Je me promenais, à l'aguet comme
un chien de chasse- à l'excellent rayon greco-romain de la librairie "Ombres blanches" dans ma bonne ville de Toulouse, quand je suis tombé sur un petit opuscule titré "Défense du paganisme - contre les galiléens" et attribué à Julien (dit) l'Apostat. Publié aux
excellentes éditions des "mille et une nuits" (que Zeus et nos porte-monnaies les préservent).
J'aime les pamphlets. Alors un pamphlet écrit au quatrième siècle de notre ère, ça promettait.
L'Empereur romain Julien fut le neveu de Constantin, celui qui a décidé du grand basculement par lequel le christianisme est devenu religion privilégiée, puis officielle, puis écrasante, de l'Empire et par la suite de l'Europe médiévale.
Julien a été éduqué en chrétien, mais s'est laissé convaincre par les influences déclinantes du paganisme (le culte de
cybèle en particulier). Quand il prend le pouvoir, il ouvre la porte des Temples, et s'apprête à lancer une contre-offensive contre l'hégémonie naissante des disciples de Jesus. Mais il ne
règne que deux ans et meurt. Les chrétiens y ont vu un signe.
Qui sait ce qu'un long règne de Julien aurait suscité ? Pas grand chose si l'on suit la pensée de Paul Veyne, dans son très agréable et instructif essai : "Comment notre monde est devenu chrétien ?" paru il
y a quelques années. Où il explique entre autres que Constantin a choisi le christianisme par intelligence politique, cette religion lui permettant - par sa dimension universaliste - de
consolider le projet impérialiste romain en péril. Le christianisme avait de toute manière les atouts pour s'imposer, et ce ne fut que lucidité de politicien de le placer sous la coupe de
l'Empereur et de l'intégrer au coeur du système politique.
Mais sait-on jamais... La survie de Julien aurait peut-être eu des conséquences incommensurables, et notre Président de la République et sa cohorte de caméras moutonnières auraient pu s'épargner la tournée des cathédrales et du vatican pour saluer le fameux "héritage" afin de se réconcilier avec son électorat.
Il y aurait une fantastique uchronie à écrire, en filant cette hypothèse. Il nous faudrait un Asimov pour cela.
Première impression de lecture : ceux qui pensent que les "païens" étaient des brutes chevelues à l'haleine lourde
de cervoise en seront détrompés : l'on pouvait penser, et penser subtilement, en païen. On est très loin de Néron et des calomnies délirantes déversées sur les chrétiens pour fabriquer
des coupables.
Julien s'attache surtout à analyser les textes : l'Ancien Testament, les Evangiles, ; et à en débusquer les incohérences. Il le fait en rationnaliste. On peut d'ailleurs être étonné de la modernité de son approche. Lorsqu'il évoque l'épisode de la tour de Babel, il la met dans un même sac que certains récits d'Homère et nous dit : "je pense qu'on ne doit pas ajouter plus de foi aux uns qu'aux autres ; je crois même que ces fables ne doivent pas être proposées comme des vérités à des hommes ignorants". Et très simplement il constate qu'il faudrait autant de matière que la planète en contient pour réaliser une tour qui atteigne le ciel..."d'ailleurs quelle étendue les fondements et les étages d'un semblable édifice ne demanderaient-ils pas ?".
Cette manière de démystifier, un peu ironique, est très moderne . Quand on pense que le Vatican n'a admis que très récemment, et encore avec des trémolos dans la voix et sans trop insister, que certains passages des écritures avaient valeur de métaphores, qu'il ne fallait pas les prendre au pied de la lettre...
Ce côté un peu caustique et hautain du propos -presque comique- n'est pas le moins intéressant du texte : "Mais qu'a fait votre Jésus qui (...) est connu seulement depuis trois cent ans ? Pendant le cours de sa vie, il n'a rien exécuté dont la mémoire soit digne de passer à la postérité, à moins de mettre au nombre des grandes actions qui ont fait le bonheur de l'univers la guérison de quelques boîteux et de quelques démoniaques".
Julien s'évertue à appuyer sur la faiblesse du jeune christianisme : l'ambiguité de sa relation aux Hébreux. Selon les paroles de Moïse, il ne peut y avoir qu'un seul Dieu. et qu'une seule Loi. Qui est donc ce Jésus et quel est la statut de cette parole nouvelle ?
Julien souligne au passage des accointances entre Hébraïsme et paganisme, qui ne diffèreraient que sur l'idée du Dieu unique. Les païens croient à des "Dieux nationaux". Chacun ses Dieux en somme, et tout le monde est content. L'Empereur n'a évidemment aucune hostilité envers une religion non prosélyte, qui ne menace pas le monopole universel de l'Empereur. La menace pour Rome, c'est bien l'ambition chrétienne, d'où l'emploi de ce mot de "galiléen" qui essaie de confiner cette religion à une vocation régionale.
Approche rationnelle qui déroule son fil : s'il y a multitude de croyances dans le monde, c'est donc qu'il ne peut pas y avoir de Dieu unique. On reconnaît la prescience d'arguments qui seront ceux de l'athéïsme : " pendant des myriades d'années (...) il (le Dieu des juifs et des chrétiens) a laissé les peuples dans la plus grande ignorance adorer les "idoles"(c'est ainsi que vous les appelez) de l'Orient à l'Occident, du Nord au Sud, excepté un petit peuple habitant depuis moins de deux mille ans une partie de la Palestine. Car s'il est bien notre Dieu à tous et le créateur de toutes choses, pourquoi nous a t-il négligés ?".
Et plus encore : dans la critique que Julien nous livre de la Génèse, on dénote des bribes d'humanisme (ce qui prouve que l'humanisme doit autant à l'héritage antique qu'à sa couveuse chrétienne) : "n'est-ce pas la plus grande des absurdités de dire que Dieu interdit la connaissance du bien et du mal aux personnes qu'il a lui-même façonnées ? Y a t-il en effet d'être plus stupide que celui qui ne sait pas distinguer le bien du mal ? Car il va de soi dans ce cas qu'il n'évitera pas le second, je veux dire le mal, ni ne poursuivra le premier, je veux dire le bien. Bref Dieu a interdit à l'homme de goûter à la sagesse (...) le serpent fut de ce fait un bienfaiteur plutôt qu'un corrupteur du genre humain".
Ce petit texte donne raison à ceux qui pensent que la Renaissance fut bel et bien une Renaissance, allant chercher dans le passé antique (par l'intermédiaire des érudits arabes) les germes de sa vitalité. Le déclin de l'Empire Romain, couplé à l'enfouissement de la pensée classique, subsumée par l'omnipotence chrétienne, a sans doute ouvert une période plus sombre pour l'humanité, dont elle mit longtemps à émerger.
"Héritage chrétien" alors ? Oui sans doute. Mais au sein d'un héritage multiple, riche des différentes
civilisations méditerranéennes, des philosophes, des juifs et des païens, des hérétiques et plus tard des agnostiques, de l'humanisme traqué par l'Eglise, des Lumières... Une sacrée
macédoine. Ce "multiculturalisme" n'a pas échoué, il a pétri ce que nous sommes.