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22 février 2012 3 22 /02 /février /2012 08:35

jeanpierremelville.jpg Dans un récent billet sur JP Manchette, j'ai rapidement indiqué ma fascination pour l'oeuvre cinématographique de Jean-Pierre Melville.

 

Cette référence m'a donné envie d'y aller (re)voir de plus près : j'ai ainsi revisionné deux de ses derniers films, avec Delon : "Le Samouraï" et "Un flic". Et j'ai trifouillé sur Internet, curieux de trouver ce qui s'était écrit à son sujet (c'est là que l'amoureux des librairies que je suis est forcé de constater la puissance de l'outil dans la recherche de textes mais aussi pour attiser l'envie de découverte...).

 

(On a là un exemple parmi tant d'autres de ce qui est une aventure de lecteur. De ce qu'elle a de passionnant comme chemin de découverte sans guide ni carte. Les champs de la lecture s'apparentent à une vaste (presque infinie) intertextualité, où le lecteur rebondit comme une boule dans un flipper. Je pourrais ainsi reprendre la centaine de billets déjà publiés sur ce blog pour établir un relevé des impulsions qui m'ont orienté vers tel ou tel choix, parfois différé, souvent médiatisé. Le hasard n'y est pas pour grand chose.)

 

Je suis tombé sur un livre récent, très intéressant, et paru récemment, de contributions collectives sur "Le Cercle Rouge", drame policier considéré comme l'apogée du metteur en scène (avec cette idée géniale d'employer Bourvil, rebaptisé André Bourvil pour l'occasion, à contre-emploi de son personnage de benêt rural, pour en faire un dandy urbain machiavélique). A travers "le cercle rouge" en particulier, les différents textes écrits par des universitaires, proposent une analyse du cinéma de l'homme au Stenson, et le resituent dans l'épopée du cinéma français voire international.

 

J'ai ainsi apprécié la lecture de "Le Cercle rouge : lectures croisées", sous la direction de Marguerite Chabrol et Alain Kleinberger (L'Harmattan, 2011)

 

J'admets qu'on puisse éprouver un certain malaise devant ces films, dont une interprétation possible est qu'il s'agit d' oeuvres réactionnaires (que Delon, l'ancien d'Indochine ait été aimanté par ce cinéma n'est pas fortuit sans doute). Il y a la nostalgie d'un monde perdu (fantasmé sans doute, mais aussi touché du doigt pendant la participation de Melville à la Résistance). Un monde fortement charpenté par des valeurs, comme l'honneur, la dignité, la loyauté. Une nostalgie de la quête d'une certaine noblesse (celle du Samouraï justement), qui ne peut plus avoir cours dans cette France désenchantée des années 60 servant de décor aux grands films melvilliens. Ainsi, ce n'est pas dit dans le livre, mais la scène d"ouverture d'"Un flic" est très parlante : un quatuor de gangsters s'approche d'une banque pour la dévaliser. La gravité du moment contraste avec le décor d'une station balnéaire en hiver, triste à mourir, inutile et laide, sans vie. Les chevaliers s'affrontent désormais sur le fond grotesque de la société de consommation triomphante.

 

Il y aurait ainsi une suspicion possible de cette oeuvre comme crypto fasciste (c'est pourquoi sans doute Melville n'est pas particulièrement cité par l'intelligentsia critique, qui s'en méfie). Mais cela ne tient pas la route. Au delà du parcours de Melville (la Résistance, magnifiée dans "l'armée des ombres" d'ailleurs, le meilleur film réalisé à ce sujet me semble t-il), son oeuvre ne comporte aucune fascination pour l'ordre policier, aucune référence à une race d'aristocrates, aucune célébration de la violence ou de la force. Melville a réalisé un cinéma pessimiste et sans doute désabusé, avec un regard glaçant sur son époque (et sur les hommes). Mais on ne peut pas retrouver les traces d'un projet réactionnaire dans ce cinéma. On pourrait plutôt explorer une certaine filiation avec l'existentialisme, avec l'Etranger ou la Nausée.

 

Cette oeuvre comporte néanmoins un versant franchement "réac"... C'est la place assignée aux femmes. Et le livre consacre maintes réflexions à ce sujet. Il ne s'agit pas de machisme mais carrément de misogynie. Le cinéma de Melville montre des hommes entre eux, sans dimension homosexuelle latente aucune, mais des hommes entre eux. Il porte là encore la nostalgie d'un monde révolu : celui où les hommes se retrouvaient entre eux dans la rue, dans l'économie, etc... Les films de Melville surgissent au moment même où la révolution féministe est en train de bouillir, car les femmes entrent massivement sur le marché du travail, et la société de consommation s'adresse à elles. Melville le pressent sans doute et comme beaucoup d'hommes de son époque, le craint.

 

Ainsi, le sous-genre policier du "film de Casse" permet à Melville de mettre en scène des hommes entre eux, manifestant des qualités traditionnellement masculines : le tir de précision, la rapidité, l'audace physique...  La femme apparaît dans ces films comme un objet, presque toujours comme une danseuse de revue aguicheuse, que les héros regardent rapidement d'un air entendu et déniaisé, avant de passer aux affaires sérieuses entre eux. Dans le "Samouraï" (le livre a oublié cet exemple frappant), la femme symbolise carrément la mort. Pour les héros melvilliens, la femme et la famille sont des fragilités, des faiblesses : c'est par là qu'on les attaque (Bourvil fait chanter François Périer dans "Le cercle rouge" en le menaçant à ce sujet. Lorsque le réseau est mis en danger, dans "L'armée des ombres", c'est par l’intermédiaire des femmes : Signoret et sa fille).

 

Melville est un pionnier dans ce cinéma, très présent aujourd'hui, qui essaie d'éclater la frontière (instaurée par la Nouvelle Vague, qui paradoxalement considéra Melville comme un inspirateur) entre cinéma populaire et cinéma d'auteur. Melville se coule dans le cinéma populaire de son temps -dont le genre policier est la forme privilégiée- pour "produire une oeuvre iconoclaste".

 

En s'emparant de ce genre, y compris de sa figure la plus populaire, Delon ("Le clan des siciliens", "Mélodie en sous-sol", d'autres films de casse avec Delon), il impose un cinéma de recherche esthétique sans concession, stylisant la violence, avec des scènes presque expérimentales. On pense à cette scène de cambriolage de bijouterie, totalement silencieuse, qui dure une demie-heure !!! Où l'on confond les personnages entre eux, méconnaissables.

 

Son cinéma, tout en jouant avec tous les codes du genre, se permet une embardée constante dans l'expression artistique la plus personnelle, jouant avec les invraisemblances (les films de Melville en recèlent beaucoup, de l'usage des objets et des vêtements, qui n'ont rien à voir avec l'époque, au traitement du facteur temps). C'est un cinéma qui utilise des stars populaires, pour briser toute la logique de leur usage : Delon est parfaitement froid, aucune scène de complaisance ne lui est offerte, rien de superflu.

 

C'est un cinéma référencé au polar américain, mais "reterritorialisé en France" : on reste à Paris, on va en province mais par le train, et l'exotisme est totalement absent, en rupture avec les polars de ces années là influencés par James Bond ("l'homme de Rio" avec Belmondo par exemple). Un Cinéma qui dialogue avec la culture américaine, mais aussi avec le vieux polar français, celui du "Quai des orfèvres" de Clouzot, celui aussi des personnages tragiques incarnés par Gabin avant-guerre. Un cinéma distancié, où la présence du metteur en scène, du démiurge (en l'occurence une personnalité mégalomane) est perceptible par le spectateur. Réflexion sur la culture, réflexion sur le cinéma en train de se réaliser... Tous les attributs d'un cinéma d'auteur résolu. Et pourtant "le cercle rouge" est un grand film populaire qui réalisa des millions d'entrées et repasse chaque année sur les chaînes publiques.

 

Mais le principal trait du cinéma de Melville, c'est sa capacité à se saisir du film policier pour renouer avec le tragique. On est loin des polars de l'époque avec les dialogues d'Audiard et les jingles d'Ennio Morricone.  Le travail sur la forme, principalement sur la couleur absolument froide de ces films (jusqu'aux yeux de Delon) leur donne immédiatement une tonalité particulière.

 

Le tragique s'y exprime à travers des personnages marqués par le Dandysme. Mais un dandysme particulier, porté paradoxalement sur l'action, la solidarité, le code de l'honneur, le sens du sacrifice. Tous ces films se terminent par un sacrifice au nom de l'honneur et de la loyauté : c'est le cas dans "Le cercle rouge". Ces valeurs hautes et désuètes sont portées par les gangsters, qui ne sont pas bien différents des policiers (ils font à peu près le même métier, se connaissent, fréquentent les mêmes lieux). Ce sont les policiers, comme André Bourvil dans "Le cercle rouge" ou Paul Meurisse dans "Le deuxième souffle" qui sont contraints, par le système et la loi du résultat, à utiliser des méthodes déloyales, qui ont tendance à les dégoûter eux -mêmes d'ailleurs.

 

Pour ces personnages tragiques, condamnés d'avance mais n'exprimant aucun pathos, il n'y a que la solitude et l'ascétisme possibles. Le personnage incarné par Yves Montand dans "le cercle rouge", celui d'un ancien policier devenu alcoolique, car déprimé par la vie sans intensité de son temps, reprend vie et élégance lorsqu'on lui propose de réaliser une prouesse (tir d'absolue précision) pour un casse de bijouterie. Il n'accepte pas pour l'argent (qu'il refuse d'ailleurs) mais pour se sentir vivant. Jansen, ce personnage incarné par Montand, qui n'a pas un rôle principal, est pourtant une clé de l'oeuvre de Melville.

 

L'esthétique de ces films est une "esthétique de la tragédie" selon une contribution alerte et convaincante de Marguerite Chabrol. Les personnages y apparaissent "comme des morts en sursis", et Melville a su intégrer dans le cinéma le style abstrait, dépouillé, "plus symbolique que vraisemblable" d'une pièce de tragédie classique. Melville est un Sophocle emménageant en studio de cinéma policier.

 

Comme dans "Antigone", ceux qui meurent sont ceux qui refusent toute compromission. Comme dans le drame antique, ils représentent des figures, des idées plus grandes que leur petite personne (d'où l'absence de mise en scène d'une quelconque vie psychologique, et une approche très comportementale du cinéma)  Ils s'avancent vers une issue mortelle, inéluctablement. Et le spectateur le voit arriver comme une logique implacable (dans le "cercle rouge" on voit Bourvil arranger tout son complot).

 

Ce cinéma du tragique, mais aussi cette singulière capacité à se saisir d'un genre populaire - le policier en l'occurence - pour le dynamiter et le transformer en ambition artistique, en investissant la dimension philosophique et aussi esthétique de la violence, ce cinéma là fera école. Au prisme de Melville, on saisit mieux les films de Tarantino, de John Woo, de Johnnie To. Ils conversent avec celui qui incarna le fameux cinéaste mégalo dans une scène marquante d'"A bout de souffle" de Godard, tout en inventant d'autres cinémas. Comme Melville dialogua aussi avec le cinéma américain des années 30-40 et le policier français.

 

Parfois, pas toujours, pas souvent sans doute, l'exigence commerciale, forme de censure parmi d'autres, sert de stimulant, par des voies insoupçonnées, à l'expression du génie de l'artiste. Il n'y a certes de liberté possible que si elle affronte une quelconque opposition à briser ou contourner. Il n'y a de créativité que consciente du passé, forte de ses influences, sachant les célébrer, les citer et les dépasser.

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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