J'ai
été en fait rarement déçu par une lecture d'un roman des éditions de Minuit. Ils ont toujours une intelligence particulière. Ils ne sont en tout cas jamais vulgaires. On y retrouve toujours un
décalage, ou une ironie, un minimalisme réjouissant, un méta discours intéressant, ou bien une littérature sensitive au contraire. Les écrivains de Minuit parlent souvent de littérature tout en
parlant du monde ou de leur nombril, et c'est souvent réussi. Ils s'adressent au lecteur comme tel mais aussi comme à un individu qui a une histoire de lecture lui aussi.
Une fois encore, j'ai trouvé un certain plaisir à la lecture du petit roman américain idéal typique du français Tanguy Viel titré"La disparition de Jim Sullivan".
Chacun de nous est un peu culturellement américain , et cela n'a fait que s'accentuer depuis le plan marshall. Les codes culturels américains nous sont extrêmement connus. Ils sont en partie communs au cinéma et à la littérature d'outre atlantique.
Un brin taquin Tanguy Viel nous confesse s'ennuyer un peu dans le roman français d'aujourd'hui. On aura du mal à ne pas le comprendre un peu, car le souffle universel n'y souffle guère comme dans son passé glorieux.
L'écrivain américain, lui, comme toute l'Amérique, a la prétention de parler au nom de l'universel, s'appuyant sur les épaules de la première puissance du monde dont un des ressorts les plus puissants est justement ce "soft power" qui n'a rien de soft, qui fait que lorsqu'un incident tragique touche trois américains il est plus grave qu'une guerre civile africaine qui massacre des centaines de miliers de gens censés être leurs égaux au regard du droit international. Un politicien tout pressé de profiter de l'émotion devant un acte de terreur n'a t-il pas déclaré : "nous sommes tous des marathoniens de Boston" ? Un ridicule très parlant sur notre pulsation alignée sur celle de l'Amérique, celle du Nord plutôt. Car avant de s'imposer au monde, elle a d'abord subsumé l'identité d'un continent tout entier.
Pour beaucoup d'entre nous - et j'en suis, je l'avoue bien volontiers-nos rêves ont forme américaine. Parce que nous allons y chercher nos codes et nos inspirations. Parce que les plus grandes voix depuis un siècle de création y ont vécu. Parce que l'immensité de ce pays, de ces possibilités, laisse encore cette impression que tout est possible : le pire et le meilleur. L'élection d'Obama et les massacres de lycéens. Le coeur du système et les critiques les plus efficaces du système. La culture pourrie par l'argent et l'argent subverti par la culture, retourné contre lui-même pour produire le meilleur de l'art de notre temps. L'Amérique est verrouillée politiquement, mais elle a des sursauts imprévisibles, elle produit les figures les plus folles.
Tanguy Viel a ainsi l'idée de se mettre en scène en train d'écrire un roman américain, qu'il aimerait signer et nous donner à lire. Il se raconte alors à sa table de travail en train d'utiliser les ingrédients d'un roman américain et produit un idéal type de récit yankee.
Chaque détail nous parle. Et nous aimons ce roman dont le montage se réalise devant nous, même si Viel nous réserve les grands noeuds de l'intrigue et quelques détails sélectionnés. Car un roman américain prend de la place, comme toujours les américains...
Viel dit ainsi sa fascination, et la nôtre, pour les productions américaines qui nous entraînent dans le rêve depuis le grand Hollywood et ne sont pas prêtes de nous lâcher, le monde des séries ayant réactivé le mécanisme magique. Il dit cette emprise, dans une lucidité complète envers les "trucs", les clichés, qu'en réalité nous aimons, comme une odeur familière qui nous attire vers le barbecue. Avec une légère ironie, donc, envers notre naïveté de lecteurs complaisants envers ces "trucs". Mais ça fonctionne. C'est un peu comme dans un sport, on commence toujours avec les mêmes règles, les mêmes techniques, et ça ne donne jamais le même match, ca n'empêche pas de se passionner.
Le romancier déconstruit ludiquement ces mécanismes avec le même plaisir que les frères Cohen ont à les dynamiter et à les subvertir, à l'instar aussi d'un David Lynch dans Twin Peaks. Et au final, ça donne un bon petit roman américain, noir. Un idéal type. Un mélange incertain de Philip Roth, de Denis Lehane, de Donald Westlake ou de qui vous voulez.
La figure de la descente aux enfers, sans morale ni rédemption au final (note française ?), est celle qui sert de base au roman. On y trouve tout ce qu'il faut pour faire une bonne sauce américaine : le prof de fac de lettres en déclin sur un campus secondaire, Detroit en déréliction, la maîtresse étudiante, les motels et les cafeterias, les routes et les vieilles voitures, le lucre, la FBI, le nouveau mexique et le whisky, la conscience des distances et leur franchissement, le sexe appréhendé comme sulfureux, le thème de la trahison, les flash backs, le coup qui foire, l'écho de l'actualité géopolitique dans l'intime...
C'est justement parce que Tanguy Viel, comme prévenu par les théories du Nouveau Roman, savait qu'il ne lui était pas possible de rédiger au premier degré son roman américain, qu'il y parvient. Au premier degré on trouverait ça désuet. L'écrivain français ressemblerait à Guy Marchant dans Casablanca. C'est justement en passant par un léger méta discours (c'est à dire un roman sur le roman) que Viel réussit son tour de passe-passe : nous faire aimer son roman américain. Pari malicieux, pari réussi. Il y parvient par un parti pris grammatical : le passé composé.
Au passage, d'un clin d'oeil, il nous rappelle que ce n'est pas si difficile que cela de concevoir un roman. En particulier un roman américain à portée universelle. Enfin quand on a l'instinct de cette simplicité là. Le talent.