En refermant le tout petit roman (plus un récit à mon sens
mais bon...) d'Emmanuelle Guattari, "La petite Borde", j'ai pensé à
ce film un peu loufoque de Laurence Ferreira Barbossa dont le titre est "les gens normaux n'ont rien d'exceptionnel", avec Valérie Bruni Tedeschi. Je l'ai vu il y a très longtemps, mais
il m'avait marqué par sa pertinence à brouiller la frontière entre la folie et la normalité.
Mais cette pensée de ma part est périphérique. "La petite Borde" ne parle pas de la folie ni de la psychiatrie expérimentale d'un point de vue interne. C'est un peu ce que j'étais venu y chercher je pense, et à vrai dire je ne l'ai pas trouvé. Mais ce n'est pas grave car en chemin j'y ai trouvé d'autres attraits. L'éditeur s'est-il servi du nom de Guattari comme un produit d'appel ? Oui (et ça a fonctionné sur moi). Et le roman aurait-il été édité avec un autre nom d'auteur et sans référence à ce lieu symbole de l'histoire de la psychiatrie française ? Ca nous ne le saurons jamais. Il y a un côté très people chez les intellos. Et l'auteur y cède quand elle raconte que Lacan, pote avec son papa, lui a fait la causette quand elle était petite et lui a prêté des crayons de couleur. Intéressant... Bon....
Emmanuelle est la fille de Félix Guattari, psychanalyste et philosophe, complice de Gilles Deleuze avec qui ils ont écrit un livre que je n'ai pas lu mais qui a fait date : l'anti oedipe. C'est un fait, et les éditions du Mercure de France n'ont pas été insensibles, en découvrant le manuscrit, au nom et à la référence du lieu évoqué. Le récit a du être lu avec d'autant plus de curiosité que l'auteur ne s'appelait pas Jacqueline Chotard, ou Evelyne Gubluk, filles respectives du psychologue Chotard du Mans ou du psychiatre Gubluk de Villefranche de Rouergue.
Guattari fut un déconstructeur actif de la psychatrie asilaire de son temps. La figure de ce qu'on appela l'anti psychiatrie, une critique de l'asile comme système oppressif, dont le symbole resta la pratique des électrochocs et de la lobotomie (et aussi des piqures à l'eau dans les fesses dit-on, même si je ne vois pas à quoi ça sert. Il faudra que je cherche). Il a essayé dans cette clinique de la Borde, dans les années 60, de pratiquer un soin plus ouvert, démocratique, de sortir les aliénés de leur aliénation. Au grand air de la région de Blois. Dans un château. On revint bien entendu des aspects les plus excessifs de l'anti psychiatrie, car justement la folie trouve sa limite dans la liberté en société, par nature, mais elle ne fut pas utopique en vain. La psychiatrie d'aujourd'hui en est aussi l'héritière.
Sa fille a vécu là avec d'autres enfants, assez libre au milieu des fous, qui la conduisaient à l'école avec la 2 cv de la clinique. Juste avec l'idée qu'il ne fallait pas trop s'approcher de certains, mais sans trop de précaution. Elle en tire un récit, non pas sur les fous, non pas sur son père célèbre (enfin, tout est relatif, c'est Félix Guattari... pas Jay Z non plus....), mais simplement sur l'enfance. Une enfance dans la vieille France finissante, avant le virage de l'après-mai 68.
Une belle série de petits chapitres sur l'enfance, grapillés dans la malle à souvenirs. Un récit de sensation plus que de raison. Evidemment, pour un enfant, ce n'est pas banal de vivre dans cet environnement à la fois très proche de la nature, dans cette France où le rural était encore très prégnant, alors que ses parents sont des intellectuels, et au milieu d'une communauté très spécifique, avec ses fonctionnements singuliers. Mais les enfants ont pour eux la force de l'évidence du monde. Ils s'en emparent et ne se posent pas trop de questions dans un premier temps. Avant d'être une maison de fous, la Borde est une collectivité dans le rural. On y retrouve des souvenirs de colos, de grandes conserves de confitures de marrons et de bêtises à commettre en pagaille. Emmanuelle Guattari y a vécu une existence un peu étrange, auprès de parents avant gardistes mais encore ancrés dans la vieille France très présente. Et sans une conscience réelle de la singularité de cette vie au milieu des malades. Félix Guattari est un père assez original, ramenant un singe d'un voyage par exemple. Et manifestement très détendu dans son rôle paternel.
Certains passages sont très intenses et bouleversants, notamment lorsque l'auteur évoque depuis la mort de sa mère, ou plutôt ce qu'elle a produit dans sa représentation du monde. Une absence qui restructure la texture même du monde. De quelques phrases jaillissent des effets de vérité vraiment étonnants. Révélant une âme d'écrivain évidente. Prometteur.
On mesure certains changements de civilisation qui personnellement m'ont aussi donné matière à réflexion dans ma vie : le rapport à l'insécurité, qui a profondément évolué. Dans les années 60-70, on n'avait pas cette obsession constante pour la précaution. L'auteur raconte une scène aujourd'hui impensable où elle visite un zoo en famille, les vitres de la voiture ouverte, une girafe glissant sa tête dans l'habitacle pour piquer un chapeau.... J'ai moi-même vécu des scènes presque similaires. On était plus décontacté, quoi... Il y aurait tant à dire sur ce sujet. Mais un motif de ce changement m'est apparu à la lecture de ce récit : la proximité de la guerre mondiale n'y est peut-être pas tout à fait pour rien. Quand on a vécu des évènements hors de toute comparaison, on doit relativiser un peu les risques du quotidien. Dans les années 60, le souvenir de la guerre est encore très fort. Il est omniprésent dans les discussions à table. Il ne commence qu'à s'estomper dans les années 70, avec la génération du baby boom qui transmet une autre expérience à ses enfants.
C'est un joli petit récit mais sans ambition cependant, en dehors de celle de ces effets de vérité assez poignants et réussis. Dommage. J'aurais aimé que Mme Guattari allie à son talent d'aquarelliste un pouvoir d'évocation dans la durée, un obstination, une volonté de penser cette expérience. On lit ce petit roman mignon (quoique donnant sa petite part au sordide), sans nostalgie (ce n'est pas sur cette note que l'auteur joue), avec le plaisir de sentir resurgir nettement des clichés de sa propre enfance (les pâtes alphabétiques au fond de la soupe par exemple). Elle crée le lien avec le lecteur en partageant nos madeleines de Proust. Oui c'est joli, mais on a le sentiment de manquer un roman d'un autre ampleur.
Si les gens normaux n'ont rien d'exceptionnel, ce petit roman ne l'est pas non plus. Mais on attendra la suite possible de l'oeuvre de Mme Guattari avec une légitime curiosité, de splendides dispositions émaillant ces lignes