Cynthia Fleury, philosophe engagée, est avant tout une philosophe de l'éthique. Ce n'est pas un paradoxe à ses yeux, car elle ne dissocie pas un instant la recherche d'une éthique de notre temps et celle d'une issue politique collective. Car la République a besoin d'un peuple, et le peuple de citoyens.
Elle s'efforce ainsi, comme dans "La fin du courage", essai de philosophie écrit d'une prose où la philosophie retrouve des accents poétisants témoignant de ses racines antiques, de définir une éthique pour notre temps. Une éthique débarassée de la transcendance divine, des tables surnaturelles de la loi. Une éthique immanente. Tâche difficile mais louable. Car nous avons besoin d'éthique pour vivre ensemble, mais nous n'avons pas besoin d'êtres dominés par des fétiches. Nous avons besoin, sans doute, de métaphysique mais libérée du dogme.
Nous vivons selon l'auteur une époque de seuil mélancolique, et le courage nous fuit. C'est son présupposé de départ, et difficile de le contester. Il s'agit de retrouver ce courage, dans ses dimensions morale et politique. Telle est ce que nous souhaite la philosophe, méditant les oeuvres de Vladimir Jankelevitch, de Victor Hugo, de Nietzsche, de Sénèque.
Le courageux qu'elle nous appelle à être n'est pas celui qui ignore la peur. Il est celui qui la surmonte. Cet individu est conscient de ce que l'on risque à la fin du courage, qui nous conduit à des catastrophes : "Là il faut chaque jour copiner avec l'irrespectable, s'éroder au contact des petits pervers, endurer les abus de pouvoir que l'on n'a pas su déconstruire collectivement. Et voila soudain le retour de bâton du manque de courage collectif". Le courageux est celui qui refuse les "stratégies d'adaptation" qui pullulent dans notre fonctionnement social. C'est un chemin difficile, mais on peut au moins s'efforcer de " refuser la danse morbide des simulacres", de ne pas jouer le jeu. Au moins.
C'est d'abord dans le monde du travail que se joue aujourd'hui la fin du courage qui contamine tout le champ social. Le travailleur y est acculé à suivre des préceptes qu'en son for intérieur il refuse. Il souffre, il vacille. Il peine même à conserver la conscience de sa propre personnalité. Il vit dans la falsification et la parodie. Le premier courage aujourd'hui, ce serait de refuser, de dénoncer ces parodies.
Pour refuser ces pentes de la complicité avec le pire, il faut bien commencer quelque part... La lâcheté consiste si souvent à dire "on ne peut pas tout seul", "on doit être avec les autres pour exister", etc.... Or, le courage, c'est commencer, c'est l'"art de commencer" même. Nietzsche parlait de la volonté comme d'un rapport politique à soi-même, et c'est bien cela qui se joue dans le courage. Aurai je la volonté de commencer ? Attendrai je que quelqu'un lève le doigt à ma place, quitte la salle avant moi, démissionne en premier, prenne sa plume pour contester ou déclenche la grève ?
Jankelevitch dit pour sa part que le courage c'est ne pas déléguer à d'autres ce soin de commencer. Le courageux est celui qui dit "me voici" plutôt que "moi", qui saisit l'instant. A l'opposé du courageux il y a le rusé, l'"homme ulyséen", qui diffère, qui s'arrange sans cesse, finasse, filoute, travaille dans les zones obscures, qui est spécialiste des alibis divers pour ne pas commencer.
Le courageux est donc un individu qui s'assume. Un irréductible avant tout. C'est une erreur de séparer un certain individu radical du collectif car en réalité la cité ne peut être sauvée que par des individus irrémédiablement libres : "chacun pour sauver la cité, doit être son propre chef". Le courageux n'imite personne, il ne veut pas être un exemple à suivre. Il est une volonté entière dans elle-même et ne se soucie pas du reste. Il ne se soucie pas particulièrement de la victoire même s'il la poursuit.
Si la victoire n'est pas l'essentiel, l'éthique du courage est selon Mme Fleury une éthique de la joie, car il n'y a pas d'éthique possible du désespoir. Le désespoir, la mélancolie, ne peuvent pas fonder une éthique. Le courage a partie liée avec l'optimisme, et l'auteur songe à Churchill qui ne renonça jamais à croire au génie français, au courage de ce peuple, malgré ce que juin 40 et Montoire avaient dénoté.
Dans le champ politique, le courage est aujourd'hui omniprésent dans les discours, à la proportion de sa disparition.... Le mot "rupture" a tant masqué les capitulations.... Ce prétendu courageux qui veut rompre est bien souvent un histrion, un singe du courage. L'hypercommunication met en scène un faux courage et aboutit à des comportements pronoïaques (le contraire de paranoïaque) ou se met en scène la satisfaction de soi, devant le citoyen réduit au spectateur de cette auto congratulation. C'est une impasse politique, mais il y en a une autre : le renoncement pseudo lucide, tout symbolisé par l'admiration de Tocqueville, le contempteur des passions politiques. A ce culte de la modération doit s'opposer aussi une éthique du courage.
Nous avons besoin des courageux pour que la démocratie vive. La démocratie, ce n'est pas que le vote, qui réduit le peuple à une dimension statistique. La démocratie, comme la justice, ont besoin de pluralité et de multiplicités de points de vue (Amartya Sen fonde sa philosophie politique sur la nécessité de ne jamais figer l'idée de justice, toujours à délibérer). Elle est nécessairement le résultat de légitimités qui se heurtent. Une société pleinement intégrée ne peut pas être démocratique. Il y faut du "pas d'accord", de la contestation, mais aussi des perspectives différentes. Par exemple on considèrera (c'est moi qui suscite l'exemple) que le service public a besoin du monde associatif à côté de lui, pas assujetti, que tout ne peut pas être univoque. Que l'on a besoin de contradiction permanente pour inventer l'inédit. On a donc besoin de citoyens, de collectifs, en réalité irréductibles.
La démocratie n'est pas une belle construction rationnelle et lisse, elle est "constructiviste" nécessairement.
Allez... Du courage,
encore du courage,
toujours du courage !