Hugo Pratt avait beau être doué pour l'imaginaire, il ne sera jamais parvenu à inventer des
fictions aussi incroyables que les vraies trajectoires vécues par des centaines de milliers de gens dans ces décennies centrales du vingtième siècle, moment d'expaspération absolue de la lutte
des classes jusqu'à l'explosion mondiale, le vomissement inimaginable de tout ce que l'histoire humaine avait accumulé de dangereux, et l'affrontement en plein soleil du grandiose et de
l'abominable.
On peut passer une vie à y explorer la cruauté et la destruction. Mais du côté du grandiose, il y a tant à découvrir aussi. Ces deux aspects se sont fréquentés, heurtés, entrecroisés. Face à Klaus Barbie il y a un Jean Moulin.
Dans ces périodes affreuses, il y a paradoxalement des encouragements à aller chercher. Chez les perdants en particulier. Elsa Olorio, romancière argentine, nous fait par exemple découvrir " La capitana" dans un récit romancé de la vie de Micaela Etchebehère ("Mika"), enlevé, émouvant, admiratif et débordant d'empathie. Un récit gravitant autour de la période la plus intense de la vie de Mika : sa guerre d'Espagne (qu'elle raconta elle-même dans des mémoires de guerre publiées dans les années 70, rééditées je crois en poche récemment).
La vie de Mika est celle d'une révolutionnaire internationaliste, se jetant dans la mêlée mondiale sans aucune retenue, tenant par la main l'amour d'une vie : son mari Hippolyte Etchebéhère. Elsa Olorio a enquêté avec passion de longues années sur la vie de cette femme inconnue et au destin presque suspect (au sens où il parait imaginaire) tellement il est romanesque. Le destin dantesque d'une petite femme, argentine d'origine russe, morte dans une maison de retraite d'Ile de France en 1992, après avoir repris la chambre de Beckett, qui la reçut lors de sa première visite en lui tirant la langue...
Mika descend d'une famille juive russe immigrée en argentine (son nom de jeune fille est Feldman). Au lycée, au début du vingtème siècle, elle fréquente des femmes s'ouvrant à l'anarchisme. Elle y manifeste vite un talent de conviction. Puis c'est le départ pour Buenos Aires. Elle va s'y lier aux animateurs d'une jeune revue critique, "insurrexit", et rencontrer Hippo, un communiste prometteur, brillant garçon, mais fluet, maladif, fragile physiquement, et qui en outre ne s'épargne pas. Ce sera l'homme de sa vie et c'est ensemble qu'ils écumeront les fronts révolutionnaires les plus chauds de l'époque, tentant de trouver une voie révolutionnaire en échappant au stalinisme... Comme d'autres, qui échoueront. Mika sortira vivante de ces tumultes, passant par plusieurs trous de souris. Elle restera fidèle à son idéal socialiste révolutionnaire, mariant l'égalité et la liberté.
Très vite, en Argentine le couple se sent étouffé au sein d'un appareil communiste vite contaminé par les effluves staliniennes. Ils rejoignent une petite formation dissidente. Et puis la conscience des enjeux internationaux les aimante. Jamais ils ne pensent à eux-mêmes de manière étroite ou cupide. Seul compte l'avenir du monde et être ensemble. Ils apprennent donc le métier de dentiste... Pour pouvoir survivre n'importe où.... et se rendent en Patagonie pour mener une enquête sociale suite à une émeute écrasée de paysans. Ils y confortent leurs idées, soignent, continuent à lire avec frénésie, à partager, à couvrir des cahiers de notes, à rédiger des articles, à épaissir leur culture révolutionnaire.
Mais Hippo est magnétisé par l'Europe. Mika gagne du temps, elle qui se sent bien au bout du monde, mais le couple finit par atterrir à paris où ils se lient aux communistes dissidents proches de Trotsky (le couple Rosmer en particulier), ou anciennement proches (Léon se brouillant avec la plupart des gens qui le soutiennent, par son intransigeance et son incapacité à admettre que le modèle de la révolution d'octobre n'est pas transposable universellement).
Mais les Etchebehère, qui vivent chichement de traductions et autres expédients (mais n'ont aucune attention pour quelque question matérielle, sinon l'esthétique. Mika, avec son amie Katia Landau réfléchiront même à une sorte de haute couture prolétarienne), ont besoin de se rapprocher du foyer brûlant de la révolution, et filent à Berlin où la situation politique est très tendue et encore incertaine, les forces des extrêmes croissant de manière parallèle. Ils vont assister à la période où le drame se met en place, la désunion du mouvement ouvrier, majoritaire, laissant Hitler s'emparer du pouvoir. Mika et Hippo sont parmi ceux (comme ce groupe de Wedding qu'ils rejoignent) qui plaideront pour le front unique sans aucun succès. Quand la répression féroce s'abat sur la gauche, ils rejoignent Paris.
La maladie d'Hippo, qui se confirme comme tuberculose, s'aggrave. Les agents soviétiques sont de plus en plus pressants à l'égard de ces groupes dissidents du communisme (c'est l'époque de la liquidation des oppositions internes). Pour Mika c'est encore plus compliqué, car un agent du Guepeou, infiltré au sein du groupe de Wedding à berlin, la harcèlera personnellement, par obsession pour elle... Elle aura le malheur de retomber sur lui en Espagne, sous une autre identité...
La révolution espagnole les appelle. Ils y filent et dès le coup d'Etat plongent dans la guerre. Hippo prend la tête d'une colonne de miliciens. Il est tué au premier assaut. Pour Mika, l'alternative c'est la balle dans la tête ou la plongée dans la guerre. Elle choisit cette dernière, dans les rangs des milices du POUM, le parti sans doute le plus digne et le plus pertinent des forces républicaines, éliminé par les services secrets soviétiques prenant la tutelle du gouvernement espagnol en 1937, assassinant le leader du parti : Andreu Nin, et écrasant l'organisation à base d'une préparation d'artillerie calomnieuse. Les libertaires de la grande CNT passeront après.
Mika est nommée Capitaine de bataillon par les soldats eux-mêmes. Elle se bat sur plusieurs fronts, parvenant à sauver ses hommes et à stabiliser le front, avec des pétoires face aux franquistes mieux équipés. Elle y fait la preuve d'un courage hors pair, mais aussi d'une forme possible de direction militaire conforme aux principes politiques qui sont les siens : la discipline voulue, le respect, la solidarité.... Elle expérimente aussi une fonction militaire dans un milieu machiste dont elle force le respect, et interroge la question de la féminité et des relations d'affect dans le milieu combattant...
Ensevelie par une bombe, elle échappe à la mort de justesse. Elle ne veut pas quitter le front, est obligée d'accepter une promotion mais reste près des tranchées, parvient à installer des écoles d'alphabétisation derrière les premières lignes où on lit Dumas et Sagliari entre deux escarmouches...
Elle est une des premières touchées par la répression stalinienne, accusée d'espionnage hitlérien... (pourquoi pas martien tant qu'on y est ?) par vengeance d'un pervers à qui elle s'est physiquement dérobée à berlin. Elle parvient à sortir de prison grâce à l'intervention d'un colonel CNT. Puis elle rallie Madrid, se refusant à rejoindre la France (dont elle a la nationalité) avant l'arrivée des fascistes. Juive, elle comprend vite qu'elle doit quitter le pays et retourner en Argentine. Elle rejoindra la France plus tard, on la retrouvera avec ses cheveux blancs, sur les barricades de mai 68, expliquant aux jeunes qu'on doit mettre des gants pour enlever les pavés...
Malgré tout ce qu'elle vécut, jamais elle ne sombra dans le cynisme. Jamais elle ne passera de l'autre côté de la barrière comme beaucoup d'anciens staliniens convertis au libéralisme avec le même zèle pseudo scientiste... Résistante, un point c'est tout.
Chapeau, Mme la Capitaine ! Et gloire et devoir d'Histoire aux perdants des années 30. Des inspirateurs indispensables. Orwell, Koestler, Serge, Landau, Nin, Rakovsky, Pivert, Léon, tant d'autres... Minoritaires et mode majeur.