ce qui n'est ouvert qu'à un grand écrivain.

 

Avec le minimalisme, l'écriture tire aussi parti des leçons du cinéma, et s'inspire des effets de mise en scène. Manchette est cinéphile et écrivain de scenarios au premier chef. Et sa production littéraire s'en ressent. Aucun grand film ne sera réalisé à partir d'un roman de Manchette, comme s'il ne restait rien à faire pour un grand réalisateur... Seul Tardi se risque avec succès à la mise en images.

 

Il est impossible de s'identifier à ces personnages aliénés. D'ailleurs incernables (comme ils le sont dans les dessins de Tardi en noir et blanc, où la chair, la pierre, le sang, se ressemblent et se mêlent). Le mal, ce n'est plus le coupable. Le mal c'est le social, qui contrôle nos vies et s'insinue dans le quotidien, discipline les corps.

 

On ne peut plus lutter en réalité...

Voila ce que disent ces romans, même s'ils sont ceux d'un révolutionnaire radical. Et donc l'abandon du roman est inscrit en filigrane dans le texte. Manchette cessera d'écrire après huit romans.

 

Alors que le roman policier classique traque le coupable et d'une certaine manière rassure le bourgeois en le trouvant, le roman noir désenchanté nous venge des salauds et de la misère du monde, par son aspect jubilatoire. Le roman noir est donc le roman du reflux révolutionnaire (le succès actuel des polars, alors que l'espoir politique touche le fond, n'est pas là pour le démentir...).

 

Et il est remarquable que Manchette commence à revitaliser cette veine américaine dès le début des années 70, alors que d'autres intelligences croient encore que la guerre civile est imminente, et n'ont pas compris que mai 68 est transformé en étape vers la révolution libérale des années 80. Manchette l'a compris.

 

Si vous ne connaissez pas Manchette, foncez sur ses petits joyaux d'ironie et de peinture grotesque du monde des années 70. Loin des illusions "babos" et du romantisme révolutionnaire superficiel, Manchette avait bien perçu ce qui nous attendait : le règne de l'ordre marchand adossé sur le spectacle.  Passez par Tardi si vous le souhaitez, car il ne dévoie rien, il magnifie. J'ai cru voir que son adaptation était dans les meilleures ventes et c'est tant mieux... Manchette, finalement, n'a pas connu un échec aussi patent qu'il le pensait. Son influence est réelle, et pas seulement sur le roman noir. Un Patrick Modiano, par exemple (je me risque à le penser) se ressent de certains échos avec cette oeuvre.

 

Cette figure de la littérature contemporaine mérite d'être encore mieux connue. Peu d'études lui ont été consacrées, car évidemment il s'agit d'une littérature de genre, censée de seconde zone ( j'ai lu l'essai plutôt intéressant bien qu'ampoulé : "JP Manchette, le récit d'un engagement manqué" de Franck Frommer).

 

On peut aller au delà de ses seuls romans : ses chroniques ont été publiées, et son journal des années 66-74 est un écrit absolument étrange et fascinant, où l'on rencontre un jeune intellectuel énervé, précaire, qui vit sans concessions avec sa femme et son fils (qui aujourd'hui défend l'oeuvre de son père), s'évertuant à comprendre le monde en dévorant les productions culturelles, dans l'espoir qu'il change, jetant un regard impitoyable et lucide sur son époque.  

 

Je confesse un fantasme : passer une semaine dans un gîte avec Jean-Patrick Manchette, celui qui subvertit le roman policier jusqu'au dérisoire, en compagnie d'un troisième larron, qu'à ma connaissance il ne fréquenta pas : Jean-Pierre Melville, celui qui donna aux films policiers l'intensité des vieilles tragédies. Deux voies absolument antithétiques, de prime abord. Mais deux grands artistes qui s'emparèrent d'un genre pour le porter au plus haut, et le transformer en peinture extrêmement signifiante du monde contemporain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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