Christine de
Pisan, qui vécut les temps peut-être les plus agités de la guerre de cent ans : la guerre civile entre armagnacs et bourguignons en particulier, la reconquête ensuite, est la
première femme de lettres française identifiée par nos historiens (certes venue d'Italie). La première intellectuelle féministe, engagée sur le front de sa propre légitimité à écrire, à
travers des polémiques avec les sachants de son temps. Ceci suffirait à faire d'elle une figure émouvante.
Mais il y a surtout son oeuvre. Très ample. Et ce petit poème, que j'insère dans sa version "old school".... Je précise entre parenthèses quelques éléments de traduction au cas où... (enfin ma traduction personnelle, hein...).
La grant doulour que je porte |
Christine de Pisan a perdu son époux et en a conçu un chagrin insondable. Qui s'exprime ici de manière poignante par delà les siècles. On parlerait de "dépression situationnelle" aujourd'hui. Notre Dame parle plus simplement de grande douleur. Quel beau poème lancinant dont le rythme, aboutissant toujours à cette répétition et ce retour de "la grande douleur que je porte", est tellement éloquent. Les sonorités sont maîtrisées à l'instar d'un poète moderne.
C'est tout le mystère et l'attrait de cet âge médiéval que cette coexistence singulière entre la barbarie d'un état de guerre permanent, les folies sanglantes des écorcheurs qui ravageaient la France (non qualifiées de folies d'ailleurs), la régression (l'humanité aurait pu disparaître pendant la grande peste) et le raffinement. Entre la violence et la sensibilité la plus haute. Il est émouvant, enfin à mon sens, de trouver au carrefour des 14 eme et 15 eme siècle, de tels sentiments ainsi exprimés. L'humanité est un devenir certes, mais sur ce chemin il y a de beaux messages d'annonciation. On pourrait reculer bien plus loin encore - par exemple jusqu'au cantique des cantiques, en faisant étape chez l'amour courtois en Langue d'Oc auparavant - et retrouver ces promesses. Mais ici c'est une femme qui tient la plume et signe de son nom. Ne craignant pas d'affirmer sa parole et de prétendre qu'elle parle à tous. Christine de Pisan connaîtra d'ailleurs le succès en son époque.
On dit souvent que la dépression est le mal du siècle, mais elle a eu ses moments dans l'Histoire avant de s'imposer à grande échelle. Aristote disait en substance que lorsqu'on a résolu ses problèmes de survie - ce qui est le cas pour la noblesse - on commence à être disponible pour barjoter... Mais que sait-on de la santé mentale du peuple médiéval ? Si peu. On ne sait pas si la difficulté à survivre suffisait à chasser la souffrance morale. Ces poèmes sont-ils les témoins d'une mélancolie singulière en son temps ou plus commune ? Il nous faudrait une Histoire de la tristesse. Peut-être existe-t-elle d'ailleurs ? Je chercherai.
Chez Pisan le romantisme est déjà là. Chopin est déjà là. Dame Christine est une géante oubliée.
C'est aussi une époque où l'art littéraire commence, sans doute plus franchement (mais je ne suis pas spécialiste d'histoire littéraire) à être introspectif. Moins considéré comme un exercice de style destiné à divertir l'aristocratie. C'est de soi qu'on parle, et affleure cette idée qu'en parlant de soi on parle à tous, parce que chacun a sa subjectivité et sa part d'humanité, on dira plus tard de raison. L'humanisme de la Renaissance est tout près. Il arrive. Dame Christine en est une avant garde.
Je ne résiste pas à vous copier un de ses rondeaux sur le même thème de la tristesse liée à la perte de l'amour. Car la poésie et le chant ne s'étaient point séparés.
Je ne sais comment je dure,
Car mon dolent cœur fond d'ire
Et plaindre n'ose, ni dire
Ma doleureuse aventure,
Ma dolente vie obscure.
Rien, hors la mort ne désire ;
Je ne sais comment je dure.
Et me faut, par couverture,
Chanter que mon cœur soupire
Et faire semblant de rire ;
Mais Dieu sait ce que j'endure.
Je ne sais comment je dure.
Barbara est la lointaine petite fille de Christine de Pisan. N'est-ce pas ?