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3 mars 2014 1 03 /03 /mars /2014 17:50

65575_493957850661055_1373666212_n.jpg Après avoir lu les succulents cours de Pierre Bourdieu sur Manet, j'ai eu envie d'explorer un peu plus la pensée matérialiste de l'art dans ses versions récentes. Bourdieu tient à se séparer explicitement du marxisme, ce qui me parait en partie une coquetterie (les marxistes ne se séparent pas de Bourdieu pour leur part). Car au fond, le sociologue béarnais en revient toujours à la question des classes en lutte. Il ne peut pas vraiment s'en empêcher même s'il fait tout pour proclamer le contraire (notamment en utilisant la notion de "champ", qui n'est en définitive que l'idée de l'autonomie de tout système, ce que n'importe quel marxiste est capable d'accepter, à commencer par Marx).

 

Je suis tombé sur l'excellent (mais ardu) essai d'une philosophe française, Isabelle Garo : "L'Or des images, Art-Monnaie-Capital", qui annonce clairement la couleur : il s'agit de "proposer une approche marxiste de l'activité artistique". A travers le rapport que les oeuvres d'art ont entretenu avec leur propre place dans le mode de production, et à travers la représentation de l'argent qu'elles proposent. Isabelle Garo analyse ainsi un certain nombre d'oeuvres d'un lointain passé ou contemporaines, tout en revenant sans cesse à l'oeuvre de Marx dont elle propose une lecture tournée vers la compréhension du travail de l'artiste et de sa portée pour comprendre le monde et le bouleverser.

 

Isabelle Garo ne cesse d'insister sur une même contradiction : l'art est à la fois intégré dans le capitalisme et en conflit permanent avec lui. C'est la clé de son interprétation.

 

Marx n'a pas proposé de quelconque théorie esthétique, de théorie "du Beau" comme a pu le faire Kant. Toute sa pensée est marquée par le refus de distinguer des philosophies séparées. Il n'a jamais non plus rabaissé l'art à un simple reflet de la base économique, ce qui est le propre du marxisme dévoyé, de type jdanovien. Marx aborde l'art en tant qu'il est une activité sociale, un travail, et à travers la notion d'aliénation auquel l'art est rétif par nature.

 

L'art est dans la pensée de Marx la possibilité rare d'une activité libre dans un monde du travail privé de liberté. Le talent n'est pas issu d'un "génie pur" mais toujours rattaché à des conditions sociales de réalisation, s'il n'en est pas l'expression mécanique.

 

L'artiste peut donc nous donner à entrevoir l'individu complet, le travailleur libéré. Il préfigure l'avenir. Il est à la fois déterminé par le réel et figure d'anticipation. L'art n'est pas un reflet neutre, il crée lui même son Sujet en créant des objets. A cet égard il a le même statut que les idées dans la philosophie marxiste. L'artiste s'oppose à son annexion par le monde de la marchandise, il ne se s'évalue pas à l'aune de la valeur travail (le temps de travail) et à cet égard il crée une contradiction féconde, révolutionnaire, dont peuvent s'emparer tous les travailleurs.

 

La définition du rôle de l'artiste ressemble diablement à celle du communisme qui vise au "libre développement de chacun qui conditionne le libre développement de tous".

 

C'est pourquoi il ne peut pas exister d'esthétique marxiste. Il ne peut pas y avoir de consigne marxiste pour les artistes. La seule exigence de l'art c'est de ne pas être asservi. Le marxisme en appelle à un matérialisme de la jouissance du monde à travers un travail libéré. Ceux qui se prétendirent "ingénieurs de l'âme" au nom du marxisme ont eu tout faux...

 

 

Isabelle Garo opère un long détour par l'Histoire de l'art qui s'est confronté à l'argent. L'or et l'argent ont des qualités esthétiques, d'où leur usage somptuaire. Ils ont servi de "signes miroitants de la valeur" et acquis vite une mission représentative de la valeur, comme on le voit avec les masques royaux mycéniens. "Le chatoiement de l'or" a servi à relier le visible à l'invisible. Avec les icones byzantines l'or est intégré dans l'oeuvre et manifeste la puissance de la divinité et de l'institution religieuse. L'or manifeste une esthétique de la richesse, magnifiant les puissances terrestres, il assimile le divin à la lumière.

 

Mais à cette époque, l'art ne parvient pas à se constituer en représentation séparée. Ce n'est que plus tard, surtout à la renaissance, que l'art représentera l'or, que le pigment doré remplacera l'or réel sur le tableau. Le peintre, individu, s'affirmera donc, en face du banquier, personnage devenu majeur, qu'il représentera en train de manier la monnaie. Ce sont ces fameuses scènes de l'art flamand, après les premières représentations de l'avarice.

 

On voit donc comment l'art dépend de la dynamique des modes de production mais devient capable de réfléchir à sa propre place. L'art renaissant a partie liée avec la croissance du modèle marchand puis l'apparition du capitalisme, qui change le statut de l'homme et de l'artiste. L'art se met à représenter des scènes privées, le monde social et non plus l'au-delà, à répondre à la commande de portraits de la part de nouvelles élites. La perspective est une fenêtre sur le réel, qui manifeste que l'homme s'empare du monde. Le monde social devient l'objet de l'artiste, et il est partie prenante de ce monde social : les oeuvres vont se préoccuper de cette dialectique. Les scènes décrivent les marchands tels des alchimistes, qui comptent la monnaie, manifestant déjà une idéologie fétiche de l'argent. Tout se passe ici dans l'appartement du marchand, sans référence à ce qui fonde la valeur : le travail, la prédation esclavagiste en particulier. L'artiste dépeint ce monde et il en dépend, les tableaux sont eux-mêmes réserve de valeur.

 

Tout au long de l'histoire du capitalisme, l'art ne cessera de s'intégrer à ce système et à y échapper. Il y échappe car il ne peut pas être l'objet de gains de productivité, ce n'est pas une marchandise comme une autre.  L'évaluation de sa valeur reste extrêmement problématique. Si l'art se voit soumis au marché, à un marché spécifique même, celui des oeuvres d'art, il est toujours en partie irréductible. La volonté de le soumettre s'attire en retour, chez les artistes, un dégoût de la bourgeoisie qu'on voit s'accentuer au 19eme siècle, lorsque le capitalisme s'affirme et détruit les restes de l'ancienne société.

 

Les artistes ont donc cherché à s'accorder avec les forces anticapitalistes. Aujourd'hui cet art militant est en difficulté, car la défaite (temporaire ?) de ces forces le prive de point d'appui. Mais l'art reste toujours dans ce rapport contradictoire, en tant qu'activité impossible à coloniser jusqu'au bout, avec le capital.

 

Point n'est donc besoin pour l'art d'user d'un discours didactique contre le capital, qui ne touche pas l'essentiel (comme le fait un Ken Loach parfois de manière un peu trop soulignée, c'est moi qui le dit pas l'auteur). L'essentiel pour l'art est de réfléchir à sa place, avec son public, pour déjà remettre en cause la notion d'aliénation capitaliste. Theodor Adorno a une phrase superbement synthétique pour exprimer cela :

 

 

" Est social en art son mouvement immanent contre la société, non sa prise de position manifeste".

 

 

L'oeuvre d'art est donc révolutionnaire en ce qu'elle résiste à la standardisation, qu'elle impose d'autres formes, qu'elle est capable d'un regard critique sur ses conditions de réalisation et sur sa réception. Ce rôle critique est capable, compte tenu des contradictions entre la nature de l'art et le capitalisme, de s'infiltrer dans les domaines censés être les plus domestiqués. C'est ainsi que des séries subversives, sans concession, comme The Wire ont été largement vues par les spectateurs américains.

 

 

L'usage de la liberté par le capital est à double détente. Les oeuvres les plus provocatices sont parfois les plus côtées sur le marché, c'est de cela qu'il faut partir, et non se réfugier dans une marginalité drapée de rouge. Le marché  ne peut pas digérer complètement l'art. Il se heurte à un malaise : les oeuvres d'art ne sont pas comparables, elles n'ont pas d'équivalent, elles ne sont pas mesurables en temps de travail, et donc difficilement standardisables. Il s'agit d'actifs non substituables et très peu "liquides". Le marché de l'art est d'une très grande incertitude.

 

 

Les artistes, s'ils ont une conscience révolutionnaire, doivent s'efforcer d'attiser ces contradictions et de favoriser les regards hétérodoxes du public dont ils sont des formateurs. L'endoctrinement capitaliste est puissant, mais il se heurte toujours à un élément : l'expérience vécue par les travailleurs. C'est dans cet espace que l'art de transformation sociale travaille, comme on le voit par exemple largement dans le domaine du cinéma documentaire, Isabelle Garo analysant des exemples.

 

Isabelle Garo ne partage cependant pas l'optimisme des tenants de gauche du capitalisme cognitif (Toni Negri est le plus connu) pour qui la fin du taylorisme crée les fossoyeurs du capitalisme en donnant place à des travailleurs créatifs, autonomes, qui finiront pas balancer le système aliénant. Le capitalisme en effet a montré qu'il pouvait utiliser ces notions positives pour imposer de nouvelles oppressions (la précarité, la sous-traitance, l'atomisation, la concurrence entre les travailleurs à outrance...). Ce que Chiapello et Boltanski (non cités par Garo) appellent le "capitalisme artiste" ne nous promet pas forcément des lendemains qui chantent même si là aussi il y a des contradictions à relever.

 

L'artiste est un travailleur en résistance, potentiellement en tout cas. Il incarne la capacité de résistance plus générale de la force de travail, qui ne peut pas être produite (c'est rageant pour le capital, il y a toujours besoin de travail quand même, et on ne peut pas artificiellement en créer, qui serait totalement flexible). L'art est indiscutablement une richesse sociale, inestimable. Cette notion est contraire à l'esprit du capitalisme, et en cela l'art est un allié du dépassement possible du capitalisme en crise.

 

Isabelle Garo nous fournit ainsi, à travers sa lecture originale de Marx et d'un certain pan de l'Histoire de l'art, un apport complémentaire à ce que Gramsci nous a dit au sujet de la bataille pour l'hégémonie cuturelle. Cela invite la gauche encore soucieuse de changer le monde à s'intéresser sérieusement à la culture, qui n'est pas un supplément d'âme, mais peut-être le premier chemin à prendre pour enrayer la reproduction d'un modèle qui ne nous mène manifestement pas au bonheur ni à la survie de l'espèce.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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