"Il y a ceux qui commandent aux mots et ceux qui commandent aux faits : tu dois comprendre qui commande aux faits et faire mine de croire ceux qui commandent aux mots. Mais au fond de toi, tu dois toujours savoir ce qui est vrai : ceux qui commandent vraiment sont ceux qui commandent aux faits".
Conseil du père de Roberto Saviano à son fils, lorsque Robert était enfant.
A l'instar de millions d'habitants de notre monde, je me suis décidé à lire "Gomorra" de Roberto Saviano, sachant que ce ne serait pas une lecture euphorisante. Cette rafale de mots contre la Camorra, l'organisation maffieuse de la région de Naples. est comme un cri. Quand on en suit la structure, on dirait que Saviano l'a écrit tout d'un trait, pour hurler sa révolte de fils de la ville, purger un tant soit peu sa colère de voir l'univers de son enfance pourri par la gangrène camorriste. Venger des générations de napolitains, d'immigrés, obligés de plier l'échine. Comme cette jeunesse, celle des anciens copains de Saviano, et celle d'aujourd'hui encore, contraints à jouer le jeu des clans ou à partir.
Un cri de colère. Mais un cri, il faut l'avouer, désespérant.
On connaît surtout Cosa Nostra. Mais la Camorra est moins présente dans notre imaginaire Pourtant, c'est bien une pieuvre surpuissante, qui tire sa force de la violence, de l'activité illégale, pour aller contaminer des pans entiers de la croissance européenne, dont elle est d'ailleurs un socle. Franchissant et brouillant les frontières entre le licite et le criminel.
Ce qui est frappant, c'est que tout est là à disposition de tous. "J'ai les preuves" psalmodie Saviano. Il s'est contenté d'être napolitain, de reprendre les coupures de presse, de répéter ce que tout le monde voit et sait, de lire des rapports officiels et des procès-verbaux, de discuter avec des fonctionnaires, de rapprocher des éléments tout à fait publics, de traîner dans les rues et les cafés, de discuter avec les gens. De travailler sur un chantier ou pour débarquer des bateaux. De se promener en Vespa.
"Gomorra" n'est pas vraiment un livre d'investigateur, de journaliste qui se serait infiltré dans le milieu. Qui aurait révélé des informations enfouies. Si Saviano est condammé à mort par la Camorra, ce n'est pas parce qu'il a révélé la vérité. C'est simplement parce qu'il l'a raconte. Mais là-bas, tout le monde la connaît, y est confronté d'une manière ou d'une autre. Et la réaction de la maffia à ce livre est comme un hommage à la puissance des mots.
Ce seul constat d'une vérité à la portée de tous est terrifiant. D'autant plus terrifiant qu'il n'est
pas vrai que l'Etat italien reste immobile. Beaucoup d'organismes luttent contre la maffia. Et y créent des hécatombes. De nombreuses Mairies, contrôlées par les
clans, sont même placées sous tutelle. Mais le réseau des clans est comme une sangsue. On ne peut pas l'arracher d'un corps économique et social où il est greffé. Dans la région de
Naples, la camorra est partout. Dans les seringues des drogués, certes. Mais aussi dans le ciment sur lequel on marche. Dans le bois des escaliers de votre immeuble. Dans le sol pollué
par les déchets illégaux où l'on construit sa maison. Dans le prix du café que l'on boit à la terrasse. Dans le capital d'un nombre effarant d'entreprises, de clubs de foot. Dans leurs bilans
financiers trafiqués pour cacher le rackett à grande échelle (et Berlusconi a dépénalisé la falsification des bilans...). Dans les habits qu'on vend avenue de Montaigne à Paris. Sur un tailleur -
l'auteur en prend l'exemple réel - que porta Angelina Jolie dans une cérémonie.
Ce que je retiens aussi, c'est que la maffia est la pointe avancée du turbo capitalisme. Elle ne s'embarrasse de rien. Et n'est-ce pas la marque du
capitalisme chimiquement pur, rêvé par les théoriciens du néo-libéralisme ? D'ailleurs, quelles sont les qualités des "parrains" ? Des talents de pur entrepreneur. Qui n'ont pas peur du risque.
Qui n'ont pas peur d'investir. Qui sont psychologues (il y a même un parrain psychanalyste). Qui n'ont de fin que dans l'accumulation du capital. La vertu première du camorriste
d'aujourd'hui, ce n'est plus le courage au feu, l'intrépidité dans la rue. En attestent les nombreuses femmes qui deviennent "parrains", aussi impitoyables que les hommes. Et aussi géniales en
affaires.
La camorra est dans l'Europe libérale comme un poisson dans l'eau. Et la Camorra permet au système d'accomplir ce que la lutte politique ne permet pas
toujours aux forces de l'argent : écraser les acquis sociaux, ignorer les règles environnementales, baisser les coûts aussi bas que possible et même plus, maximiser les profits. Comme si
sans la camorra, le capitalisme européen serait déjà submergé par la concurrence mondiale. La maffia est sa variable d'ajustement clandestine.
Et la Camorra mène le libéralisme économique dans son impasse habituelle, dans sa contradiction flagrante : le marché n'est qu'un leurre quand il est absolument libre. Il est une arène où les fauves s'affrontent impitoyablement et où le monopole privé finit par écraser les autres. Par vider de sens les marchés publics, par créer des rentes, par racketter la collectivité et le contribuable, comme le petit commerçant transformé en salarié de la pieuvre.
Le livre de Saviano, et il ne le cache pas, est un livre de gauche. Qui voit dans le camorriste le bandit utile du capitalisme débridé.
Si je croisais Saviano et son visage marqué par l'indignation, je lui dirais tout mon respect, certes. Je lui dirais aussi que tout est possible, même et
peut-être surtout ce que l'on n'espérait plus. Comme juste un peu plus au Sud. En Tunisie.