Antonio Munoz Molina a
commis, avec son "Tout ce qu'on croyait solide", un pamphlet superbe, où son style
efficace, son sens de l'anecdote et de la description sont placés au service d'une charge courageuse contre son propre pays qui est plongé dans une grave difficulté sociale.
Qui aime bien châtie bien et Molina l'illustre, aussi bien pour l'Espagne que pour son camp de toujours : la gauche. Elle a dirigé longtemps le pays durant les trente et quelques années de démocratie post franquiste, était au pouvoir dans la phase montante vers l'explosion de la bulle financière et immobilière. Et Molina ne l'épargne pas, bien au contraire, il souligne ses responsabilités en ce qu'elle a failli à sa mission et renié ses principes dans l'action.
L'essai de Molina est placé sous les auspices de Georges Orwell, ce qui me va parfaitement bien. Le même sens de la vérité quoi qu'il en coûte, y compris voire surtout aux dépends des siens. La conscience vive des dérives de la politique et de ses subterfuges formels (le langage, l'esthétique). Et aussi ce côté conservateur anarchiste qui conduit Molina à s'avancer sur le terrain de la "responsabilité", de la vertu citoyenne, du civisme : par exemple il revient plusieurs fois sur le non respect de la quiétude d'autrui dans les villes espagnoles, sur les comportements malpropres des citadins, il salue le travail patient plutôt que les comportements fumeux.
Oui, la finance mondialisée est responsable de la chute espagnole. Mais Molina ne s'y étend pas vraiment, c'est un fait entendu et dépeint dans une myriade de livres. Molina apporte sa pierre, la sienne, la plus désagréable pour ses concitoyens sans doute parce qu'elle roule sur leurs pieds. Mais nécessaire. Loin de toute posture de victime, cherchant à l'extérieur la cause des maux espagnols, il se consacre à établir un constat courageux : la crise ibérique est aussi le résultat d'une logique endogène au pays, qui s'est porté à la rencontre du modèle spéculatif et en a apprécié les délices dans un aveuglement général.
La spéculation n'est pas une pure technique, elle est un fait social total en réalité. Ce que nous montre Molina, c'est comment l'Espagne bascule dans ce modèle spéculatif (les terrains se sont valorisés de 500 % entre 97 et 2007) et en quoi ce mouvement trouve ses sources dans l'histoire de la démocratie post franquiste. Une société qui a fini par ressembler à un consommateur de cocaïne. Jusqu'à l'overdose.
" A une économie spéculative, correspond inévitablement une conscience délirante".
Molina revient, à travers ses souvenirs et la relecture des journaux, sur ces années 2006-2007 d'avant crise financière, qui paraissent si lontaines tellement la rupture a été brutale, et il en reste supéfait. Un symptôme de l'aveuglement de ces années là fut l'obsession des deux camps politiques pour le passé. On ne parla que de 1931 et 1936 dans ces années, chacun défendant sa propre mémoire, dans une sorte de "sordide affinité" pour ignorer les enjeux du présent et de l'avenir. La croissance était là, on en profitait sans compter, on accumulait les plus values financières en essayant de croire à ce que ça ne finisse jamais. Le passé servait d'exutoire. Il était comme "une tulle qui empeche de voir la réalité immédiate".
L'Espagne d'hier s'est réfugiée dans un passé en partie mythifié et pratique (l'héroïsme comme héritage, sans risque), celle d'aujourd"hui a peur des lendemains.
Le rapport au temps des espagnols a donc changé, d'autant plus que les pythies sont mortes. Les augures sont décrédibilisées. Molina nous gratifie de portraits brillants de ces prophètes économiques, tels Alan Greenspan ou Rodrigo Rato qui promettaient monts et merveilles à l'Espagne juste avant la crise. Il nous décrit leurs méthodes pour avoir l'air à la fois sages, énigmatiques, fixant la ligne d'horizon qu'ils prétendent lire. Les faux prophètes ne doivent plus être écoutés. Molina nous explique leurs techniques d'intimidation, les tours de verres des institutions bancaires étant du même acabit que les temples assyriens : impressionner pour asseoir l'autorité, telle est leur mission.
Si la bulle s'est constituée, et si ça éclate, c'est que l'on a créé cette bulle. Pour Molina, la source en est l'insuffisance de la démocratie espagnole. En arrivant au pouvoir les démocrates en avaient assez de la bureaucratie en lambeaux de Franco. Ils plaidèrent ainsi pour le politique aux postes de commande. En soi cela n'était pas un problème...
...Ce qui l'a été c'est que contrairement à ce qui s'est passé en France, l'Espagne n'a pas mis en place une fonction publique stable, neutre, tournée vers le long terme. Donc les services publics, politisés, conformistes à l'égard des élus, où ont pullulé les promotions injustifiées, n'ont pas contrebalancé, bien au contraire, la frénésie dépensière, et inutilement dépensière surtout, de leurs édiles. Molina a été longtemps fonctionnaire et décrit des épisodes tout à fait parlants.
La bonne utilisation de l'argent public n'a pas été un critère, et l'argent, qui semblait couler à flot pour l'infini, à surtout servi à financer des "simulacres" : un torrent de festivités (les plus connues sont les JO et l'exposition universelle, mais tout le pays s'est jeté dans une ivresse festive).
Ces simulacres, ces châteaux "vides en Espagne" singeaient la puissance, mettaient en scène la fierté nationaliste des communautés autonomes, au service des seigneuries politiques. La communication sans objet a dominé l'action publique, et on a rivalisé de manifestations somptuaires, de caprices de représentation (les exemples sont nombreux, comme cette manie d'aller faire des démonstrations inutiles et coûteuses à new york). La fête, encore la fête, célébratrice du peuple local, et mise en scène de l'homme politique proche du peuple. Telle fut la préoccupation de l'Espagne.
Molina reproche à la gauche son ralliement à l'effervescence nationaliste. Elle a signifié que l'on se souciait d'être plutôt que de faire, de se glorifier d'un passé fantasmé, de chercher les responsabilités des maux à l'extérieur. Tout un contexte idéologique et culturel qui a justifié et aggravé l'impotence publique, le goût des démonstrations, y compris religieuses, coûteuses et improductives.
Abrités de la critique, car qui critique un édile de gauche est un rallié à l'ennemi, et se coupe de son pays natal incarné par le cacique, les responsables politiques ont souvent dérapé, emprunté pour rembourser l'emprunt, cherché pour leurs territoires tous les signes extérieurs de richesse plutôt que la dépense utile à long terme (le golf en ville, un must), ouvert les zones immobilières aux spéculateurs et bétonneurs, détruisant l'esthétique, l'environnement, et s'enrichissant personnellement au passage pour un nombre non négligeable.
La démocratie espagnole, encore asséchée par l'Eglise (Molina aurait pu ajouter la monarchie), finalement, n'a pas atteint ses objectifs. Elle est restée procédurière mais ne repose pas sur une quelconque hégémonie du modèle citoyen. Ce modèle est bousculé aussi bien par l'identitaire nationaliste qui stérilise les territoires en les soumettant à des chefs incontrôlés, que par le sectarisme hérité de la période franquiste, et dans lequel on se complait.
Maintenant il faut réagir.
Molina constate que le milieu politique n'a pas tiré les leçons ardentes. Il saigne le social mais continue à financer les dépenses de mise en scène.
Que faire face à l'effondrement du pays, si faussement prospère il y a peu, si malade aujourd'hui ? La solution passe par la démocratie, enfin. L'émergence du citoyen surtout.
Il devra être lucide, enfin lucide, cesser de se mentir.
"Il ne nous reste pas d'autre solution que de nous acharner à voir les choses comme elles sont".
Un esprit critique aigu, voila la première arme du citoyen.
Les citoyens doivent agir individuellement et collectivement pour transformer l'Espagne. Cela signifie que comme le disait Albert Camus, cité par Molina, "chacun fasse son travail". Partout, chacun à sa place, on doit résister aux reliquats de la culture spéculative, impliquant le je m'en foutisme, la légèreté, l'irresponsabilité envers le présent et l'avenir. Partout.
Ensuite, l'Espagne a besoin de l'équivalent du mouvement des droits civiques, un mouvement puissant, patient, serein, réclamant la démocratisation du pays à tous les niveaux, le contrôle de la politique par la loi, et la renaissance d'un service public sans lequel la société s'atomise et dépérit.
Ca vous rappelle en partie un ailleurs de l'Espagne ?
C'est normal.