Le poète portuguais Fernando Pessoa n'a écrit qu'une seule fiction : un petit dialogue intitulé "Le Banquier anarchiste".
Mais quel texte !
Si la poésie est le domaine privilégié des extra-lucides, Pessoa transpose ce rare talent dans cette confession d'un banquier, parue en 1922. Pessoa n'avait sans doute pas idée de la portée de son texte, de ce qu'il entrevoyait. La marque du génie.
Un banquier fortuné explique longuement à un convive comment il est devenu anarchiste. Et pourquoi il l'est plus que jamais, servant la cause au mieux. La meilleure façon de servir la liberté, selon lui, ce n'est pas l'action collective qui dégénère inéluctablement en tyrannie, c'est bien de se libérer soi-même. En prenant le contrôle de l'argent, le Banquier s'est délivré de toute aliénation sociale. En outre, le Banquier n'a pas rajouté une once d'oppression dans le monde, puisque de toute manière, qu'il devienne personnellement riche ou pas, le système économique est là et bien là.
Conclusion : en attendant que chacun se libère individuellement, et qu'ensemble nous puissions détruire l'ordre établi d'un seul coup, il convient de s'occuper de sa propre liberté.
L'interprétation classique du "Banquier anarchiste" est qu'il s'agit d'une démonstration par l'absurde de l'hypocrisie bourgeoise, couplée à une dénonciation clairvoyante des risques de tyrannie inhérents à toute révolution...
... Oui, c'est cela, mais plus encore. Car ce que Pessoa a perçu avec des décennies d'avance, c'est la capacité du capitalisme à absorber ses contestations, à retourner à son profit les critiques qui lui sont adressées . Le capitalisme est destructeur, mais s'il survit c'est notamment par sa capacité étonnante à se jouer des idéologies, des représentations et des cultures.
Quelques décennies après mai 68, on voit nettement comment le capitalisme s'est servi des contestations libertaires d'alors pour asseoir sa prédominance et en finir avec la concurrence du modèle soviétique. A la revendication individualiste il a répondu "banco" ... D'accord pour se délester des vieilles traditions conservatrices si cela permet à la société de consommation de prospérer, d'inventer de nouveaux débouchés sans cesse, des besoins artificiels. Au nom du droit à l'épanouissement de chacun.
Ainsi le capitalisme s'est-il mué en "libéralisme", et à l'imposant bourgeois conservateur à haut de forme a succédé le patron de Virgin : cool, en jeans, arborant cheveux longs, un peu frotté New Age...
La solution aux maux de l'humanité serait donc de "se changer soi-même", refrain obsédant de notre époque... L'action collective ne serait qu'un mirage dangereux. Et de fil en aiguille, c'est la politique qui n'a plus de sens. L'économie doit d'ailleurs en être délivrée. Le "marché" libre est ainsi l'aboutissement de l'aspiration libertaire, qui se retrouve totalement dévoyée.
En lisant Pessoa on pense facilement à toutes ces pubs qui utilisent Che Guevara ou John Lennon... Qui utilisent sans cesse le mot "révolutionnaire" (comme le patron d'Apple dans les "Guignols')
A la fin des années 90, un livre de sociologie majeur , intitulé "Le nouvel esprit du capitalisme" (Luc Boltanski, Eve Chiapello) a très bien décrit cette digestion des idées libertaires par le système économique, afin d'ouvrir de nouveaux champs de développement, mais aussi de dissoudre la contestation qui enflait à la fin des années 60. Tout en s'appropriant le drapeau du "monde libre" : celui où l'on rêve d'aller parce que la vraie vie c'est d'aller au Macdo et d'écouter du rock.
L'entreprise a elle-même pleinement intégré les codes libertaires pour théoriser un nouveau management, plus efficace car concordant avec les nouvelles valeurs. Ainsi, l'externalisation a été justifiée par la prise en compte de l'individu, libéré des lourdeurs de la grande organisation. On s'est mis à travailler par "projets"... Et les salariés sont devenus des "partenaires" embauchés au coup par coup. Certains secteurs, comme la pub ou la communication, les NTIC, ont porté ces modèles à l'extrême. On s'éclate, on se tutoie et on filme des "Lipdub... Mais on y est impitoyable socialement.
Le modèle de l'artiste bohême, voguant de "rencontre en rencontre", guidé par son seul désir, a servi de matrice à la réorganisation de l'entreprise capitaliste flexible.
Le livre de Boltanski/Chiapello, qui je pense a ouvert les yeux de nombreux intellectuels sur les nouveaux visages de l'oppression économique, pourrait être dédié à Fernando Pessoa.
La littérature elle-même a su se faire l'écho de ce grand tournant vers le libéralisme libertaire. L'oeuvre de Michel Houellebecq le décrit sous différents aspects.
Bien entendu, le capitalisme est subtil. Il n'a pas abandonné le terrain du conservatisme non plus... il joue sur tous les tableaux. Pendant qu'une partie de ses défenseurs prospèrent sur l'hyper narcissisme et les valeurs d'un désir sans limites, d'autres se consacrent à encadrer les affolés : il en est ainsi des "Tea parties". L'essentiel est de permettre à l'appropriation des richesses de se perpétuer. La grenouille de bénitier et l'ex baba cool qui a investi se réconcilient pour applaudir les baisses d'impôt.
Aujourd'hui, le capitalisme essaie d'agir de même avec la critique écologiste. Les thèmes du "capitalisme vert"
sont florissants. Les labels écolos pullulent dans les rayons de nos supermarchés. Le bio est partout. Le marketing écolo s'est généralisé.
En ravivant sans cesse le consommateur en chacun de nous, le capital parvient à susciter l'adhésion, ou du moins à anésthésier la révolte.
C'est aussi ce qui explique pourquoi, malgré les injustices flagrantes, les inégalités et leur cortège de souffrances, les alternatives ont du mal à être simplement entendues.