Qu'est
ce que la réalité ? C'est quand on se cogne disait Lacan. Et Philip K Dick ne cesse d'y cogner ses personnages et de nous les montrer
dans leur embarras, toujours au bord du gouffre. Seulement ils ne savent pas s'ils délirent ou sont dans une autre réalité. Combien y a t-il de réalités d'ailleurs ? La physique qantique ne le
sait pas, elles peuvent être infinies en nombre. Elles le sont de toute manière, puisqu'à tout moment le chaos peut rebondir, dans un monde héraclitéen où tout coule. Cent mille vies
sont devant nous et peut-être derrière. Sans doute l'avant et l'après ne sont qu'une catégorie humaine, le temps étant une ligne d'instants.
La lecture de K Dick vous garantit toujours le vertige métaphysique. Si le meilleur livre que j'ai lu de cet ours paranoïaque est incontestablement "Ubik", je ne suis jamais déçu, et c'est encore le cas avec "Coulez mes larmes dit le policier". Un roman écrit sous Nixon, à une époque où les tendances vivement paranos de l'auteur se confirmaient dans l'actualité, ce qui n'était pas pour l'inciter à la nuance (pour ceux qui voudraient mieux le connaitre, Emmanuel Carrère a écrit une superbe biographie ici chroniquée : Philip K Dick est vivant et vous êtes morts ! (Emmanuel Carrère) .
La conscience de soi rend inévitable le problème du doute sur la réalité. Et donc de doute sur autrui, toujours menaçant. Il y a, disait Pessoa, comme un "verre dépoli" entre nous et le ou les réels. Et nous ne l'effacerons jamais. L'autre, comme tout, n'est pas digne de confiance, malgré lui. Car il peut lui aussi être un mirage à ses dépends. Il est lui aussi sous emprise totalitaire.
K Dick s'inscrit à la fois dans la lignée orwelienne des uchronies et autres dystopies anti totalitaires mais il est autrement radical. Son autre source d'inspiration est plus rimbaldienne. Cette conviction selon laquelle les opiums permettent d'entrevoir d'autres réalités. Voire la vraie réalité. Plusieurs cohabitent chez K Dick. Ce n'est pas que la vraie vie est ailleurs, mais que plein de vies sont ailleurs. L'écriture de ce livre est un écho aux expérimentations dickiennes de la mescaline, qui joue un rôle important dans l'intrigue.
Dans "coulez mes larmes..." une drogue permet de déstabiliser le rapport à l'espace temps et ainsi de vivre d'autres réalités. Le souci est que dans la réalité il y a autrui, donc à travers notre perception autrui lui aussi est affecté même s'il n'a rien absorbé pour sa part. Autre souci : quand on passe de la nuit au jour on a une transition, un crépuscule ou une aube. Ces phénomènes de passage, de mutation progressive, passionnent K Dick. Car dans cette crise, ce passage, surgissent évidemment les monstres dont parlait Gramsci.
Dans le livre, un présentateur et chanteur vedette, qui a bénéficié d'un traitement génétique très rare (6 personnes sont concernées) lui conférant force et intelligence, se retrouve tout à coup un pouilleux sans la moindre identité, qui échappe ainsi au fichage généralisé et à l'espionnite aigue d'un Etat Policier futuriste (K Dick a prophétisé Snowden il y a quarante ans).
Jason Taverner n'existe plus, donc. Il va s'efforcer d'exister à nouveau et de comprendre ce qui lui arrive, alors que comme toujours chez notre auteur de SF, le réel n'est que précaire. La métaphysique converge avec le politique pour insécuriser encore plus l'homme aliéné. Tout complotent, tous complotent. Donc personne en particulier finalement, ni rien.
L'Etat policier ultra répressif qui règne est une oligarchie mondiale nihiliste, libérale, qui ressemble de près à la russie de Poutine, où personne ne croit plus à rien, surtout pas les dirigeants qui luttent entre eux au sein des sphères de pouvoir et utilisent les citoyens complètement froids (à part les étudiants, en référence à la situation des années 60. Ils sont effroyablement réprimés, dans l'indifférence) comme des pions dans leurs luttes impitoyables. Taverner, par son anonymat incompréhensible à la Police, devient évidemment un enjeu dans cet univers totalitaire. De plus, il est issu d'une micro élite génétique, menace potentielle pour les tenants de l'ordre techno policier. L'être intelligent est une menace, et on entrevoit la mégalomanie de Dick qui se pensait traqué par un peu tout le monde.
Chacun est coincé dans cet étau métaphysique et politique, et donc devient un fauve et un menteur dangereux. Chaque livre de K Dick est marqué par une présence du mal. Le mal est toujours présent, il est inéluctable. On ne peut pas rester tranquille. La plupart des gens vont chercher à anticiper l'incertitude en prenant l'avantage et en passant à l'attaque. Il y a aussi de l'empathie, du désir, de la solidarité, mais jamais trop. On ne doit pas compter trop dessus. C'est un éventuel bonus.
La technologie de contrôle sur les humains est tellement développée qu'il n'est même plus nécessaire de chercher à se défendre. Jason Taverner se convainc assez rapidement de n'échapper à rien, de ne pas fuir vraiment, juste un peu. Il sait qu'on ne peut pas faire grand chose au fond, même s'il essaie de réagir au mieux face aux situations. Il s'interroge et attend de voir. Mais l'impuissance prévaut, le Léviathan est trop puissant et l'incertitude est totale. Le personnage avance comme il peut. Nous savons que l'Etat mais aussi des puissances privées peuvent savoir tout sur nous, influer sur nous à distance (y compris nous tuer à n'importe quel moment), mais que faire ? Soit partir dans le désert (qui n'existe plus), soit vivre avec comme on le peut. Pourquoi pas aussi déborder le système de l'intérieur en jouant de la force du nombre, comme le peuple Egyptien l'a fait ? Cette dernière option ne vient pas à l'esprit du pessimiste K Dick pour lequel l'individu est toujours écrasé.
C'est tout le problème de la paranoïa. Elle est sans limites, mais elle est réservée aux rationnels et aux lucides aussi. Ce qui explique que le paranoïaque ne puisse s'en sortir. K Dick entrevoit un univers social qui ressemble à bien des égard aux nôtres, il se pose des questions que la science soulève. Le fou n'est pas si dingue.
La Science Fiction d'autrefois est toujours plaisante dans la mesure ou elle voit parfois juste et évidemment se plante parfois en grand. Ainsi nos voitures volent, mais nous n'avons pas trouvé le compact disc...
Pour vivre un peu, il faut nécessairement adhérer au réel, lâcher prise un tant soit peu. K Dick n'arrivera jamais vraiment à vivre. Ce qui l'explique aussi, c'est l'absence de l'affect dans son oeuvre, le refoulement des émotions, hors l'angoisse. La raison raisonnante ne saurait suffire à nous apporter quelque vérité sur autrui ou le monde. Les personnages de K Dick utilisent leur pouvoir logique, toujours confronté à l'absurde, comme un serpent qui se mord la queue. L'issue, évidemment, ne peut pas être purement intellectuelle.