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24 octobre 2012 3 24 /10 /octobre /2012 00:46

1004035-Christine_de_Pisan-copie-1.jpg Christine de Pisan, qui vécut les temps peut-être les plus agités de la guerre de cent ans : la guerre civile entre armagnacs et bourguignons en particulier, la reconquête ensuite, est la première femme de lettres française identifiée par nos historiens (certes venue d'Italie). La première intellectuelle féministe, engagée sur le front de sa propre légitimité à écrire, à travers des polémiques avec les sachants de son temps. Ceci suffirait à faire d'elle une figure émouvante.

 

Mais il y a surtout son oeuvre. Très ample. Et ce petit poème, que j'insère dans sa version "old school".... Je précise entre parenthèses quelques éléments de traduction au cas où... (enfin ma traduction personnelle, hein...).  

 

 

La grant doulour que je porte
Est si aspre et si tres forte
Qu'il n'est riens qui conforter
Me peüst ne aporter                     (m'apporter du réconfort)
Joye, ains vouldroie estre morte.

Puis que je pers mes amours,
Mon ami, mon esperance
Qui s'en va, dedens briefs jours,
Hors du royaume de France

Demourer, lasse ! il emporte     (demeurer, hélas...)
Mon cuer qui se desconforte ;    (mon coeur qui se désespère)
Bien se doit desconforter,
Car jamais joye enorter             (jamais ne peut me conseiller de joie)
Ne me peut, dont se deporte      (ce qui me prive)
La grant doulour que je porte.

Si n'aray jamais secours     
Du mal qui met a oultrance
Mon las cuer, qui noye en plours    (mon coeur las)
Pour la dure departance                (la dure absence)

De cil qui euvre la porte                  (celui qui ouvre la porte)
De ma mort et que m'enorte         (qui m'exhorte)
Desespoir, qui raporter
Me vient dueil et emporter
Ma joye, et dueil me raporte
La grant doulour que je porte

 

Christine de Pisan a perdu son époux et en a conçu un chagrin insondable. Qui s'exprime ici de manière poignante par delà les siècles. On parlerait de "dépression situationnelle" aujourd'hui. Notre Dame parle plus simplement de grande douleur. Quel beau poème lancinant dont le rythme, aboutissant toujours à cette répétition et ce retour de "la grande douleur que je porte", est tellement éloquent. Les sonorités sont maîtrisées à l'instar d'un poète moderne.

 

C'est tout le mystère et l'attrait de cet âge médiéval que cette coexistence singulière entre la barbarie d'un état de guerre permanent, les folies sanglantes des écorcheurs qui ravageaient la France (non qualifiées de folies d'ailleurs), la régression (l'humanité aurait pu disparaître pendant la grande peste) et le raffinement. Entre la violence et la sensibilité la plus haute. Il est émouvant, enfin à mon sens, de trouver au carrefour des 14 eme et 15 eme siècle, de tels sentiments ainsi exprimés. L'humanité est un devenir certes, mais sur ce chemin il y a de beaux messages d'annonciation. On pourrait reculer bien plus loin encore - par exemple jusqu'au cantique des cantiques, en faisant étape chez l'amour courtois en Langue d'Oc auparavant - et retrouver ces promesses. Mais ici c'est une femme qui tient la plume et signe de son nom. Ne craignant pas d'affirmer sa parole et de prétendre qu'elle parle à tous. Christine de Pisan connaîtra d'ailleurs le succès en son époque.

 

On dit souvent que la dépression est le mal du siècle, mais elle a eu ses moments dans l'Histoire avant de s'imposer à grande échelle. Aristote disait en substance que lorsqu'on a résolu ses problèmes de survie - ce qui est le cas pour la noblesse - on commence à être disponible pour barjoter... Mais que sait-on de la santé mentale du peuple médiéval ? Si peu. On ne sait pas si la difficulté à survivre suffisait à chasser la souffrance morale. Ces poèmes sont-ils les témoins d'une mélancolie singulière en son temps ou plus commune ? Il nous faudrait une Histoire de la tristesse. Peut-être existe-t-elle d'ailleurs ? Je chercherai. 

 

Chez Pisan le romantisme est déjà là. Chopin est déjà là. Dame Christine est une géante oubliée.

 

C'est aussi une époque où l'art littéraire commence, sans doute plus franchement (mais je ne suis pas spécialiste d'histoire littéraire) à être introspectif. Moins considéré comme un exercice de style destiné à divertir l'aristocratie. C'est de soi qu'on parle, et affleure cette idée qu'en parlant de soi on parle à tous, parce que chacun a sa subjectivité et sa part d'humanité, on dira plus tard de raison. L'humanisme de la Renaissance est tout près. Il arrive. Dame Christine en est une avant garde.

 

Je ne résiste pas à vous copier un de ses rondeaux sur le même thème de la tristesse liée à la perte de l'amour. Car la poésie et le chant ne s'étaient point séparés.

 

Je ne sais comment je dure,
Car mon dolent cœur fond d'ire

Et plaindre n'ose, ni dire
Ma doleureuse aventure,

Ma dolente vie obscure.
Rien, hors la mort ne désire ;
Je ne sais comment je dure.

Et me faut, par couverture,
Chanter que mon cœur soupire
Et faire semblant de rire ;
Mais Dieu sait ce que j'endure.
Je ne sais comment je dure.

 

Barbara est la lointaine petite fille de Christine de Pisan. N'est-ce pas ?

 

 
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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