Les éditions "Lignes" ont republié un texte écrit par Dionys Mascolo, philosophe proche des "Temps Modernes" de Sartre et longtemps compagnon de Duras, fugacement communiste. Ce texte écrit après mai
68 est intitulé "Sur le sens et l'usage du mot "Gauche". Cet écrit a aujourd'hui une
certaine dimension anachronique bien entendu, mais il permet cependant de saisir de manière frappante certaines questions invariantes.
Les Primaires françaises auraient pu être l'occasion inespérée de s'interroger sur ce mot. Car il s'agissait de donner un pouvoir de choix à un corps politique inédit : "les gens de gauche". Le moment était idéal pour s'interroger à fond sur son sens. Mais ce processus de désignation, s'il a démontré l'intérêt des citoyens pour l'avenir de la gauche, n'a pas permis d'avancer dans la résolution des interrogations profondes et des non dits immenses qui enlisent le camp progressiste.
Depuis la chute du bloc soviétique, depuis la grande offensive néolibérale surfant sur la globalisation, la gauche est sur le reculoir. Elle ne parvient pas à formuler un projet de société clair et une stratégie persuasive et mobilisatrice. Ses concepts historiques sont attaqués, floutés, et elle doute elle-même de leur pertinence quand elle ne les a pas répudiés : il en est de l'"égalité" par exemple.
Elle n'est plus au pouvoir nulle part en Europe, et quand elle gouverne encore c'est pour assumer toute honte bue le programme des
marchés financiers, comme en Grèce. La social-démocratie, empêtrée dans le cadre national, piégée par une mondialisation qu'elle a favorisée lorsqu'elle était au pouvoir, bureaucratisée
par son institutionnalisation , échoue dans ses tentatives d'humaniser le système capitaliste ou de le remplacer graduellement. Et ne sait plus à quels objectifs se vouer, s'en remettant
à l'habillage sémantique de son désarroi. Aux Etats-Unis, la "gauche" démocrate ne s'en sort pas mieux. Seule la gauche latino-américaine parvient à susciter un engouement populaire, à aller de
l'avant, ne suscitant d'ailleurs pas un intérêt immense dans le monde, excepté pour y reprendre des symbôles, mais pas vraiment pour en analyser le cours et les leçons. Les gauches
clairement anti libérales, les courants plus révolutionnaires, ne s'en sortent pas vraiment mieux. Et restent mutiques devant leur incapacité à tirer profit de la crise du capitalisme et des
désillusions de la social démocratie. En Afrique et en Asie, la gauche est marginalisée.
La crise du capitalisme à son stade financiarisé, éclatant en 2008, aurait du susciter un coup de balancier à gauche, une
remise en cause brutale des préceptes libéraux qui ont mené à l'impasse. Et bien non... la gauche se retrouve de plus en plus acculée à chaque étape de la crise. Les masses écoeurées se
tournent vers les réponses nationalistes, écoutent les sirènes chantant la haine, la peur et le repli. Et en se focalisant sur la question des Dettes publiques, la droite a très vite imposé sa
lecture libérale de la période.
Face à un si terrible tableau, il me paraît nécessaire, si l'on ne s'en tient pas à l'état actuel du monde, de se
réinterroger sur les sources de ce mouvement historique qualifié de "gauche" (il est ironique de voir en ce mot un synonyme de "maladroit", comme le souligne Mascolo), sur les expériences
passées, sur les échecs et les legs, sur les vieux textes. On remarquera, si on lit ce blog de temps en temps, que les lectures évoquées ont souvent trait à cette interrogation. Et ce
n'est nullement un hasard. Promenez vous y et vous croiserez Rosa Luxembourg, Léon Blum, Robespierre, Flora Tristan, Léon Trotsky, Roosevelt, Mendès France, Gramsci, La Boétie, les républicains
espagnols de 1936 et leurs descendants démocrates de 1982... Et bien d'autres. La culture, disait Goethe, c'est "la conversation avec les morts".
Dionys Mascolo note un point encore fondamental aujourd'hui : "il est dans la nature de la gauche d'être déchirée. Cela n'est nullement vrai de la droite". Cette division est une tare congénitale de la gauche, partout dans le monde. Dans une chanson militante pour se moquer des trotskystes, il est dit : "A deux c'est une tendance, à trois c'est la scission"... On n'en sort pas. La droite est moins regardante à faire synthèse. D'où vient cette maladie chronique ?
La réponse de Mascolo me paraît convaincante et limpide. Je la cite intégralement, car elle mérite d'intégrer le panthéon de ces phrases soulignées dans un livre, qui touchent au but, formulant et ciblant enfin, une réalité confuse que vous subudoriez sans parvenir à la caler dans l'objectif...
" C'est que la droite est faite d'acceptation, et que l'acceptation est toujours l'acceptation de ce qui est, l'état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse : (...) l'évidence et la fermeté de ce qui est".
Les conservateurs savent ce qu'ils défendent, les progressistes doivent inventer un monde nouveau, dont les
plans ne sont pas distribués en grande surface... Mais de plus, ils sont en désaccord sur ce qui est insupportable dans le monde, sur l'analyse de ces choses qui nous agressent et nous
menacent... Pour certains c'est par exemple l'insuffisance création de richesses, pour les autres c'est qu'on en crée trop et qu'on doit
"décroître".
La droite est pareille à ces derniers cathares, deux cents tout au plus, parvenant à défendre la forteresse perchée de Montségur
(Ariège) pendant de longs mois face à une armée de dix mille hommes. "Qui tient les hauts tient les bas" est-il écrit dans "l'Art de la Guerre" de Sun Zu. La droite tient les
hauts...
De ce fait, la gauche est instable, menacée d'éclater, soumise à des forces centrifuges. Quand elle gouverne, c'est encore pire... Car à sa difficulté d'être de gauche s'ajoutent les contradictions entre la gestion et la transformation.
C'est un élément important : la gauche n'est pas divisée par "malveillance, malchance ou maladresse", mais par "nature". Chacun à gauche, doit donc considérer que cette division est insurmontable en une certaine mesure, et qu'il faudra avancer avec elle.
La gauche, c'est donc, dans sa diversité, le refus de quelque chose qui est "établi". Et donc le désir de "franchir une limite", de la remettre en cause. La gauche, c'est le dégoût des limites. C'est pourquoi selon Mascolo, l'artiste est attiré par la gauche, car il s'attaque "à la forteresse insupportable et prétentieuse des apparences".
On retrouve donc, à partir de ce concept d'établi, " de la gauche" partout, car "les choses sont réactionnaires". On peut
exprimer sa révolte dans tous les secteurs du réel. On peut être "de gauche" contre l'académisme, le colonialisme, la révolution elle-même.
Une comportement globalement conservateur est donc incompatible, si l'on suit Mascolo, avec une appartenance à "la gauche". Bon moyen de repérer les faussaires... Cherchez bien...
Dyonis Mascolo développe une autre idée très importante, permettant de comprendre pourquoi la gauche ne parvient pas à entraîner facilement tous ceux qu'elle dit défendre : "celui à qui tout est déjà refusé naturellement ne songera pas à se dire de gauche"... Celui-là, c'est le révolutionnaire-né. Le prolétaire. Mais pour se sentir de gauche cela ne suffit pas, il faut "refuser" on l'a vu. Et on ne songe pas à refuser quand tout nous est déjà refusé..."Le refus de gauche est encore un luxe".
La droite a pour elle la "force des choses", leur évidence, leur inertie, leur permanence. La réalité se présente comme unie, cohérente car reliée. La droite part donc avec de l'avance, et parvient à se réconcilier sans cesse avec elle-même.
Si l'on prend l'exemple de notre actualité, la droite regarde les primaires socialistes comme une danse bien étrange. Et si la gauche n'ose pas contester le principe de candidatures multiples aux présidentielles, l'idée même de plusieurs candidats de droite laisse ce camp scandalisé...
Le petit livre de Mascolo n'a pas été réédité au hasard. Il résonne très fortement dans notre époque. Comment peut-on comprendre le maintien au pouvoir d'un Berlusconi ? Comment saisir la réelection de Georges Bush pour un deuxième mandat ? Comment comprendre que malgré les effets catastrophiques, et repérés désormais comme tels par tous, des politiques libérales, la droite a le vent en poupe en Europe ?
Tout cela ne serait pas possible sans que la droite ne s'appuie sur les courants qui balaient le monde : sur le consumérisme qui développe l'égoïsme et ruine le sens du collectif et de l'intérêt général, et conduit les citoyens à s'identifier à des gens comme Berlusconi, à trouver normal les liens entre la droite politique et les plus riches, ou l'évasion fiscale de célébrités ( "si j'étais à leur place, je ferais comme eux" entend t-on parfois). La droite prépare elle-même le terrain de ses succès : en flexibilisant le travail, elle atomise les individus et les rend perméables à ses valeurs. En supprimant des postes de fonctionnaires elle oblige les gens à faire sans le service public et à se raccrocher à l'individualisme pour s'en sortir.
C'est grâce à la force d'un réel où l'individu est roi, perd de vue la possibilité d'agir ensemble, voit l'autre comme un concurrent sur un marché et non comme un frère de classe ou même un concitoyen, qu'un slogan comme "travailler plus pour gagner plus" a connu un éclatant succès.
Enfin la vie est difficile, la condition humaine est ce qu'elle est ; il convient pour chacun de s'adapter au réel, de se le coltiner, d'y adhérer, de faire ce qu'il faut pour s'en sortir. Après tous ces efforts, on nous demanderait de remettre tout cela en question ? Non, c'est vraiment une tâche trop dure. L'élève qui a du obéir, adopter les comportements adéquats, acquérir le "savoir être" nécessaire, peut difficilement enclencher la marche arrière et regarder ce monde si exigeant avec les yeux de la critique qui veut tout renverser.
C'est pourquoi la gauche ne pourra pas changer le monde si elle ne trouve pas les moyens de s'attaquer à tous les dispositifs culturels qui enchâinent les êtres à l'ordre établi : la publicité, le fonctionnement des médias, l'atomisation du travail et sa précarisation, la mise en concurrence des travailleurs, la pression de l'entreprise sur la conformité des "personnalités" des salariés.
Elle ne réalisera rien non plus, si elle ne parvient pas à trouver les formules pour "marcher séparément
mais frapper ensemble". Car son éclatement est un invariant, et c'est à partir de lui qu'il faut imaginer une stratégie.
Vaste programme... Plus ambitieux que de se demander s'il faut réduire le déficit sur un ou trois ans...