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2 mars 2011 3 02 /03 /mars /2011 08:57

 

cavalierpolonais.jpg

 

"Cette Histoire se déroule en Pologne, c'est  à dire nulle part"

 

Alfred Jarry, en préambule d'Ubu Roi (euh, de mémoire...)

 

Ma lecture de "Jan Karski' de Yannick Haenel (Folio) est ambivalente, comme l'a été l'accueil public de ce livre salué mais contesté avec virulence par certains, dont au premier chef Claude Lanzmann, à qui ce livre rend pourtant fortement hommage.

 

Jan Karski fut un personnage réel. Il  entra dans le bureau de FD Roosevelt, au beau milieu de la deuxième guerre mondiale, pour lui révéler l'extermination des juifs d'Europe, dont il avait été le témoin oculaire.

 

Résistant polonais, catholique, ancien sous-officier échappant de peu au massacre de Katyn, Karski a traversé l'Europe au service de la Résistance polonaise.

 

Il accepta alors qu'il devait servir d'agent de liaison avec le gouvernement polonais en exil, de porter le message du ghetto de Varsovie au monde.

 

Et son drame fut paradoxalement de réussir, d'être entendu, écouté. Il publia même un livre bien vendu aux Etats-Unis avant la fin de la guerre !  Mais cela ne servit à rien. Les alliés ne firent jamais du sauvetage des juifs d'Europe une préoccupation. Ils ne prirent même pas le temps de bombarder les chemins de fer qui menaient aux camps.

 

Le livre de Yannick Haenel est d'abord fort de son sujet. Le lecteur est abasourdi par le périple de cet homme, que le film "Shoah" sortit de décennies de silence. Karski a vécu tout ce qu'un homme pouvait subir dans cette guerre en restant vivant, et ce n'est pas peu dire.

 

Un des intérêts multiples du livre est de montrer que des héros comme Karski n'avaient rien de surhommes. Karski est sans cesse pris de tremblements, de crises de nerfs, d'accès de dépression, d'envies de mourir. Lorsqu'il sort du camp d'extermination où il s'est infiltré, il vomit jusqu'à en tomber dans le coma. Son histoire nous rend cette Histoire plus réelle, plus humaine, plus terrifiante encore.

 

Karski porte en lui le sort terrible de la Pologne (un de mes pays d'origine dis-donc  !). Une terre toujours en butte à l'envahisseur. Un pays que se sont partagé Staline et Hitler. Un pays qui servira de lieu principal à l'industrie d'extermination, marquant ainsi du sceau de l'infâmie un peuple qui pourtant résista courageusement : il n'y eut pas de Pétain polonais, mais au contraire un Etat clandestin organisé et combattant. Un peuple qui toujours fut abandonné : par l'ouest à Yalta, mais encore par les soviétiques qui attendirent l'arme au pied à quelques encablures pendant que l'armée allemande décimait deux cent mille polonais insurgés à Varsovie, avant de se replier.

 

Le drame personnel de Karski rejoint celui de son pays : la Pologne résista pour rien, Karski témoigna sans résultat.

 

Haenel affronte de manière convaincante et courageuse la question : pourquoi le témoignage n'a t-il servi à rien ?

 

Il y a d'abord une raison fondamentale : l'information est incommensurable. L'esprit humain ne veut pas en prendre la mesure. Ce n'est pas possible alors ce ne doit pas être possible. Ce Karski doit parler de Pogroms et il force le trait, voila tout. Pour conjurer la dérangeante nouvelle,  son ampleur et sa nature inédites, on alla jusqu'à dire que Karski était chargé de salir les allemands afin de faire oublier l'antisémitisme polonais.

 

Et il y a aussi une raison politique, qu'Haenel radicalise dans son propos : les Alliés ne voulaient pas sauver les juifs, d'après lui. Car il aurait fallu les accueillir, susciter des conflits internes dans les pays, ou bien bouleverser les équilibres en les accueillant en Palestine. Haenel raconte une chose que j'ignorais ou que j'avais oubliée : vers la fin de la guerre, les dirigeants roumains alliés aux nazis, qui se sont illustré dans le massacre systématique, sentirent la défaite approcher. Pour se protéger, ils proposèrent aux alliés de racheter 70 000 juifs. Ce troc aurait été ignoble mais il aurait permis de sauver des vies. Et bien les alliés ne donnèrent pas suite.

 

Karski lui-même, qui devint professeur de sciences politiques aux Etats-Unis, se consacra à étudier l'attitude des alliés face à un processus d'extermination qu'ils connaissaient tout à fait,. Et il en ressort que des restrictions à la politique d'immigration ont été introduites au fur et à mesure des années. Eléments que Viviane Forrester a aussi soulignés, si je me souviens bien, dans son essai "Le Crime occidental" qui traite des sources historiques du conflit Israelo-arabe.

 

En lisant "Jan Karski" je n'ai pu m'empêcher de penser au Rwanda et au sort de l'ex yougoslavie dans les années 90. Même si les situations n'étaient pas comparables, elles ont donné lieu à des massacres sur une base ethnique, au vu et su de tous. Nous savions. Qu'avons-nous fait ? Pas grand chose. Ce qui s'est passé pendant la deuxième guerre mondiale, cette passivité, n'est pas si incompréhensible au regard de nos propres turpitudes contemporaines. Au moins les alliés avaient-ils leurs propres désastres à affronter : leurs populations se battaient et mourraient, Londres était bombardée, il fallait survivre dans la difficulté matérielle et l'angoisse à son paroxysme. Et il y avait cet effort de guerre, qui finalement permit aux juifs et à d'autres de ne point être anéantis dans leur totalité. Dans cet océan de souffrances, le sort d'une communauté apparaissait sans doute comme une calamité parmi tant d'autres.

 

Mais nous, dans les années 90, n'avions pas de tels soucis. Et pourtant nous avons regardé les images des massacres entre un PSG-Marseille et la cérémonie des Césars.

 

Haenel écrit ainsi quelque chose de marquant : l'extermination n'était pas un crime contre l'humanité, mais un crime de l'humanité. Les coupables étaient les nazis, mais ils étaient humains. Et la passivité des autres êtres humains interroge. Le message du ghetto de Varsovie aux alliés ne demandait pas l'impossible : bombarder les villes allemandes en guise de représailles, en inondant la population de tracts leur révélant la vérité, en promettant de continuer tant que les nazis ne mettraient pas un terme à la solution finale.Cela n'aurait peut-être servi à rien. Et alors ?

 

Il reste que le statut de ce livre pose question, et je partage les réticences de Claude Lanzmann en l'occurence. C. Lanzmann a certes tendance à agir comme un censeur autoproclamé de tout ce qui s'écrit ou se fime sur le sujet. Il a notamment du mal à accepter que la fiction puisse s'emparer de cette période. Mais ceux qui ont lu "Le lièvre de Patagonie", son autobiographie d'une grande valeur, savent qu'il s'agit d'un intellectuel très conséquent.

 

Le livre de Yannick Haenel est bâti en trois parties, et certes il l'annonce, ne nous prenant pas en défaut.

 

La première partie revient sur le témoignage de Jan Karski dans "Shoah" et ne pose aucun problème. La deuxième partie est un résumé du livre de Jan Karski écrit en 1944, et si on ne l'a pas lu (ce qui est mon cas) on y trouve un immense intérêt. Mais enfin, à quoi sert d'écrire des résumés ?

 

C'est la troisième partie qui est très critiquable, non dans ses intentions ou son admirable contenu, mais dans son projet même : faire parler Karski à la première personne, alors qu'il s'agit d'une histoire qu'il n'a jamais raconté : celle où "il "revient sur sa rencontre avec Roosevelt, sur "son" travail de témoin aux Etats-Unis, sur "sa" vie après-guerre et "ses" sentiments envers la Pologne, le communisme, la mémoire...

 

Nous nageons ici en pleine confusion. Il est très difficile, à travers ses pages, de distinguer Haenel de Karski, et c'est comme si l'auteur réel volait la personnalité exceptionnelle du Résistant Polonais pour exprimer ses propres visions.

 

Haenel s'est défendu en se fondant sur le droit à la fiction... Mais ce n'est que sophisme car là n'est pas le problème. "Les bienveillantes" de J. Littell sont une fiction. On a le droit d'écrire une fiction sur le sujet que l'on souhaite, sans limites.

On a aussi le droit d'écrire sur un personnage existant, en utilisant la troisième personne. On a ainsi le droit d'émettre toutes les hypothèses sur ce qu'il pense ou ressent : c'est l'objet du roman historique.

 

Mais quand on utilise la première personne du singulier pour faire dire à Karski des choses essentielles qu'il n'a jamais dit lui-même, en tout cas avec ces mots qu'on lui met dans la bouche, on se transforme en faussaire. Qui plus est en faussaire intéressé, car il est évident que les paroles d'un Karski sont plus spectaculaires et pour tout dire vendeuses que celles d'un romancier français méconnu.

 

Et je ne dis pas cela parce que je penserais que la "Shoah" soit un domaine réservé aux historiens de "métier". Je pense que cela s'applique à n'importe quelle personne ayant vécu. Il est scandaleux de rédiger de prétendues autobiographies à la place du mort, même en précisant au début qu'il s'agit d'une fiction. Car les livres vivent leur vie, et sans doute demain des citations de ce livre seront prêtées à Jan Karski alors qu'il n'en est pas l'auteur.

 

Le débat qui a entouré ce livre annonce la question qui va bientôt surgir : comment le discours sur la deuxième guerre mondiale doit t-il se recomposer avec la disparition des témoins ?

 

L'accueil dithyrambique, sans réserves, réservé par la critique à ce livre de Yannick Haenel, n'est guère rassurant à cet égard.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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