Un récent article de Francis Fukuyama, celui qui théorisa -belle sottise- la fin de l'Histoire après la Chute du Mur de
Berlin, a attiré l'attention sur l'anxiété des classes moyennes, sur leur impatience, de par le monde. Elles sont la force active des mouvements qui dans leur diversité
bousculent les régimes politiques. Au Brésil comme en Turquie. La classe ouvrière (au sens strict du terme, même si on peut aussi définir le salariat tout entier de la sorte), encore
nombreuse, est asphyxiée politiquement, car atomisée nationalement et polarisée internationalement dans les ateliers du monde, oubliée par les courants historiques qui devaient l'incarner,
précarisée, reléguée hors des villes, comme poussière humaine. Abrutie culturellement et spoliée de toute identité indépendante. Livrée aux nationalismes et autres obscurantismes, dont celui de
partager les valeurs de ses oppresseurs. La classe ouvrière a du mal à se ditinguer de l'exclu, elle lui ressemble et elle le hait. L'exclu n'a pas de pouvoir. Il ne compte pas. Il se terre quand
il n'a pas de papiers.
Si la situation de ces couches moyennes diffère beaucoup selon les sociétés, elles ont pour points communs d'être éduquées, informées, grandes consommatrices de culture, parfois plus que les dirigeants politiques sélectionnés à rebours par des machines bureaucratiques mourantes. Elles ont souffert fortement de la crise du capitalisme depuis 2008, car elles tirent leurs revenus de leurs salaires et ne sont pas des héritières, et s'en sortent mal dans un régime économique tourné vers la rente, le passé plutot que le travail, la reproduction sociale. Elles sont sensibilisées aux enjeux écologiques. Elles ont envie de prendre la parole et de compter. Elles ont un rapport ambivalent à la consommation : leur principale préoccupation souvent, mais qui se vit dans un rapport sélectif et critique. Elles ont peur de voir la société se distendre toujours plus et de basculer dans le fossé, rejoignant ceux d'en dessous, qu'elles disent défendre mais dont elles cherchent à se distinguer chaque jour par des stratégies de logement, de scolarisation, de vacances. Elles aiment la convivialité mais empruntent pour avoir leur petit bien et avoir un jardin qui leur épargne le jardin public. Elles sont politiquement centrales, car elles votent, participent, influencent. Elles sont un pole de stabilité de la société, car elles jouent le jeu, comme le dit Ballard, de "la responsabilité civique". Mais justement qu'arrive t-il si elles ne le jouent plus ?
Dès le début de notre siècle, JG Ballard avait posé la question dans un roman situé à Londres, "Millenium People". La classe moyenne dont il parle serait notre petite bourgeoisie à nous. Celle des médecins et des architectes. Des dentistes et des notaires. Des cadres sups privés et des hauts fonctionnaires.
David, psychologue spécialiste des questions industrielles, et donc au service de la productivité, est frappé par un drame : son ex femme est victime d'un attentat à la bombe à Heathrow. Un attentat aveugle et non revendiqué. Afin de trouver qui a commis le crime, il va chercher à s'infiltrer dans l'agitation montante de la société londonienne. En effet, les protestations les plus diverses secouent les classes moyennes urbaines. On manifeste contre un peu tout, on exprime un malaise généralisé et un refus de principe. Rapidement, David entre en contact avec quelques leaders, centrés autour du quartier de la Marina de Chelsea. Le quartier, symbole de l'angleterre satisfaite, entre en rébellion, pour des motifs flous, mélangeant les frustrations économiques montantes et le sentiment de vide qui caractérise l'époque. Les stabilisateurs en ont assez de stabiliser et ils frondent (on a perçu cela dans les analyses du vote français au référendum européen de 2005). La situation s'envenime peu à peu et Chelsea devient un quartier insurgé. Au grand dam des politiques et à la stupeur du monde.
Parallèlement, Londres est touchée par des attentats meurtriers. On ne sait pas si un rapport existe entre les deux phénomènes et c'est ce que David, en plongeant dans l'action, suivi par la Police sans le savoir, va essayer de discerner. Il vit lui même ainsi ce dont il a besoin : donner une intensité à sa vie de ronron partagé entre les grises jouissances consuméristes et la petite vie culturelle classique à laquelle il est normal de s'adonner. Ses sentiments sont ainsi partagés, mais il est inexorablement attiré vers l'action directe, d'autant plus qu'il commence à comprendre qu'il y a un continuum entre les casses de parcmètre à Chelsea, les vols chez les cavistes par des mères de cinq enfants, et le lynchage violent de vigiles de la Cinémathèque, temple des classes moyennes symbolisant leur contrôle par le social.
Le roman, malgré ses imperfections - il est parfois un peu lourdingue, répétitif, voire peu crédible , ou s'égare - présente un portrait intéressant et sarcastique des classes moyennes, propose une belle promenade dans leur mode de vie, et dans Londres, et s'interroge sur ce qui pourrait les mettre en mouvement. La révolte ira loin et puis elle sera réprimée facilement et se calmera. Une répétition générale ? Notre avenir le dira.
David lui, va trouver ce qu'il cherchait, les auteurs du crime de sa femme. Mais il aura aussi vécu la commune de Chelsea, dont il restera nostalgique. Comme tant de révolutionnaires dont les montres sont restées bloquées après la Commune, ou Mai 68. Les évènements de ce genre semblent cristalliser les psychés, et un ancien révolutionnaire est toujours un vieux con.
JG Ballard n'est pas le premier à se poser ces questions. C'est d'ailleurs le débat fracassant qui a animé le mouvement ouvrier au début du XXeme siècle opposant Berstein, le réformiste, et Kautsky et Rosa Luxembourg, les orthodoxes. Avec la société de consommation, ce débat de sociologie politique a pris bien entendu une importance fondamentale.
Mais on devrait prendre garde à préciser de quoi on parle quand on évoque parfois une "moyennisation" de la société. Ces couches sociales sont-elles heureuses ? Non pas certes. Elles paient fort le prix de leur aisance toute relative, comme le montre la consommation de psychotropes. Ont elles le sentiment d'avoir quelque chose à perdre ? Tant que le risque du chaos leur paraîtra plus fort que tout, elles continueront à jouer le jeu.
Mais rien ne dit que cela est fatal. Le jour ou, comme l'imagine Ballard (même s'il a l'air de penser que l'ennui pourrait être le détonateur, ce dont on peut légitimement douter), le dégoût du monde l'emportera, les qualités et les compétences immenses enfouies dans ces couches sociales pourront prendre un caractère immensément révolutionnaire. Aujourd'hui elles ne sont pas alliées avec les ouvriers, le précariat (avec lequel elles se confondent parfois, tout cela étant labile), les exclus. Mais ces oppositions et divisions n'ont rien en elles-mêmes de définitives. Et reconnaissons que les dirigeants de ce monde activent tout ce qu'ils peuvent pour hâter ces perspectives.