Le Portugal, dont mes parents s'étaient entiché, depuis la révolution des oeillets, éclaire mon enfance de son soleil, contrastant avec tous ces souvenirs plus ombragés, rangés dans la trappe de l'inconscient et que les évènements de la vie tirent de temps en temps de leur oubli.
Je ne l'ai pas retrouvé, ce Portugal, dans le roman de Pascal Mercier, "Train de nuit pour Lisbonne" qui aurait pu se dérouler à Séville ou à Capri ( Les mots sont l'étoffe des vies '"train de nuit pour Lisbonne, Pascal Mercier").
J'ai donc ensuite ouvert une ample Bande dessinée de 250 pages, cadeau qui m'attendait dans la file d'attente : "Portugal" de Pedrosa. Parue il y a deux ans je crois. .
Et là, j'y ai beaucoup retrouvé. Du Portugal et de sa chaleur polysémique certes, mais aussi du rapport au passé, à l'héritage possible, intangible.
Le dessin fin, élégant, est infiniment agréable, et l'utilisation de la couleur, sorte d'empreinte de l'évolution psychologique du personnage principal, très convainquante.
C'est une bande dessinée absolument magnifique, touchante. De ces oeuvres qui tissent le lien à autrui en parlant paradoxalement de l'expérience personnelle. Il y a tellement de commun, dans le moindre détail, en ce que nous vivons les uns les autres. Une des fonctions des artistes est de mettre pile le doigt dessus, et ainsi d'approfondir nos sentiments de familiarité. Sans doute.
Un dessinateur, Simon Muchat, trentenaire, s'enlise dans une sorte de dépression larvée. Il n'a plus de désir. Son couple part en poussière et il ne travaille plus. Ce n'est pas l'effondrement ni la souffrance non, mais c'est un vert d'eau mélangé à un gris qui teinte les pages, quand ce ne sont pas des lignes brunes. Quand les souvenirs d'enfance émergent, ce sont ceux des nausées à l'arrière de la voiture. La verbalisation de son néant ennuie sa psy.
Simon croise un peu son père avec lequel il parle peu, on n'entend pas parler de sa mère. Et lorsqu'il reçoit une invitation à un mariage d'une cousine, on comprend qu'il est coupé de sa famille et de ses origines. Il ne connaît personne, et son père n'a pas joué le trait d'union.
Puis il y a une invitation à un festival de bande dessinée à Lisbonne. Simon s'y rend sans trop y penser, et il y recueille le sentiment, non pas violent, mais qui suffit à retrouver une légèreté et le sourire, de se retrouver en des eaux hospitalières.
Simon, que sa compagne a quitté, va à cette fête de mariage avec son père, en Bourgogne. Il y découvre son père autrement, comme le membre d'une famille, avec toute la complexité qui en découle. La famille c'est le meilleur et le pire entremêlés, indémêlables. La damnation et le refuge. Le récit de ces jours de mariage sont un grand moment de bande dessinée : chacun y retrouvera des moments de vérité brillamment saisis, à travers de petits riens, mais éclatants de pertinence.
Cet épisode donne envie à Simon d'aller plus loin, il apprend de son père quelques bribes d'information, puis prend contact avec un cousin du portugal qu'il n'a pas vu depuis son enfance. Il y part. Il agit à rebours de son père, qui fuit ce passé et l'oublie par le travail.
Puis c'est le Portugal et d'abord une langue inconnue. Mais une langue latine, que l'on peut donc déchiffrer, grâce à un seul mot parfois, et qui redonne le goût de découvrir, et offre la saveur de l'essentiel. Simon part rencontrer son cousin, la soeur de son grand-père, et découvrir sa famille, et la famille, portugaises. Beaucoup plus intégrées que l'ultra nucléaire famille française de notre temps. Il retrouve ainsi l'envie du dessin, à travers les nouvelles couleurs des choses les plus simples.
Récemment, je suis allé entendre Marie N'Diaye à la librairie "Ombres blanches" de Toulouse, et elle disait regretter ces premiers mois passés à Berlin où elle réside, et où elle ne comprenait pas un mot. Il s'ensuit un sentiment d'être moins sous emprise du social. De pouvoir se recentrer, car on est délesté de tant d'enjeux. C'est un peu ce que semble ressentir Simon le dessinateur. Quand on est à l'étranger et qu'on tait son anxiété, on peut en effet remarquer le déplacement de son attention vers des aspects un peu masqués par l'emprise de la vie sociale.
Lorsqu'à l'instar de Simon, on a oublié, qu'on a manqué la transmission, est-on cependant marqué ? Lorsqu'on se confronte à l'ancien perdu, retrouve t-on en soi un écho ? Nos gênes sont elles teintées par le culturel ? Par les impressions ?
Comme d'autres, quand je vais en Espagne, celle de mes vacances, celle de mes ancêtres, j'ai l'impression de retrouver un souvenir cher, et j'ai le sentiment d'une familiarité. Comme quand j'ai commencé à apprendre au collège une langue hispanique que je n'avais pas apprise mais avec laquelle j'étais tout de suite très à l'aise. Comme ce Simon Muchat, je ne fantasme aucunement sur l'identité, bien loin s'en faut. Mais ce que l'on est existe, sans doute, et recèle un intérêt, peut-être.
Ces sentiments sont-ils le fruit d'une reconstruction qui ouvre l'âme ? Ou l'effet d'une trace qui luit ?
Mystère de Lisbonne...