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7 juillet 2013 7 07 /07 /juillet /2013 23:59

 

tumblr_mmsr7bejbh1qbqem3o1_500.jpg "Chansons ! Chansons que tout cela"... Inepte réflexion, car la chanson n'est certainement pas superflue, mais essentielle aux êtres parlants que nous sommes....

 

Dans son essai sympathique et teinté de nostalgie, où viennent s'intercaler des récits de souvenirs d'enfance et d'adolescence liés à la musique, Philippe Grimbert s'essaie à une "Psychanalyse de la chanson" (écrite en 1996 et déjà dépassée quant à ses descriptions techniques, car le discman vient d'apparaître...). Non seulement elle n'a rien de cet art mineur, définition qu'un de ses plus grands talents lui colla, ayant passé sa vie à prouver le contraire ; mais plus encore elle remplit, et pas seulement dans la petite enfance, une fonction très importante dans l'économie psychique de l'humain.

 

"Si l'on ne mesure pas l'importance de la chanson, c'est que son omniprésence nous crève les yeux". Pour sur. On chante partout et en permanence.

 

L'auteur ne va pas sur ce terrain, mais il est frappant de constater qu'à l'heure de l'émiettement de l'espace public, de la multiplication des niches et segments culturels, des pulsions identitaires, de la sécession sociale des riches et du décrochage des exclus, la chanson résiste à l'affaiblissement de l'universel. La chanson est l'art qui a touché la plus large audience. Si beaucoup n'ont pas eu la chance d'avoir une révélation en lisant Yourcenar ou en regardant un Velasquez, qui n'a pas fredonné ?

 

Chaque corps constitué à son chant, et si l'auteur salue largement la fonction apaisante du chant qui aide à vivre et à franchir les étapes d'une vie, il n'ignore pas sa capacité manipulatoire et mobilisante. On chante pour monter à l'assaut. On chante pour se sentir ensemble, fusionner à travers l'invocation de "signifiants" communs, et ceci peut être émouvant comme quand il s'agit de l'hymne sud africain chanté pour la première fois par les boks devant Nelson Mandela. C'est terrifiant quand cela permet de galvaniser les foules fanatisées à Nuremberg.

 

Pourquoi une telle puissance ? Le freudisme peut nous aider à le comprendre à l'aide de ses concepts les plus connus.

 

Grimbert évoque l'amitié amoureuse tardive entre Freud et la chanteuse française censée être légère qu'était Yvette Guilbert (ce physique étrange, maigre et coupant, immortalisé par Toulouse Lautrec). Si Freud a beaucoup parlé d'art et de sublimation, il n'a pas abordé la chanson dans son oeuvre, mais son admiration pour la chanteuse, qui comme lui parlait de la vérité du désir, en dit beaucoup sur son intérêt pour cet art.

 

La chanson, c'est d'abord et surtout le lien indéfectible entre parole et musique. C'est là ou se loge sa spécificité.

 

Elle renvoie aux plus profondes sources de l'humanité, et de l'humain individuellement. Ce qui fit dire à Michel Serres qu'"au commencement était le chant". L'Homo erectus, lorsqu'il a parlé, était doté d'une capacité vocale limitée, un peu comme nos petits enfants. Confronté à la nécessité, car il en avait la capacité, d'ordonner le monde dans un ordre symbolique il a du nommer le monde. Et qu'est ce qui a pu venir à son secours dans cette immense entreprise, sinon les mélodies du monde ? Le chant de l'eau, des oiseaux, les bruits de la nature. Le chant a du apparaître très tôt, et l'instrument de musique abouti le plus ancien que l'on connait est daté de 60 000 ans avant la nazaréen. Une flûte aurignacienne.

 

On peut imaginer la maman homo sapiens fredonner un air à son petit d'homme pour apaiser cette angoisse existentielle particulière à l'humanité dotée de conscience. Et on peut aussi imaginer un de ces humains taper sur un caillou avec une branche et imiter le bruit avec le son de sa voix. La sont les sources de la musique.

 

La musique et la parole seront d'ailleurs très longtemps inséparables. Et il est frappant de constater que c'est très tardivement que la musique a emprunté un chemin de solitude. Ce n'est qu'à la Renaissance. Avant cela, la musique n'était pas assez mâture pour tenter cette escapade, et la religion l'avait muselée. Au passage on peut regretter le fait que l'auteur porte sur l'histoire de la musique un regard très européo centriste. Dommage.

 

Le chant existe depuis l'avant de la mémoire, on le trouve dans l'antiquité. Un moment important est celui des troubadours car alors des genres se mettent en place. Quand la musique prend ses propres quartiers, la chanson continue sa route. Il est frappant de constater que la musique garde cependant des liens avec le langage : le solfège est une sorte de langue, et on parle de phrases musicales ou d'accords. Quant à la chanson, on peut constater qu'elle a conservé ses formes les plus anciennes : le couplet et le refrain, la rime. Ce n'est pas neutre.

 

La chanson nous relie à notre origine d'espèce, et à notre propre naissance. C'est ici que se noue cette intimité avec la chanson.

 

Sa force, c'est l'effet immédiat. Du à l'écho avec les rythmes fondamentaux de notre corps : celui du coeur, celui de l'inconscient, parmi d'autres. La chanson continue d'être une berceuse et il me semble que Michel Berger dit au fond cela quand il prétend que "ca balance pas mal à Paris". "Mode d'expression qui rappelle au corps ses caractéristiques essentielles", la chanson répond à l'aspiration infantile du retour du même, dans sa structure même, et par sa répétition dans le temps, d'où le plaisir de retrouver ses premières notes à la radio... Ce retour du même qui donne le sentiment de sécurité et de continuité à l'existence.


La chanson est riche de ces "effets de redondance" articulant musique et parole, particulièrement doux à l'humain. Lacan expliquait qu'une phrase prenait son sens dans le dernier mot, qui suscite un effet d'après coup et éclaire la phrase entière. La chanson joue sans cesse de ce phénomène. 

 

Notre rapport au chant commence dans le ventre maternel. Les sons nous parviennent sous une forme musicale. Nous pouvons entendre et distinguer père et mère, mais mélodiquement. Et puis il y a la naissance. Et là il nous faut entrer dans le langage. C'est une violence selon la psychanalyse.

 

Le langage qui nous constitue est une richesse mais aussi une damnation. Il nous rend étrangers à nous même en permettant la division entre conscient et inconscient. Il rend aussi le monde étrange en séparant les mots et les choses. Le langage c'est le "meurtre de la chose" selon Lacan. 

 

Cette entrée dans le monde des signifiants est difficile. Aussi spontanément nous ne parlons pas aux bébés comme aux adultes, nous leur parlons quasiment en chantant. Sauf quand nous voulons les recadrer justement.... Et instinctivement nous savons qu'il faut chanter auprès des enfants. Cela nous vient car nous savons ce qu'il en coûte d'entrer dans le monde du langage, et nous devons aider notre enfant à y parvenir avec le moins de dommages possible. La chanson est ainsi une transition heureuse entre la mélodie prénatale et le langage articulé.

 

S'humaniser, c'est donc une sorte de processus chansonnier, c'est mettre des paroles sur la musique. 

 

Ce soutien que nous avons reçu, nous nous en souviendrons, et la chanson nous accompagnera devant tous les obstacles.

 

La chanson enfantine, en elle-même, se structure assez tardivement, mais il est étonnant de souligner que beaucoup de chansons pour enfants sont des reprises, édulcorées, de chansons légères voire grivoises. Il en est ainsi d'"au clair de la lune". Et lorsque les enfants fabriquent un flolkore obscène, subvertissant ces chansons, et appréhendant ainsi avec rire les angoisses liées à la peur de la castration, à la différence des sexes, ils ne font que retrouver la source cachée de ces chants. Le retour du refoulé donc.

 

La chanson nous appuie aussi contre une autre damnation, au delà du langage : le temps. La chanson, je dirais que c'est "Madame Nostalgie" (juste une occasion de vous renvoyer à Reggiani). Seuls la photographie et le parfum ont un pouvoir approchant de faciliter le voyage dans le temps. La chanson est une "forme d'expérience sur laquelle le temps n'a pas de prise". Ainsi l'apparition du "shuintage", cette technique qui éteint la chanson en baissant progressivement le volume d'un refrain éternel.... ne montre-t-elle pas que la chanson est simple ruban découpé dans l'éternel, que l'on pourra réecouter autant que nécessaire ?

 

Philippe Grimbert revient à ces expériences, très intéressantes évidemment pour la psychanalyse, d'hystéries de spectateurs de concerts dans les 60's. Ce sont des moments d'altération temporaire du refoulement des pulsions. Le "meneur" de la foule, Johnny ou Mick Jagger, a un rôle central, il rassemble les présents autour d'une expérience quasi hypnotique, qui n'est pas sans rappeler "totem et tabou" de Freud. L'identification au totem fonctionne à plein. 

 

On peut avoir de ces moments une analyse portée sur l'érotisme, mais l'auteur y voit plutôt une occasion de régression infantile. Les pleurs, l'agitation, la toute puissance dans la destruction des fauteuils.... Tout cela rappelle ce qu'on est parvenu à enfouir par la discipline du surmoi. La jouissance de la fusion est aussi présente bien sûr : et le "ya d'la joie" de Trénet correspond au "Y a d'lun" de Lacan.

 

La chanson, comme le lapsus, l'acte manqué, le mot d'esprit, permettent à la vérité du désir de percer. Et c'est intégré culturellement. La censure a toujours été docile avec la chanson, qui permet de dire des énormités. Le livre cite les chansons de Guilbert sur les parties carrées ou le ménage à trois, "lemon incest" de Gainsbourg, ou le fait qu'on s'éclate sur "marcia baila" des rita mitsouko qui parle d'un décès par cancer.

 

Les chansons aident aussi à affronter la mort, la pulsion de mort aussi. Les chansons à noire ainsi comportent souvent des allusions très révélatrices : "Ici gît le roi des buveurs...." (chevaliers de la table ronde, goûtons voir...).

 

Chanter, écouter chanter (mais la spécificité de cet art c'est qu'on accompagne le chanteur, on est avec lui), c'est donc revenir vers les premiers attachements parentaux, et pouvoir revivre ces moments ou on a pu surmonter ce sentiment d'aliénation lié à la venue au langage. La chanson est merveilleusement contra phobique, elle parvient même à coloniser le langage et ainsi à le réenchanter. Quand on entend l'expression "comme d'habitude" on ne peut éviter de la relier à la mélodie. Si les chanteurs expriment leurs trouvailles, qui selon Lacan ne sont toujours que des retrouvailles, leurs chansons parlent à nos propres inconscients.

 

L'être parlant, l'animal politique, est aussi être chantant. Et c'est une raison de plus de considérer l'humain comme indissociable de l'Autre.


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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