Le « Retour à Reims » de Didier Eribon est récemment paru en livre de poche
(champs-essais). Je vous engage à lire cet essai qui mêle astucieusement autobiographie et analyse sociologique. Il est à la fois émouvant et éclatant de lucidité sur les fractures qui déchirent
notre société.
Didier Eribon est un sociologue éminent, qui a enseigné et conférencé dans les grandes universités américaines. Il est connu pour ses travaux sur l’homosexualité
(sa propre orientation) et sur Michel Foucault. Il fut proche de Pierre Bourdieu, et sa réflexion en porte explicitement l’héritage, dépouillée des oripeaux jargonnants qui rendent souvent
Bourdieu incompréhensible.
Didier Eribon est issu d’une famille d’ouvriers miséreux. Il est le seul à s’en être extrait. Aujourd’hui, il porte un regard douloureux et coupable sur ce
parcours, car pour quitter son milieu il convient de le trahir. De le repousser, de l’extirper de soi pour acquérir de nouveaux codes. Il a fallu « réapprendre à parler » écrit
Eribon. Tous ceux qui ont vécu une ascension sociale, et qui ont du se constituer un capital culturel inédit dans leur lignée, savent de quoi il s’agit.
Changer de milieu, c’est discipliner son langage, son corps, ses manières, ses goûts. Parfois même son accent. C’est être attentif au retour de l’ancien Surmoi, qui
est toujours là, et peut vous percer à jour. D’où le malaise que le passé suscite auprès des transfuges sociaux.
Pendant longtemps, Eribon a pensé que c’était son homosexualité qui l’avait opposé à ses parents et à sa fratrie. Puis il s’est rendu compte que la question
sexuelle venait subsumer la véritable cause de ce déchirement : le rapport de classe. « Retour à Reims » est le récit d’une traversée des frontières de classe, et l’on sait
bien qu’elles existent quand on a du les surmonter.
En ces temps de « communautarisme », Eribon met en évidence, par l’analyse d’une expérience intime, les clivages qui longtemps niés reviennent au devant
de la scène. C’est comme si l’individu Eribon vivait dans son âme ce que la société française a perçu lors du mouvement sur les retraites : la classe ouvrière est bien là.
Et ses intérêts ne sont pas les mêmes que ceux que servent les agences de notation financière.
Eribon, « transfuge social » radical, est aussi un militant solidaire des sans-papiers. Mais étonnamment il n’explore pas cette voie dans son
ouvrage.
Il me semble pourtant que l’exil social, toutes proportions gardées, peut être comparé à l’exil tout court. Et d’ailleurs Eribon dit bien qu’il a très rapidement
considéré, en entamant des études de philosophie, qu’il n’était plus chez lui à Reims. Plus tard, au sein du milieu intellectuel parisien, il s’est toujours senti un mouton noir. L’exilé
social est ainsi comparable à ces jeunes issus de l’immigration qui se sentent perçus comme étrangers en France comme au "bled". Jamais vraiment chez soi.
Les auteurs abordant ce sujet que connaissent bien les Boursiers de l’enseignement supérieur, les cadres issus des cours du soir, les autodidactes, les nouveaux
riches… sont rares. Car « la bohème », c’est bien fini, et nos jeunes écrivains ont tendance à sortir de Normale Sup et de la Rive gauche.
Parmi ces rares auteurs, il y a la magnifique Annie Ernaux, dont deux petits ouvrages que j’ai lus parlent très précisément de cet exil social :
« La place », « les armoires vides ». Eribon cite d’ailleurs Annie Ernaux. Et si vous tapez « Retour à
Reims » sur Amazon, ce gros malin de site vous conseillera de lire aussi les romans et récits de Mme Ernaux. Le marketing, s’il le faut, utilise le comparatisme littéraire à bon
escient.
Dans ma liste fantasmée de futures lectures, j’ai d’ailleurs inscrit « les Années », qui
semble une de ses meilleures productions.