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3 mars 2012 6 03 /03 /mars /2012 09:27

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Comme beaucoup, je suis fréquemment dubitatif devant les oeuvres d'art dites contemporaines.  

 

Force est de m'avouer qu'à de rares exceptions (Francis Bacon par exemple, et ce n'est pas un hasard s'il s'agit d'une oeuvre figurative), la plupart des artistes qui me touchent, me transportent, viennent d'un passé remontant au moins à l'avant deuxième guerre mondiale. La création contemporaine, au mieux, m'intéresse par ses aspects sociologiques ou politiques, suscite mon sourire, ou me procure un plaisir modeste lié à l'attrait de la nouveauté. Mais elle ne me plonge pas dans la contemplation. Je ne parviens pas souvent, à vrai dire, à entretenir un rapport esthétique intense avec l'art contemporain. Et je ne suis pas le seul.

 

Je me suis souvent demandé pourquoi. Et c'est un des fils directeurs de mes lectures au long terme. Depuis la découverte de la philosophie : par exemple celle de Kant ( ce qui est beau l'est universellement sans concept), en passant par Lautréamont ou bien par un vif intérêt pour les surréalistes (la beauté sera convulsive ou ne sera pas).

 

Ce blog lui-même en porte les traces, à travers les lectures de Jean Clair ( L'art, c'était vraiment "mieux avant" ?) ou de Walter Benjamin ( Et l'art ne fut plus jamais le même... (Walter Benjamin)      ). Je me souviens aussi d'avoir lu "La crise de l'art contemporain" d'Yves Michaud il y a quelques années, ou l'indigeste"Homo estheticus" de Luc Ferry... Plus récemment les Histoires de la beauté et de la la laideur d'Umberto Eco, ou certains pamphlets de Régis Debray contre la création contemporaine ("Sur le pont d'Avignon" par exemple). Dans ce cheminement intellectuel, il y eut aussi un marqueur comme l'essentiel mais contestable "La défaite de la pensée" d'Alain Finkielkraut.

 

Je continue, donc, à chercher des réponses...

 

Pour ceux qui s'interrogeraient aussi sur leur relative frigidité émotionnelle devant une cercle de cailloux ou un "ready made de ready made", il y a un intérêt certain à lire deux essais antagonistes que je viens de lire :

 

- "L'art contemporain, histoire et géographie" de Catherine Millet (Directrice d'Art Press, et romancière fameuse depuis "La vie sexuelle de Catherine M"... Un récit d'autofiction qui ferait rougir une tribu de bonobos, mais qui m'a paru excellent. Tout comme son dernier récit sur la jalousie, "Jour de souffrance", chaste mais tout aussi impudique  ) .

Dans cet essai au titre sobre paru en 2006, elle essaie de cerner ce qu'est l'art contemporain, sans en réaliser l'apologie (Mme Millet est trop élégante pour cela) et même en pointant les limites des tentatives de ces dernières décennies.

 

- "Misère de l'art, essai sur le dernier demi siècle de création" de Jean-Philippe Domecq, livre à charge furieuse contre l'art contemporain, rebaptisé le "récent' art". Il s'agit ici d'un pamphlet argumenté et violent (qui n'épargne pas Catherine Millet d'ailleurs, considérée comme la grande prêtresse de l'art contemporain). Outrancier (comparer les artistes contemporains à des Khmers rouges, tout de même...), parfois brouillon ou tout au moins baroque, cet essai a le mérite de synthétiser les arguments critiques les plus acérés. Et d'aller au delà de la critique de facture littéraire et nostagique d'un Jean Clair, pour aborder plus précisément les oeuvres.

  

Catherine Millet commence son propos en rappelant que l'art contemporain a aujourd'hui rencontré le public, comme en témoigne les fréquentations massives de manifestations comme la FIAC.

  

Mais de quoi s'agit-il ? Pour la première fois peut-être, l'art d'une époque se traduit par un écléctisme total. Pendant un temps, les anciennes techniques avaient été délaissées. Mais aujourd'hui, "tout s'additionne". La crise du futur aboutit à une revisitation permanente de tous les styles et de tous les époques. C'est pourquoi aucun "isme" n'est de rigueur pour qualifier l'art de notre temps. La notion d'art contemporain l'emporte.

  

Les conservateurs de musée ont inventé ce concept d'art contemporain, pour qualifier ces oeuvres les poussant à travailler autrement. Reste un débat historique sur le moment de cette apparition, sur la césure entre le moderne et le contemporain. Pour Catherine Millet, ce sont les années 60 qui sont décisives, à travers l'apparition du pop art, du minimalisme, de l'art cinétique, d'un mouvement comme "support surface", de l'art conceptuel... Ce nouvel élan naît de la volonté de reprendre le mouvement interrompu des avants-gardes du début du siècle. Le projet moderne, englouti par les totalitarismes, se résume à une idée déjà  contenue par l'impressionnisme : la vérité est individuelle.  C'est cette idée qui va tout féconder.

 

Puisqu'il n'y a pas de vérité objective, alors pourquoi ne pas retourner la fonction de l'art ? Celui-ci se met alors à vouloir esthétiser la vie, à fusionner avec elle, et à démontrer que la beauté est dans le réel et non dans sa représentation. L'attitude extrême, c'est le body art. L'art devient oeuvre individuelle avant tout, comme dans l'action painting qui vise à transformer sa propre personnalité en réalisant une oeuvre. Ainsi, nombre d'oeuvres se concrétisent en véritables mythologies individuelles, où l'on ne présente plus que des signes sans signification autre que la référence à l'individu créateur (les oeuvres en série). 

 

Reconnaissons que le projet d'esthétisation du réel, qui revient à transformer le monde, a donné des oeuvres porteuses, comme les emballages de Christo, démontrant que l'art peut subvertir l'activité sociale.

 

Logiquement, cet individualisme exacerbé, en se combinant avec l'idée d'une vérité absolument relative, aboutit à la conviction suivante : chacun est artiste. L'artiste n'est plus un être exceptionnel. L'artiste devient d'ailleurs un modèle pour la vie économique, comme l'a démontré le livre majeur de Boltanski et Chiapello : "Le nouvel esprit du capitalisme". Le milieu de l'art s'atomise en monades individuelles qui fonctionnent en réseaux et se regroupent à travers un quadrillage de biennalles et de foires.

  

L'autre conséquence de cette nouvelle conception de la vérité, c'est le rôle premier censé être donné au public. Celui-ci décide ce qui est de l'art. On ne lui impose plus rien d'autorité. Il est appelé à participer de plus en plus à l'oeuvre.

  

Evidemment, dans ce dispositif, c'est surtout le musée, le lieu d'exposition, qui délimite ce qui constitue de l'art. Les musées deviennent eux-mêmes des oeuvres d'art, ils constituent la forme qui accueille un art de plus en plus informel. Ils conditionnent de plus en plus les oeuvres, comme celle d'un Daniel Buren, réalisées "in situ".

  

Au coeur de l'art contemporain, il y a donc le geste de Marcel Duchamp, le "ready made" (le fameux urinoir exposé), signifiant que l'oeuvre vaut par le regard, par la désignation, par la destination. Le ready made est une création de génie, qui ouvre une réflexion vertigineuse sur l'art... Mais l'art n'en est pas sorti. Puisque représenter est vain, alors reste à réfléchir sur l'art. Catherine Millet définit ainsi l'art contemporain comme un "art essentiellement spéculatif".

  

Enfin, un problème épineux de l'art contemporain est le suivant : quelle est l'intégrité de l'oeuvre ? Remplacer une télévision dans une installation, par un objet d'une autre marque, est-ce dénaturer l'oeuvre ?  Cette question reste en suspens.

  

Aux antipodes de l'essai de Catherine Millet, qui essaie d'exposer la richesse de l'art contemporain et le foisonnement des questions qu'il soulève, nous trouvons l'argumentation de Jean-Philippe Domecq.

  

"Misère de l'art" est un essai parfois agaçant, par ses généralisations hâtives, ses jugements excessifs et dramatisés, ses aspects répétitifs aussi. Un style parfois un peu incohérent, mélangeant les embardées dans le langage philosophique et les clichés journalistiques (un peu comme dans "Marianne", un magazine énervant de ce point de vue). Il n'empêche que Jean-Philippe Domecq réunit ici les griefs les plus convaincants à l'encontre de ce morceau d'histoire de l'art. Essayons de les saisir en écartant les scories de cette écriture :

 

pour Domecq, l'art contemporain est un néo conservatisme étouffant : " l' académisme du passé fit place à l'académisme du futur". L'art est aujourd'hui jugé à la seule aune de la nouveauté et de la rupture avec l'ancien. Le débat sur la qualité des oeuvres est fermé, et c'est bien cela qu'il convient de restaurer.

 

L'art contemporain postule en effet que cette notion de qualité de l'oeuvre est périmée. Seule compte la démarche de l'artiste. L'oeuvre n'en est qu'une trace.

Le travail de l'artiste sur l'oeuvre est donc réduit au minimum. Ce qui compte c'est l'intention de l'artiste, c'est là que doit porter l'attention selon les défenseurs de l'art contemporain.

Mais toute démarche est-elle intéressante en elle-même ? Poser la question c'est y répondre...

 

Cet art de l'intention écarte toute contemplation. On y voit l'idée et puis c'est tout. L'intention se concrétise dans des séries, des mythologies personnelles, des répétitions. Ainsi par exemple l'oeuvre de Jean-Pierre Raynaud qui consista à accumuler des morceaux de carrelage dans des pots... Jean-Pierre Raynaud (j'ai assisté à une de ces conférences en 1994, dont je suis sorti très sceptique) ne prétend à rien, sinon d'être un artiste. Mais je partage l'interrogation de Domecq : qu'a t-il à nous dire, en dehors du fait qu'il est le premier à pratiquer cette activité ?

 

L'oeuvre n'est qu'un fléchage vers l'auteur. Et on se demande effectivement si l'art conçu ainsi n'est pas simple symptôme du narcissisme échevelé de notre temps. L'oeuvre singulière n'a plus de sens pour le spectateur, si elle n'est pas reliée à la démarche globale de l'artiste : d'où l'importance gigantesque du commentaire, du discours, de la biographie de l'artiste : le discours remplace l'oeuvre. L'art minimaliste en est un exemple probant. Quand Tony Smith propose une boîte noire, il est évident que seul le discours peut l'ériger en oeuvre d'art.

 

Aimanté par le ready made de Duchamp, l'art contemporain s'est réduit à un Art sur l'Art. Un art auto référencé, qui ne parle plus que de l'art.  Appauvrissement certain, alors que l'art peut s'emparer de l'univers tout entier, et du monde humain. Certes, l'art a toujours parlé de l'art : il en a été ainsi pour Velasquez (les Ménines) et l'histoire de l'autoportrait est une réflexion de l'art sur l'art. Mais cette réflexion n'était pas isolée d'un regard sur le monde.

 

Que peut-on espérer de l'art alors ?

Domecq va chercher une définition donnée par Bergson, qui est toujours valable : l'art est une extension des facultés de percevoir et de concevoir.

 

Les artistes ont la possibilité de rendre visible, perceptible. Mais ceci suppose un art tourné vers autrui, qui ne soit pas enfermé dans l'autoréférence et la mythologie personnelle sans signification pour le spectateur.

 

Domecq prend l'exemple du cinéma, obligé de chercher son public pour exister. Et il est clair que le cinéma offre les images les plus marquantes de notre temps.

 

Pour ma part, je ne peux que souhaiter de rencontrer des oeuvres contemporaines conformes aux attentes de Jean-Philippe Domecq. Des oeuvres qui cherchent à m'atteindre, au sujet de ce qui nous est commun. Des oeuvres qui élargissent mes perspectives, à travers la contemplation et l'impact sensible sur la pensée. Tel est le prix de la beauté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

C
C'est tellement ce que je ressens..! je voudrais etre nee 300 ans plus tot ou plus tard, merci d'avoir ce courage et ce talent.
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J
Le courage et le talent de qui ? Moi je ne parle que de livres que je lis, hein. Je n'ai pas grand talent sinon celui de lire et de partager. Pourquoi cette histoire de trois cents ans ?
C
Blog(fermaton.over-blog.com),No-30. - THÉORÈME DE LA MODERNITÉ. - L'auto-référence et vérité
Répondre
J
toutes les époques ont eu cette impression non, depuis l'apparition de la modernité ?
C
Parce que je sens que l'art actuel traverse une veritable impasse, personellement, en tant qu'artiste peintre je prefererais etre nee dans une autre epoque (pardon le l'absence d'accents) Christiana Visentin

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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