Yannick, lecteur de ce Blog, m'a envoyé un mail pour me dire combien il avait été secoué par la lecture de "la Route" de Cormac Mc Carthy. Ce fut aussi mon cas, et maints lecteurs de ce roman en garderont le souvenir d'une expérience unique.
"La Route", roman court, sans fioritures, d'une grande ampleur métaphysique, reste une des oeuvres les plus marquantes de ce début de siècle.
Mon correspondant incline plutôt pour une lecture politique de "la Route". La référence écologique et l'analogie avec le sort des sans domicile fixe ont mobilisé son attention.
Cette lecture est légitime, mais il y a d'autres niveaux de compréhension de ce roman. Et c'est une des qualités qui caractérise d'ailleurs tout grand roman. On peut lire "Guerre et Paix" comme une oeuvre sur la guerre napoléonienne, comme une étude psychologique des jeunes aristocrates russes en attente fébrile de mariage, ou encore comme l'histoire de jeunes hommes en proie au doute sur le sens de leur vie, et qui cherchent l'issue dans l'héroïsme et la confrontation à la mort.
Nous pouvons donc lire et relire ces romans majeurs, à différents âges de notre vie, et les rédécouvrir. Ce n'est pas mon cas : je suis trop curieux d'aller voir ailleurs.
Pour ma part, j'ai une autre lecture de la "Route". C'est un roman sur la condition humaine et le sens que lui confère la filiation. Cela mon ami Yannick l'a ressenti aussi. Mais en ce qui me concerne, c'est Sigmund Freud que j'ai rencontré sur "la Route". Le Freud préoccupé par la part d'ombre en chacun de nous. Le Freud de "Malaise dans la civilisation (ou la culture selon les traductions)".
Dans certaines conditions, que Freud voyait se mettre en place avant la catastrophe du nazisme, l'homme peut se tourner, sans aucune limites, vers la pulsion de mort. Et devenir plus cruel que le plus sauvage des animaux. Freud n'était pas rousseauiste. Il était frappé par la permanence de la cruauté dans l'histoire de l'humanité, et pensait que les barrières nous en protégeant étaient bien minces et devaient être entretenues, telles des digues fragiles, par le travail culturel.
"La Route" décrit un univers dans lequel plus rien ne s'oppose à cette part d'ombre. La nécessité de survie, seule activité possible, fonde tous les comportements imaginables.
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Un autre roman, incroyable, de Mc Carthy, s'intitule "Méridien de sang". Il décrit le périple dense et sanglant d'un jeune cow-boy au temps du "far ouest". A une époque où l'Etat n'avait pas encore installé son "monopole de la violence légitime". Comme une parabole de l'Histoire. Les hommes se croisent, s'allient pour survivre, se retournent les uns contre les autres, se massacrent et se violent. Et cherchent l'apaisement dans l'orgie. Sans normes et sans institutions pour les répandre et les faire respecter, les êtres humains plongent dans la folie meutrière. Ce livre est une illustration parfaite de l'argumentation de Freud dans 'malaise dans la civilisation".
Mais Freud n'a jamais dit que l'humanité était condamnée à la violence. Et le dénouement de "la route" nous en persuade. L'altruisme, le sentiment de solidarité humaine peut survivre et s'exprimer dans les pires conditions.
On rejoint alors le prisme écologique de mon correspondant Yannick. Dévaster la planète, c'est avant tout plonger l'humanité dans la régression. C'est menacer la civilisation, ce difficile et long chemin que nos aînés ont emprunté. Yannick est sans doute de ces écologistes préoccupés par le sort de la société, et non d'abord par le droit des animaux ou des pierres.
Mac Carthy a écrit '"la Route" à 70 ans. L'âge où l'on doit se reconcentrer, sans doute, sur l'essentiel. D'où le caractère épuré de ce roman. Et il nous montre que si la condition humaine a un sens, c'est de continuer. De transmettre. De préparer l'avenir. C'est comme si l'auteur nous disait : "ne vous posez pas de questions, préparez la suite". Et cela vous suffira bien.
On peut aussi refermer ce livre sur une note métaphysique. La recherche de l'immortalité est absurde. Il faut accepter la mort. La vie se définit comme la lutte incessante pour se prolonger, y compris par l'enfantement, mais la mort l'emporte. Si elle n'était pas là, au bout, une vie n'aurait aucun sens.
Décidément, la vie est bien faite.