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2 décembre 2012 7 02 /12 /décembre /2012 01:49

ANAX.jpgNos temps sont obscurs. Il n'est donc pas inutile de se demander comment une époque lumineuse apparaît. Pas pour y chercher une quelconque recette qui n'existe pas, mais peut-être pour se rassurer, trouver des raisons d'espérer... Car parfois, souvent sans doute, on ne voit pas le meilleur arriver... Il est le résultat de tendances profondes qui se rencontrent à un carrefour historique inattendu. Et puis se produit la nouveauté, comme une résurgence de rivière perce les roches. Après tout, la Renaissance européenne surgit après quelques épisodes parmi les plus noirs de l'histoire du continent (peste noire, guerre de cent ans...).

 

Jean-Pierre Vernant, dont un livre a déjà été évoqué ici ( Petite croisière mythologique en méditerranée, avec JP Vernant en guide de luxe ), s'est attelé à saisir l'apparition d'un moment clé pour l'humanité : la naissance de la philosophie. Ce n'est pas rien.

 

Les idéalistes ont vu un miracle dans cet avènement. Ou un hasard. Pas Vernant, qui en sain matérialiste, y débusque des origines très ancrées dans la vie économique et politique des grecs de ce temps là (6eme siècle avant JC). A la source de la philosophie, il y a la Polis.

 

Mais attention : l'hélléniste n'est pas un idéologue stalinien vulgaire quand il écrit "Les origines de la pensée grecque" en 1962 : il sait que si la force de l'économie, de ce qui nous permet de survivre et nous structure, est déterminante, il n'en reste pas moins que les constructions politiques et idéologiques ne sont pas des simples reflets : elles jouent elles-mêmes un rôle décisif. Le substrat matériel est là, mais les édifices culturels, institutionnels, vivent leur vie. Et Vernant est capable de disséquer le processus complexe menant à ce fameux "miracle" grec qui n'en est pas un, puisqu'on peut l'inscrire dans une causalité historique.

 

Six ou sept siècles avant le début de notre ère chrétienne, se constituent une pensée rompant avec le religieux, une vision du cosmos appuyée sur la raison et la géométrie. C'est la Sagesse grecque. Le début de la philosophie. Au même moment, l'humanité connaît des bouleversements religieux intenses : le bouddhisme s'affirme, le zoroastrisme aussi, le prophétisme juif bat son plein... Mais ce qui se passe en Grèce est unique en sa rupture.

 

Pourquoi ici et à ce moment ? Est-elle tombée du ciel comme un don ? La devons nous au hasard qui a semé sur terre, à cet endroit, quelques têtes géniales ? "Non", nous dit Vernant. Les causes peuvent en être observées, même s'il y aura toujours un élément mystérieux et insaisissable dans la dynamique des inventions humaines. La société n'étant pas un laboratoire où l'on peut reproduire des schémas expérimentaux.

 

La tâche de Vernant n'est pas aisée. Il se trouve que l'époque immédiatement antérieure à l'émergence de la philosophie est très méconnue, l'écriture ayant disparu dans cete région. Ce sont les "siècles obscurs" que l'on doit approcher avec beaucoup d'habileté. Heureusement, on dispose de documents encore antérieurs (l'époque mycénienne) qui permettent une mise en perspective essentielle.

 

En deux mille ans avant JC la civilisation mycénienne règne en Grèce. Elle est centrée autour du palais du Roi qui concentre les pouvoirs religieux, politique, militaire, économique, accompagné d'une classe de scribes fermée et fonctionnant à l'hérédité, reproduisant les mêmes méthodes depuis très longtemps. C'est une royauté bureaucratique. Le Roi (anax) est divin, il est magicien, maître du temps... C'est un sacré cumulard.... Il règne sans partage sur une société belliqueuse, avec autour de lui une aristocratie militaire : "les hommes des chars". Les communautés rurales les nourissent. L'économie agraire est déconcentrée, mais le pouvoir est très centralisé.

 

L'expansion dite dorienne vient balayer ce modèle. Elle coupe les liens avec l'Orient, la Grèce se retrouve isolée. C'est un moment fondamental. L'écriture disparait, la centralisation aussi. Au Roi bureaucratique se substituent des petits roitelets locaux : les basileus. C'est dans cette époque obscure, paradoxalement, que se dessine ce qui va surgir et éclairer le monde....

 

Au 9eme siècle, l'écriture revient en Grèce, via la fréquentation des phéniciens. Avec une nouvelle fonction : servir de vecteur à une culture commune et non d'instrument à un corps fermé et centralisé. Se produisent des mutations matérielles importantes : le fer remplace le bronze en particulier. Des changements culturels sont perceptibles dans une civilisation qui s'ouvre à nouveau : les motifs géométriques apparaissent sur la céramique, et surtout on se met à incinérer les morts. S'ouvre ainsi un nouveau rapport au passé, aux anciens, dont on se détache, comme on se déprend de l'au-delà. C'est dans cet espace qu'une pensée distincte du religieux pourra naître.

 

La disparition du Roi ouvre une interrogation politique : comment concilier les antagonismes dans la société ? Le palais royal autour duquel tout s'organisait a cédé la place à la notion de cité (Polis) qui devient un cadre commun.

 

La rencontre de ce cadre commun avec l'égalité consubstantielle à la vie militaire, vient poser la question de l'égalité dans la cité. La notion de "semblables" et d'"égaux" fait son apparition dans ce contexte. L"Isonomia" signifie l'égale participation à la vie de la cité. Elle trouve ses racines dans les modifications technologiques de la vie militaire : au héros et à ses prouesses individuelles a succédé l'hoplite, le soldat lourdement armé, avançant en formations serrée, unité interchangeable dans le combat. Sa qualité majeure est celle du citoyen, c'est "la philia", l'esprit de communauté, et non la distinction individuelle comme chez le vieil Homère.

 

La Sagesse naît en critiquant l'Hubris, la démesure, l'ostentation. Une nécessité dans la vie militaire omniprésente pour que survive la Polis, cité tentée par les inégalités car les métaux précieux circulent, le commerce s'étend. Le monnayage est apparu.

 

L'écriture va épouser cette évolution égalitaire. Ce qui écrit devient public. La cité a partie liée avec la "publicité" des actes et des discours. La persuasion, le discours, sont érigées au rang de divinité (Peitho).

 

La philosophie naît dans une certaine ambivalence certes, entre la tentation du mystère et de la fermeture et celle de la politique. D'un côté la secte des pythagoriciens, de l'autre les stoïciens en somme. Mais la politique est plus forte : Solon marque une rupture décisive en insistant sur la loi écrite, et en décrétant que le tort fait à un individu concerne toute la cité. Un pas est franchi.  Le procès marque une laïcisation irréversible de la cité et du raisonnement.

 

Solon est un dirigeant appuyé sur la classe moyenne. Les notions d'isonomie, d'équilibre, de juste mesure, défendues par Solon qui se pose en médiateur, reflètent les intérêts de la classe moyenne, qui refuse les extrêmes. Entre les aristocrates et le parti populaire il y a une force d'équilibre qui parvient à faire prévaloir un nouveau modèle de société. Celui de la Polis des citoyens soumis à la loi. Clisthène fonde même dix tribus pour mélanger les trois classes de la société mycénienne.

L'idée d'une société géométrique, équilibrée, proportionnée, triomphe. Le pouvoir est partagé, et l'on se succède aux responsabilités. C'est cette idée, née dans la politique, qui va s'exprimer dans la pensée grecque.

 

Au 6eme siècle, des penseurs vont rompre avec la vision mythologique du cosmos. Il s'agit de Thalès, d'Anaximandre, d'Anaximède. Leurs avancées sont le fruit d'une évolution sociale qui encadre leur manière d'être au monde. Le savoir se désacralise, comme la vie sociale se rationalise. Et ces penseurs vont projeter sur l'univers tout entier la conception ordonnée de la Cité grecque. On retrouvera cette vocation jusqu'à Platon qui inscriva au fronton de son Académie la fameuse phrase "nul n'entre ici s'il n'est géomètre".

 

Alors que le Mythe correspondait au temps de la Royauté, de l'anax, et décrivait un jeu de puissances divines, un monde institué par un Dieu, la pensée nouvelle identifie un univers géométrique. Au monde hiérarchisé, à étages, succède une vision où la terre est immobile au centre de l'univers (Anaximandre). C'est une révolution, mais on voit qu'elle ne tombe pas du ciel....

 

Quand Aristote dit plus tard que l'homme est un "animal politique", il faut le prendre très au sérieux. Oui, la raison est née en politique. C'est dans l'organisation de la cité, afin d'en stabiliser le fonctionnement, de définir une coexistence entre les classes, et en s'inspirant du modèle de vie militaire, que la raison a été conçue. Ce n'est pas en regardant le monde simplement, en s'en imprégnant, que les grecs ont inventé la pensée philosophique, dissociée du rituel et de la religion. C'est en s'inspirant des règles qu'ils avaient trouvées pour vivre entre eux. La raison est politique. La politique est sociale et économique. La philosophie n'est pas tombée du ciel, n'en déplaise aux idéalistes.

 

Vernant nous offre, en plus d'une belle interprétation de l'apparition de la Raison philosophique émancipée du religieux, une leçon fondamentale de méthode de pensée, étayant une philosophie de l'Histoire dont les pieds sont bien ancrés dans le sol des réalités humaines. L'Histoire n'est pas une somme d'idée venues des cieux qui en courberaient le destin. L'Histoire est celle des êtres humains travaillant, faisant société pour survivre, s'affrontant et trouvant des formules pour vivre ensemble. Et produisant des idées à cet effet qui vont profondément guider leur rapport à l'ensemble de l'univers.

 

Ce qui creuse sous le capharnaüm de notre époque sombre à maints égards est peut-être l'inouï. Le pire ou le meilleur. L'imprévisible. L'Histoire nous apprend beaucoup, nous alerte, nous rend plus prudents, plus avisés. Mais elle n'a pas de force prédictive. La seule chose que nous pouvons prédire, c'est qu'elle est imprévisible. Ce qui est stationnaire ne n'est pas souvent resté.... ce qui était obscur a été illuminé. Ce qui a été beau a souvent sombré. Chaos et lutte, créations et disparitions. Résurgences et émergences.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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R
Greek mythology has been a topic of interest from a long time. Every writer was so engrossed with the beauty of that mythology and as a result we had the luck to see these characters often appearing in different works and situations.
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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