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29 juin 2013 6 29 /06 /juin /2013 16:22

tumblr_mm14ih81HD1r67qauo1_500.jpgQuand Rainer Maria Rilke écrit ses "Lettres à un jeune poète" : jeune officier qui lui soumet ses poèmes d'amateur, il lui répond pour lui seul. Et pourtant on croirait à une correspondance avec le monde entier, à une fausse correspondance destinée à exposer une théorie de l'art et plus largement de la manière dont on peut aborder la vie.

 

Voila la marque d'un grand personnage. A travers sa prodigalité, sa générosité. Il parle à une personne avec autant d'intensité que s'il tenait un discours pour tous ses semblables. Ne vous abusez donc point : quand on vous parle de la sorte, ce n'est pas signe forcément de narcissisme, mais ce peut être tout le contraire. En vous l'interlocuteur voit l'universel, mais plus encore il ressent toute votre importance, et il vous prend en compte comme si vous en valiez des millions.

 

C'est la première chose qui frappe à la lecture de ces dix lettres. Elles sont écrites pour un seul, anonyme, inconnu, même pas porteur de génie. Elles le respectent - jusqu'à la franchise, en disant directement que les poèmes soumis n'ont rien d'original même s'ils peuvent être appréciables et même meilleurs dans les lettres tardives. Rilke est merveilleusement à l'écoute de son correspondant, et pourtant les lettres paraissent écrites pour tous. Ce rapport entre le singulier et l'universel est magnifique, et il imprègne tous les propos de Rilke.

 

Le deuxième élément qui vient à l'esprit, c'est le formidable témoignage que ces lettres apportent sur l'esprit du temps, et sur la révolution du regard, et de l'art, qui marque le début du XXeme siècle. Ces lettres relèvent d'une discussion privée entre un poète qui commence à éblouir le monde des lettres, encore jeune, et un inconnu admiratif qui lui demande des conseils et un avis. Et pourtant elles sonnent presque comme un manifeste malgré la grande humilité de Rilke, ou en tout cas elles expriment une attitude absolument neuve dans l'Histoire de l'art. En ce que ce l'art n'est plus la lecture de ce qui se passe par delà les nuages, il n'est plus la tentative de sortir de la caverne de Platon ou dansent les ombres fausses, il n'est plus l'écoute des muses ou des anges. Il n'est plus cette recherche de la vérité inscrite dans le monde. Il est l'expression d'un tumulte intérieur, d'une singularité, d'un devenir unique. Il est l'art à l'époque de l'individu délivré de la transcendance. Il est immanence.

 

Les lettres de Rilke sont le témoignage de ce grand retournement de l'art moderne. Qui commence avec le symbolisme. Elles sont marquées, sans conteste, par l'empreinte nietzschéénne qui bouleverse les idées de l'époque et les radicalise, mais c'est le meilleur élixir de cette philosophie, celui qui découle de Spinoza et de son sain matérialisme. Ainsi Rilke salue aussi la figure de l'Enfant, capable de cette "solitude intérieure", et ainsi tellement riche d'imaginaire.

 

Le salut pour l'artiste qui se cherche ne peut pas être à l'extérieur. Rien ne sert de consulter les critiques, qui d'ailleurs restent superficielles car l'art désormais détaché de la Vérité relève de plus en plus de l'"indicible". 

 

Comment alors savoir qu'on est artiste ? Non plus au regard du jugement d'autrui, qui est secondaire, qui est de surcroît pourrait-on dire. Mais en écoutant sa musique intérieure. Celui qui ne peut pas se passer d'écrire, qui a en lui cette nécessité, doit écrire, et ne pas se poser plus de questions. L'écrivain ne le devient qu'en écrivant disait Maurice Blanchot à propos de Kafka (Tout Kafka n'est que littérature ("de Kafka à Kafka" de Maurice Blanchot) .

 

"Cherchez à dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous éprouvez". 

 

Un tel conseil est-il relativiste ? Alain Finkielkraut arriverait avec son fouet en déplorant que tout se vaut alors... Suffirait-il de se déclarer artiste pour l'être ? Non, même si Rilke conseille : "donnez-vous raison, à vous et à votre sentiment".

Car Rilke ne suspend pas le jugement. Il juge les poèmes qu'on lui soumet même s'il refuse de les analyser car c'est vain. La grandeur des oeuvres continue de se déclarer dans leur communication entre les hommes. Et ceux qui n'ont pas cette nécessité intérieure, qui se livrent à l'art par artifice, ne sont pas des artistes.

 

Etre artiste, mais aussi plus largement trouver sa voie dans le monde, c'est aller en soi. Plonger dans ses propres profondeurs (la psychanalyse naît au même moment). Permettre à son corps d'exprimer ce qu'il doit.

 

L'art, ce n'est pas une prouesse technique, ce n'est pas connaitre des "trucs". Ce n'est pas le talent du malin qui use d'artifices. C'est un cheminement. Et c'est avant tout son propre cheminement profond, en tant qu'être humain. L'artiste est en réalité le traducteur de son propre devenir. C'est pourquoi l'humilité est importante, c'est pourquoi la patience est fondamentale. C'est pourquoi l'écriture se construit et mâture. C'est pourquoi, contrairement à ce que prétend notre époque consumériste, qui rend tout accessible, qui enjoint de s'exprimer spontanément ("express yourself"), la grandeur de l'art a besoin du temps et de la modestie, même si l'art est l'expression de ce qui se passe à l'intérieur de notre corps (Rilke évoque l'art comme une forme de sexualité). Et si Rilke donne un conseil, c'est de contempler les oeuvres des grands : pour lui c'est Rodin en particulier le grand inspirateur.

 

L'art n'a donc rien à faire dans un monde de rentabilité, où le temps c'est de l'argent. 

 

Ce n'est plus la muse qui inspirera, mais le tumulte intérieur qui fera advenir ou pas :

 

"attendre en toute humilité et patience l'heure où l'on accouchera d'une clarté neuve".

 

Rilke va jusqu'à considérer que l'artiste est tellement à l'écoute qu'il en devient nécessairement, pour être grand, inconscient de ses qualités (on songe à un Jean-Michel Basquiat, ou au sculpteur César). Le bon écrivain serait ainsi un peu circonspect quand on admirerait ses écrits. Un peu étonné d'être là. Comme un Modiano le semble.

 

Il y a chez Rilke cette idée, qui me paraît juste, selon laquelle l'artiste c'est l'inédit. Ce n'est pas uniquement l'inédit contrairement à ce que l'art contemporain a trop prouvé. Mais il est certain que l'art n'a pas d'intérêt s'il ressasse. L'oeuvre d'art apporte un regard neuf, indéniablement. Sinon elle est artisanat il me paraît.

 

Il y a dans ces conseils de Rilke l'idée qui me parle de l'écriture comme simplicité. Celui qui écrit bien est celui qui prend la grand route, qui choisit a ligne droite vers ce qu'il veut signifier. Les boursouflures ne sont que telles. Le baroque doit avoir un sens ou il n'est qu'esbroufe et agitation vaine. C'est pourquoi il me semble que les chefs d'oeuvre d'un auteur coïncident parfois avec l'aspiration à un dépouillement. Comme on le perçoit dans "La Route" de Cormac Mac Carthy ou dans "Nelly et Monsieur Arnaud" de Claude Sautet, "Van Gogh" de Maurice Pialat.

 

Mais le poète ne vit pas, ou rarement, de sa plume. Il est ainsi obligé de travailler, de sombrer dans un monde de conventions. Il y étouffe, comme ce jeune officier. Et ici Rilke se veut sage et rassurant. Ce n'est pas grave car malgré tout la médiocrité du quotidien laisse de grandes fenêtres ouvertes :

 

"les nuits, elles, sont encore là, et les vents qui traversent les arbres et passent sur tant de pays".

Le poète peut encore trouver sa voie au coeur de la brume poisseuse du monde social.

 

En outre, la beauté, on l'a vu, n'est pas affaire de facilité. Les chemins difficiles sont ceux qu'on doit prendre. La route de la patience, et celle de la difficulté recherchée. L'amour par exemple, qui est difficile. Car chez Rilke, la solitude est la vérité. Elle doit être cultivée intérieurement on l'a vu pour donner vie à l'oeuvre, d'autant plus qu'elle est inexpugnable. La fusion amoureuse est un mirage et on est seul, toujours, pour tout ce qui est important.

 

On aurait envie de lui répondre qu'au moins, on est pas tout à fait seul. Et que sa correspondance tellement chaleureuse et empathique le démontre d'ailleurs. Il le pressent, en disant que nous pouvons nous rapprocher les uns des autres, en particulier en brisant la distance entre hommes et femmes enfermés dans leurs rôles, et devenant des êtres humains entrant en relation plutôt que deux entités tristement opposées.

 

Face à la tristesse de son correspondant, Rilke s'efforce de le convertir à un certain stoïcisme, dont il trouve une très belle formulation synthétique : "croyez-moi, la vie a raison, dans tous les cas". La nécessité, tel est le guide consolant du poète et aussi de tout humain qui veut lutter contre le malheur. L'art, il est vrai, n'est qu'une "manière de vivre". Et ainsi l'artiste n'est pas forcément le plus grand lorsqu'il fait profession d'artiste. Comme Kafka nous le prouva. 

 

Les lettres de Rilke sont belles, écrites de la main d'un grand poète. Pleines de sagesse et d'apaisement, pleines d'humanité, elles sont précieuses car elles traduisent simplement l'esprit d'un temps où tout a été chamboulé. On voit Proust sortir de ces pages et prendre sa plume, s'installer au plus profond de lui-même, assumer son intelligence sensible et se laisser porter. Pour livrer les torrents de beauté que l'on sait. Cet héritage "moderne" est le nôtre, radicalisé parfois, dévoyé d'autres fois. C'est une très belle ligne de départ pour penser l'art, la vérité, le regard et le rapport au monde sensible.

 



 


 


 


 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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