le blog d'un lecteur toulousain assidu
Le périurbain me donne la nausée. Je dis cela
sans aucune affectation. Je ressens un vrai malaise physique dans cet anti-monde sans repères, où les ronds-points succèdent aux mêmes ronds-points, où la voiture a imposé une suprématie
inouïe, jusqu'à éradiquer les trottoirs et la marche à pied. L'absence de mixité fonctionnelle et les no man's land ("les délaissés" disent-ils) ont un goût de mort.
Tout y pue le règne de la marchandise.
Je ne partage en aucune façon l'appétence pour la parcelle individuelle, pour l'illusion patrimoniale que confère la dépendance à vie à une Banque. Je hais Jardiland. Je déteste devoir perdre mon temps dans des embouteillages et aller remplir mon réservoir. Etre tancé par un chien sociopathe hurlant derrière un portail est insupportable. Se lever tôt pour aller au travail en passant des heures sur une Rocade est un acte immoral envers soi-même.Vade Retro Castorama !
Les terrains de golfs, au prix actuel du foncier, sont une insulte à la République. Et l'arrosage des gazons une
grossièreté sans nom.
Je suis urbain un point c'est tout. Je veux voir des myriades d'humains, de situations improbables, je veux croiser des tas de gens différents, des mômes et des vieux, des riches et des pauvres. Je veux percevoir l'Histoire avec ses strates autour de moi, et je veux voir le Neuf s'accorder au très Ancien. Je veux voir la rue envahie par tous. Je veux pouvoir m'arrêter pour effectuer un acte imprévu, comme regarder dans une vitrine, simple plaisir que le périurbain vous refuse.
Aussi ai je été interpellé par ce tout petit livre (63 pages) d'Eric Chauvier, insolemment titré "Contre Télérama" (Ed. Allia). Je ne saurais trop vous conseiller de lire ce texte singulier, certes un peu abscons à certains égards, mais véritablement original, et qui met le doigt sur un impensé de notre temps.
Cet essai qui est une suite d'impressions et de commentaires sur la vie périurbaine, que je reconnais comme inspirée par mon agglomération, celle de Toulouse - l'une des nappes périurbaines les plus étalées de notre pays- n'a rien d'un pamphlet contre l'hebdomadaire culturel. C'est simplement la lecture d'un article de Telerama, dont je me souviens d'ailleurs, assénant que les zones périurbaines sont "moches", qui a motivé ce livre.
Eric Chauvier s'indigne de ce jugement, qui lui semble une posture de classe. Eric Chauvier est le premier à déplorer la standardisation de la vie périurbaine, la dépolitisation qu'elle produit en créant de la poussière humaine. Chauvier reprend la notion de "Vie mutilée" à Theodor Adorno, et l'on sent l'influence de toute cette pensée critique un peu oubliée, si prégnante dans les années 65-75, ici réactivée. Mais le mépris social que dénote l'article en cause de Telerama le désole, lui qui habite dans cette zone. Ce serait "moche" et puis voila. Un peu court.
Ce qui mérite d'être observé et pensé, au delà du simple jugement esthétique qui masque un rapport de classe, c'est la vie humaine dans le périurbain. Le sort de la majorité des français aujourd'hui. C'est ce que nous livre Eric Chauvier, par exemple dans un très beau passage sur cette jeunesse qui erre dans les espaces verts de lotissements, repoussant autant que possible son assignation dans les tiroirs de l'ordre social.
Derrière les baies vitrées toutes semblables, il y a une infinité de "fictions", de vies dont les traces sont
entrevues sur les palliers des maisons. Et l'on pense à des séries américaines qui se sont saisi de ces fictions, comme "Desperate Housewifes" mais aussi "Weeds" ou dans un second niveau
de lecture les "Soprano".
Certaines formulations sont lapidaires, nous laissent sur notre faim. Mais c'est justement ce qui prouve la valeur de ce petit livre pionnier. Sa richesse se mesure aux développements qu'il laisse entrevoir, aux horizons qu'il ouvre à d'autres, car il révèle une brêche qu'il conviendrait d'élargir ensuite à travers la littérature de notre temps.
Ecrivains, emparez vous du périurbain !