En guise d'apéritif à un
prochain bifton sur le super baroque "La vie mode d'emploi", voici quelques lignes sur un écrit peu connu de l'attachant et unique Georges
Perec : "L'Art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une
augmentation". Récemment tiré de l'obscurité par la maison Fayard.
Perec a été documentaliste au CNRS... Il a manifestement mis cette expérience à profit pour observer la vie au sein d'une organisation buraucratique. Ce petit livre, que je ne saurais cantonner à un genre littéraire en particulier (pastiche ? nouvelle ? ) a des airs d'une parodie de livre sur le management, et m'a rappelé le tout aussi drôle "Principe de Peter" de Laurence J. Peter et Raymond Hull.
"L'Art et la manière d'aborder... " est un écrit typiquement oulipien. Que ceux qui pensent à cette seconde que cet adjectif est un néologisme pompeux de ma part soient démentis : "oulipien" se dit pour qualifier des écrits se réclamant de l'OULIPO (Ouvroir de Littérature Potentielle). Un petit groupe d'expérimentation autour des limites de la littérature, héritier des écrivains de l'absurde (Alfred Jarry et son "Ubu" en particulier), essayant d'explorer les potentialités des mots à travers des cahiers des charges d'écriture intrépides. L'OULIPO, dont les membres avaient pour caractéristique d'être talentueux et drôles, nous a donné trois écrivains majeurs : Perec, mais aussi l'immense Italo Calvino, et le merveilleux Raymond Queneau et sa délicieuse Zazie.
Lire ce petit texte, c'est d'abord consulter un organigramme, ou plutôt un schéma systémique, inséré derrière la couverture, et portant le même titre que le livre. Schéma en lui-même drôlatique (j'ai pour projet de l'agrandir et de l'encadrer dans mon bureau...) reproduisant le labyrinthe des possibilités offertes à l'employé tentant d'accéder à son Chef pour le convaincre de l'augmenter.
Ce schéma, manifestement inspiré de l'organigramme d'une société informatique, est le cahier des charges que l'auteur se fixe comme contrainte à sa création. S'il y a une intution de base à la démarche oulipienne, c'est bien celle de la contrainte créatrice. Plus la contrainte est forte, plus l'auteur ira défricher les terrains de l'imaginaire. Il en fut ainsi avec "La disparition", ce livre de Perec qui ne comporte jamais la lettre E, la plus utilisée de notre langue. Disparition signifiant la hantise de l'Absence, qui accablait l'orphelin Georges Perec.
"L'Art et la manière d'aborder... " est donc un exercice ludique. Et un livre très drôle. Perec y a supprimé carrément la ponctuation, accentuant l'impression de voir un individu saisi par des logiques bureaucratiques puissantes, dont il n'a pas une seconde pour s'extraire et respirer un peu.
Au lieu de s'apitoyer sur le pauvre employé brinquebalé dans son organisation, on rit. Perec, ici, c'est le Kafka du "Château", mais qui aurait pris le parti d'en rigoler... Le pauvre employé, à qui l'on explique la démarche à suivre pour parvenir à ses fins, se heurte à toutes sortes de probabilités ; et on explore avec lui tous les rebonds possibles dans l'organisation, une petite nuance (on sert du poisson à la cantine par exemple) venant recréer un nouveau champ de possibilités. Bien évidemment, dans un labyrinthe, on ne cesse de tourner en rond, avec cet effet de répétition très comique.
Derrière cette façade comique, ce me semble, il y a le désespoir cependant. Ce désespoir en filigrane chez Vian, chez Calvino, chez Beckett. Et qui dévore franchement Kafka, lui ne parvenant pas à en rire du tout. Le désespoir devant le monde en lui-même, redoublé encore par celui que l'homme a créé. Un monde compliqué à l'excès, et un univers qui nous condamne à l'isolement (un thème majeur de l'oeuvre de Perec). Un monde où la division infinie du travail nous écrase.
L'autre manière de conjurer le désespoir, c'est la fameuse "tentative d'épuisement" (elle échoue, c'est juste une tentative) qui parcourt les livres de Perec. Ici, ce n'est pas la description d'un lieu parisien qu'il tente de mener jusqu'au bout, mais les chemins de l'employé jusqu'à la satisfaction de sa revendication. La littérature apparaît ainsi comme le moyen de reprendre le contrôle sur le monde, de le dompter. De retourner le sentiment de l'absurde de notre condition. L'oulipo, c'est le combat des mots contre le despotisme du hasard en somme.
Alors autant en rire. Ca ne peut qu'être secourable.