A force de croiser l’intriguant mais sybillin
philosophe Walter Benjamin dans de nombreuses lectures (par exemple dans une biographie de Hannah Arendt, dans ses textes, ou dans un essai
incompréhensible de Daniel Bensaïd…), son influence devenant de plus en plus prégnante me semble t-il, j’ai voulu aller dans le texte…
J’ai donc opté pour un petit texte, mais qui me semblait avoir beaucoup compté dans la pensée de la culture : « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1939)…
Bon, j’avertis d’emblée, on est loin des sophismes flattant le lecteur progressiste de Michel Onfray… Et on peut difficilement lire ce texte tout en regardant Koh Lanta et en écoutant le Best Of définitif de la Compagnie Créole main plongée dans un pot Haagen Daas… (mais je ne suis pas ici pour dévoiler mon intimité). Cela mérite un peu de concentration…
Apprécier ce texte requiert me semble t-il en préalable une initiation au mouvement général et d'avoir approché certains concepts de la pensée marxiste (par exemple valeurs d’usage et d’échange, fétichisme de la marchandise). Car Benjamin, dans cet essai, applique à l’art de son temps la méthode matérialiste systématisée par Marx et Engels, qui voit dans la production sociale de l’existence la base, en dernier ressort, des déploiements de la perception du monde, de l’idéologie, de la culture, de l’ordre juridique….
Ainsi Benjamin identifie la révolution des conditions de production de l’art (c'est-à-dire sa reproductibilité technique grâce à la litographie, à la photo, au cinéma) comme la cause qui va bouleverser sa signification pour l’humanité. Et il imagine son texte comme une ramification possible, dans le domaine de la réflexion sur la culture, du Capital de Marx.
C’est un texte difficile ; sans doute à digérer et à relire, à méditer, car il me paraît extrêmement fécond même dans ses recoins les plus hermétiques. J’en parle ici après une première lecture, donc sans avoir trop approfondi et ne saisissant pas toutes les subtilités, mais en pressentant les développements considérables de cette soixantaine de pages.
Il a toujours été possible de reproduire une œuvre d’art. Mais la reproduction « technique » marque un saut qualitatif. Un point décisif est lorsque l’image défile à une vitesse tellement accélérée qu’elle parvient « à suivre la cadence de la parole » : c’est le film.
Mais à la reproduction la plus fidèle, il manque « l’aura » de l’œuvre unique. Son authenticité. Ce qui justement, ne peut pas être reproduit.
Au contraire de la reproduction manuelle (la copie d’un tableau par exemple), la reproduction technique peut cependant transporter l’œuvre là où elle ne saurait jamais aller (on peut avoir la sagrada familia dans sa chambre) ; et elle peut faire ressortir (par la prise de vue dans le cas de la photo) des aspects insaisissables de l’œuvre. L’autorité de l’œuvre originale est ainsi affaiblie.
Ce qui « dépérit » donc, c’est l’aura de l’œuvre d’art. Et ceci entre dans un mouvement plus général d’affaiblissement de la tradition dans la vie de l’humanité, dont l’art n’est qu’un aspect.
Dès 1939, Benjamin l’écrit : le cinéma est un agent de « liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel ».
Avec la possibilité de reproduction technique en série, « rendre les choses spatialement et humainement plus proches de soi, c’est chez les masses d’aujourd’hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d’une réception de sa reproduction »… En 1939, Benjamin distinguait nettement le processus qui nous mène aux DVD et plates-formes de téléchargement.
La reproduction en série des œuvres uniques marque une évolution profonde de la civilisation : c’est désormais le règne des Masses. Dans le domaine de la pensée, la statistique s’impose (on le voit ces jours avec les sondages…) ; et la perception des produits culturels se transforme, par la disparition de l’aura dans les séries reproduites.
La théorie de « l’art pour l’art » a été une tentative vouée à l’échec de résister à ce mouvement, au moment où la photographie fut inventée. Mais en vain. L’art va définitivement sortir du champ du rituel. Il devient alors un domaine proprement politique et les masses peuvent s’en emparer… Et en cela Walter Benjamin, en tant que communiste optimiste, place les plus grandes espérances.
Une autre tentative de résister à cette perte de l’aura sera la création des stars de cinéma… Mais là aussi ce fut peine perdue, et les stars devinrent des people, dont on parle plus comme des personnes (voir les interviews d’acteurs aujourd’hui, qui n’abordent que la vie privée), que comme des vecteurs d’un rituel.
Du fait de ces transformations techniques permettant la reproduction de l’œuvre à grande échelle, la distinction entre l’auteur et le public tend à s’effacer… « A tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain »… mouvement qui aboutira aux blogs, à Wikipédia, etc… La chose avait commencé dans les courriers des lecteurs des journaux de masse. La même chose se déroule dans le cinéma, en rupture avec le théâtre, et « chacun peut légitimement revendiquer d’être filmé »… Andy Wharol dira « d’avoir son quart d’heure de gloire »…
Walter Benjamin, en se référant à Freud, pointe une analogie passionnante entre le cinéma et la psychanalyse. Le freudisme a permis de rendre visibles des choses essentielles qui se perdaient dans le flot des paroles et comportements (les lapsus par exemple), et donc de changer notre perception de la réalité, et le cinéma opère de même. Il nous permet d’approfondir notre vision de la réalité, de la matière, du mouvement. Il nous ouvre « un champ d’action immense que nous ne soupçonnions pas », « grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde ». Le gros plan, le ralenti en sont des manifestations. La caméra « nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel ». Et ceci est en soi un potentiel de liberté pour l’humanité.
Le dadaïsme, « en avance sur son temps » pour le dire prosaïquement, a essayé de produire par la peinture et la littérature ce que le cinéma a pu réaliser ensuite. Le dadaïsme, c’était la destruction systématique de tout l’aura des œuvres… Il comportait donc une dimension prophétique, ou annonciatrice. Mais comme la révolution russe était prématurée en 1905, le projet dadaïste devait attendre un nouvel élan des forces productives pour atteindre son but...
On pourrait saisir cette discussion sur l’art comme un luxe de lettrés sans intérêt… Mais Walter Benjamin montre qu’il n’en est rien, dans ces années 30 où le fascisme gangrène l’Europe (jusqu’à conduire cet auteur à se suicider, à la frontière espagnole, traqué par les nazis dans son exil français).
Le fascisme tente d’organiser les masses sans remettre en cause la propriété capitaliste qu’il tente de sauver… C’est pourquoi il essaie de canaliser leur révolte en leur permettant de s'exprimer. C’est pourquoi le fascisme est une « esthétisation de la vie politique ». Leni Riefenstahl l’avait bien compris.
Cette fuite dans l’esthétisation aboutit nécessairement, et c’est la logique du fascisme, dans la guerre. Celle-ci est la manière pour le capitalisme de surmonter ses contradictions.
Ainsi, Benjamin cite Marinetti, le théoricien du mouvement culturel futuriste, rallié à Mussolini : « la guerre est belle ».
A cette esthétisation de la politique, la gauche selon Walter Benjamin, doit riposter par la « politisation de l’art ». Prendre conscience de l’immense potentiel révolutionnaire de la culture, décuplé par les techniques de diffusion, de réalisation en série.
Si l’optimisme mécaniste de Benjamin ne peut plus être partagé aujourd’hui, et que depuis 1939 nous avons largement eu l’occasion de constater amèrement que la reproductibilité technique de l’art peut aussi être mise au service de la domination des masses… Son texte est tout de même un appel revivifiant au combat pour la culture. Elle ne doit pas être considérée comme un supplément d’âme ou un luxe de pays développé, mais comme un moyen de libération dont on doit pouvoir se saisir. Et pour ma part je crois qu’on sous-estime son rôle historique. On sous-estime par exemple le rôle du cinéma, de la mise en scène, dans la résistance de l’esprit critique. Mes amis « rebelles » dans leur diversité, sont tous des ogres mangeurs d’images…
Rien ne sert de pleurer et de dire « c’était mieux avant », ces posters partout affichés des impressionnistes sont minables, et « qu’est ce que c’était bien » quand il n’y avait personne dans les musées et qu’on pouvait s’y recueillir… Au contraire il est indispensable de tirer profit des perspectives que nous offre l’évolution des techniques : les blogs, les vidéos en ligne, la possibilité de faire partager la beauté au plus grand nombre, sans qu’elle assomme chacun de son autorité…
Les progrès techniques réalisés dans le monde culturel sont d’une immense portée. Ils peuvent aussi et doivent être mis au profit d’une émancipation de l’humanité.
Dans le domaine de l’art en lui-même, je suis frappé par la filiation directe entre le texte de Walter Benjamin et l’Art Contemporain, qui essaie d’en tirer les conclusions, pour ses secteur les plus sincères. Notamment l’œuvre d’Andy Wharol, qu’on peut lire tout entière comme une réinterprétation artistique de cet essai de Benjamin. Les portraits alignés de Marylin Monroe sont l’expression même de la destruction de l’aura dont parle Benjamin. Et en les imprimant sur T Shirts on est encore plus fidèle à ce que voulait expliciter Wharol.
Cette dimension philosophique profonde du Pop Art ne m'avait pas sauté aux yeux, même si je saisissais les références à la consommation et à son impact sur la culture, et la lecture de ce petit livre me permet, d’ores et déjà, de porter un autre regard, plus averti et intéressé, sur l'Art Contemporain et ce qu’il essaie de nous dire, sans doute en ressassant… Il y a tout de même lecture moins enrichissante que cet essai de Walter Benjamin…